vendredi 20 mai 2016

Critique 894 : L'ETRANGE VIE DE NOBODY OWENS, de Neil Gaiman


L'ETRANGE VIE DE NOBODY OWENS est un roman écrit par Neil Gaiman, avec des illustrations de Dave McKean, traduit en français par Valérie Le Plouhinec, publié en 2009 par Albin Michel.
 Ci-dessus : une des illustrations de l'histoire par 
Dave McKean (photo ci-dessous).

Nobody Owens est le seul rescapé du meurtre de sa famille. Ses parents et sa soeur ont été assassinés par un mystérieux individu, le Jack, quand il n'avait que deux ans. Il a survécu en se réfugiant dans le cimetière voisin où il est receuilli et adopté par le couple Owens, des fantômes qui convainquent les autres résidents de l'intégrer dans leur communauté.
Le garçon grandit sous la tutelle de Silas, qui n'est, lui, ni vivant ni mort. Mais progressivement, Bod est curieux du monde extérieur : il devient l'ami d'une fillette, Scarlett Perkins, et s'interroge sur ses origines.
Au fil de rencontres insolites dans le cimetière et ses environs, il apprend le drame qui l'a séparé de sa famille biologique et se prépare à défier et affronter le Jack, toujours déterminé à l'éliminer.
Mais pourquoi ce tueur en a-t-il toujours après lui, après toutes ces années ? La réponse se trouve dans une très ancienne prophétie dont Nobody serait l'incarnation et Silas un des acteurs...
Neil Gaiman
  
L’Étrange vie de Nobody Owens est un conte fantastique et un récit initiatique, que l'on doit à une des plumes les plus fameuses des comics américains : Neil Gaiman, le scénariste-culte de Sandman (mais aussi d'épisodes mémorables de Swamp Thing ou de la relance - éphémère hélas ! - des Eternals de Jack Kirby). Dès les premières pages, par son thème même, on reconnaît tout de suite la marque de fabrique de cet auteur passionné par les mythes et légendes dont l'existence tient au fait qu'on continue à y croire (sans quoi ils disparaissent).

L'introduction du roman est accrocheuse, inquiétante et étonnante à la fois : un homme, couteau en main, tue une famille au coeur de la nuit mais laisse filer un bébé qui trouve refuge dans un cimetière voisin. Celui-ci sera adopté et protégé par les habitants de l'endroit, une communauté de fantômes, parfois venus de la nuit des temps.

Parce qu'"il ne ressemble à personne", le bambin est prénommé Nobody (Personne) et devient le fils adoptif des Owens : à son origine déjà extraordinaire s'ajoute donc une singularité identitaire qui préfigure une destinée peu commune. Gaiman réussit pourtant à intégrer et à faire accepter ces éléments par une narration rapide et fluide.

La suite du livre est inégale mais souvent remarquable : le récit est ponctué par les rencontres que fait Nobody, aussi appelé par son diminutif Bod, avec d'autres occupants du cimetière, des créatures bizarres, effrayantes, comiques aussi, qui incarnent chacune à leur tour des étapes dans son apprentissage de la vie et sa connaissance des émotions. Curieusement, on arrive à admettre la "normalité" de cette existence dans la mesure où elle est semblable à l'expérience de chaque enfant : seule la nature des protagonistes rappelle l'improbabilité d'une telle vie.

L'amitié de Bod avec Scarlett Perkins va devenir un événement pivotal de l'histoire : avec elle, le garçon (la fillette aussi) comprend qu'être à deux est utile pour affronter les dangers mais surtout permet d'envisager la possibilité d'une vie à l'extérieur du cocon du cimetière.

Après le départ de Scarlett (qui suit ses parents en Ecosse), la relation de Nobody avec Silas (être hybride, ni mort ni vivant) puis Miss Lupescu (une lycanthrope) établissent l'éducation du garçon : Gaiman la décrit avec humour, soulignant à quel point, même dans sa situation et ce cadre, son héros est soumis aux mêmes devoirs que ses semblables du même âge. Il y a une pointe de cruauté quand même lorsque Silas s'absente, pour une mystérieuse mission, et que Bod doit composer avec cet abandon, d'autant que peu après il rencontre les terrifiantes goules - une autre épreuve importante car elle le rapprochera de son enseignante et lui apprendra que même si les adultes peuvent être désagréables, ils veillent sur lui. 

Sa mésaventure en rapport avec le triste sort de Liza Hempstock, l'événement de la "danse macabre", lui révéleront encore qu'il n'est pas prêt à affronter le monde extérieur ni qu'il fait vraiment partie de la communauté des morts. Nobody sait alors qu'il lui faudra certes un jour quitter le cimetière mais en étant formé pour cela.

Lorsqu'il entre dans une école normale, la découverte du racket de certains  élèves lui inculque le sens de la justice en même temps que faire le bien n'a rien de simple. Cette péripétie remet le personnage de Silas au coeur de l'initiation de Nobody, symbolisant plus que Mr Owens, la figure paternelle, le guide moral, celui qui sait le secret le liant au Jack. Mais Silas est un maître subtil : il n'influence jamais directement son protégé, il le laisse commettre des erreurs et en tirer les leçons seul. De même, il est encore absent quand Bod et le Jack vont se retrouver, alors même qu'il avait pressenti leur affrontement. C'est Scarlett, de retour en ville, qui combattra le tueur avec le garçon.

Jouant aussi sur les chiffres (treize ans s'écoulent entre le début et la fin de l'histoire), Neil Gaiman développe son histoire avec à la fois de la malice et de la poésie, prenant le contre-pied de certains codes (le cimetière est un lieu plus vivant et joyeux que le reste du monde), à l'image de son héros. Il faut un grand talent de narrateur pour composer un récit à la fois si profond et entraînant, une grande maîtrise de l'écriture pour parler avec simplicité et complexité d'un tel univers : en cela, l'auteur est lui le digne héritier de Rudyard Kipling qu'il cite comme sa référence dans les remerciements à la fin du livre.

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