vendredi 28 janvier 2022

THE HUMAN TARGET #4, de Tom King et Greg Smallwood


The Human Target #4 confirme encore une fois le brio de cette mini-série écrite par Tom King et dessinée par Greg Smallwood. Chaque épisode est aussi bon que le précédent, et le niveau est très élevé. A ce stade, c'est quasiment une démonstration et il devient difficile pour les comics qui sortent la même semaine de faire le poids. Surtout que tout cela est fait avec subtilité.


Pour le quatrième jour de son enquête, Christopher Chance rencontre, en compagnie de Ice, Ted Kord alias Blue Beetle. Affairiste fortuné, il gravite dans les mêmes sphères que Lex Luthor et dispose donc de moyens pour l'éliminer. Mais, comme il le jure, un héros ne ferait pas ça.
 

La journée va prendre un tour inattendu pour Chance car Blue Beetle est appelé sur plusieurs sites pour règler des situations épineuses : braquage avec prise d'otage, aliens pris à parti par des civils, etc. A chaque fois, avec Ice, la situation est rapidement résolue. Mais quelque chose dérange Chance...


Entre chaque déplacement, Blue Beetle ne cesse de fournir des arguments pour se disculper et Ice suffirait à solutionner chaque problème. Le soir venu, Ted Kord dépose ses deux invités dans un de ses hôtels. Chance lui offre un verre et le soûle, auditionnant une confidence troublante.


Celle-ci lui suffit pour en rester là avec Kord et l'orienter vers un prochain suspect. En attendant le lendeman, Chance monte dans sa chambre. Ice l'y attend...

The Human Target est une vraie leçon de storytelling qui nous instruit à la fois sur l'intrigue qu'a imaginée Tom King et sur ce qui fait défaut à tant d'autres comics actuels quand on les compare à cette mini-série.

Car le format est important. Concevoir une mini-série, c'est dès le départ construire une histoire avec un début, un milieu et une fin. Cela s'applique particulièrement dans le cas de The Human Target dont la structure reprend celle d'un compte à rebours : ce quatrième épisode renvoie au fait qu'il reste huit jours à vivre pour le héros, son temps est compté et le lecteur s'interroge pour savoir si ce sera suffisant pour identifier celui/celle qui en voulant empoisonner Lex Luthor a condamné Christopher Chance.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que l'aventure a son terme programmé dès le début. Cela donne un propos, un but, un objectf au récit. En douze épisodes, Chance (le mal-nommé) doit savoir qui l'a tué involontairement. Or, combien de séries peut-on lire où le propos n'est pas clair et se dissimule derrière le prétexte que parce qu'elle est illimitée, la série peut retarder son échéance ? 

Pourtant, même les séries illimitées doivent avoir un but, qu'il s'agisse du terme d'un arc narratif, d'une idée générale (un thème par exemple qui lui sert de justification), ou une esthétique (est-ce un livre qui a vocation à être sérieux ? Ou à être drôle ?). Posez-vous toujours cette question quand vous lisez un livre, quel qu'il soit (roman, BD...), de connaître son enjeu ? Si vous ne le décelez pas, c'est que, quelque part, au début ou en cours de route, l'auteur n'a pas bien fait son travail et ne fait que rallonger la sauce en différant la formulation de l'idée qui sous-tend son projet.

Tom King, qui est passé maître dans l'art de la mini-série, un format qui lui plaît et qui convient mieux aux histoires qu'il veut raconter, et qui impose à l'auteur qui l'adopte une rigueur narrative (en vertu du fait qu'il lui faut donc un début, un milieu, une fin), a conçu The Human Target comme une sorte de culmination dans cet exercice. Puisque son héros est condamné à mourir mais aussi à réussir à trouver son assassin, le scénariste est lui aussi en somme condamné à réussir son histoire, sans quoi son échec sera flagrant.

L'épisode de ce mois fonctionne lui aussi selon le principe du terme. Christopher Chance est obligé pendant une journée de suivre Blue Beetle (et Ice) sur différents théâtres d'opérations. Il se tient en retrait, à la fois pour ne pas les embarrasser car leur tandem fonctionne à merveille, grâce à des années de pratique commune, mais aussi pour les observer. Tom King sait que les fans de Justice League International ont retenu de ses membres une manière de faire comique car J.M. DeMatteis, Keith Giffen et Kevin Maguire, leurs auteurs originels, écrivaient et dessinaient la série comme une comédie d'action.

De fait on retient, encore aujourd'hui, des héros de la JLI leur caractère comique, quasi-parodique, de super-héros maladroits et complices. Mais du couo est-il encore possible de croire que ces personnages soient autre chose que des guignols ? Peut-on encore les écrire différemment ? Blue Beetle est un personnage intéressant à cet égard car il a été créé par un auteur que King admire (et qu'il a abondamment cité dans Rorschach) mais qui n'avait vraiment rien d'un type drôle, Steve Ditko. Et quand Blue Beetle était un héros de Charlton Comics puis figurait dans Crisis on Infinite Earths (donc avant la formation de la JLI), ce n'était pas un rigolo non plus : c'était un archétype du "science hero", un génie fortuné qui se battait avec divers gadgets et ses poings dans un registre street-level hero.

Ce n'est qu'en l'associant à des personnages comme Booster Gold ou Guy Gardner que Blue Beetle est devenu un héros plus léger - ce qui a rendu son assassinat par Maxwell Lord poignant et cruel (juste avant Infinite Crisis). King se prête donc à un exercice périlleux qui veut ménager la chèvre et le chou, refaire de Blue Beetle un héros crédible sans lui ôter sa fantaisie. C'est précisèment là que l'épisode bascule vers quelque chose qui nous parle de la manière même d'écrire des comics adultes sans sombrer forcément dans quelque chose de sombre et de grave.

Examinez la (superbe) couverture de ce numéro, qui témoigne encore une fois du prodigieux talent de Greg Smallwood. On y voit Christophe Chance, sa flasque à la main, tournant le dos à Blue Beetle en train de maîtriser difficilement plusieurs assaillants, sous une pluie d'onomatopées aux couleurs vives. Les expressions des deux hommes les placent dans leurs registres respectifs : Chance à cet air distancié du détective qui regarde un drôle de gugusse en costume moulant et coloré en train de se bagarrer, tandiq eu Blue Beetle est dans l'effort comme en témoigne sa grimace.

Lorsque nous assistons à la première intervention de Blue Beetle et Ice contre des braqueurs de banque/preneurs d'otages, King et Smallwood font le choix, audacieux, de ne pas montrer la bagarre qui oppose les héros aux malfrats. Le cadre reste fixé sur Chance qui avale une rasade de l'alcool contenu dans sa flasque, l'air détaché, et entouré, comme sur la couverture d'onomatopées énormes et criardes provenant hors-champ. Qu'est-ce que nous dit cette scène et la manière dont elle est découpée ?

Si Smallwood avait dessiné l'action, nous aurions eu page tout ce qu'il y de classique, de vu et revu, avec Blue Beetle et Ice faisant démonstrationde leurs pouvoirs et de leurs armes pour corriger des malfrats et libérer des otages. Mais en déplaçant le point de vue de la scène pour ne montrer que Chance et illustrer les bruits de la bagarre au moyen d'onomatopées, ce qu'on voit, c'est un homme adulte en train d'assister à un spectacle incongru (deux super-héros costumés contre des bandits, un combat déséquilibré et dont on connaît tous l'issue à l'avance car il s'inscrit dans les conventions d'un genre familier). 

En fait, Chance, à ce moment-là, quelque part, c'est nous : nous n'avons pas/plus besoin de voir la bagarre car nous en avons vues des dizaines (des centaines même), encore moins ses protagonistes (là aussi des super-héros, nous en avons vus des quantités, et des méchants, idem). Les onomatopées nous suffisent pour imaginer et en même temps pour résumer ce qu'il peut y avoir d'absurde, de grotesque dans ce spectacle - d'ailleurs les onomatopées sont une écriture absurde et grotesque par définition, figurant des bruits intraduisibles en mots, et le fait qu'elles soient écrites avec des couleurs vives renforcent leur aspect irréel.

A ce moment précis, on a le sentiment que Chance comme nous se demande ce qu'il fait là, s'il n'est pas trop vieux pour ces bétises (pour paraphraser une célèbre réplique de L'Arme Fatale), un peu blasé, un peu ahuri. Et cela trahit quelque chose de plus profond chez le personnage et dans cette histoire.

Smallwood découpe les scène de cet épisode soit en "gaufrier" (quand Blue Beetle, principalement, a la parole, et il parle beaucoup), soit en vignettes plus grandes, parfois de la largeur de la bande, et même à trois reprises occupant toute la surface de la page. 

C'est une façon de faire classique, les scènes d'action profitant de l'espace, tandis que les dialogues/monologues s'accommodant de grilles de cases plus serrées. Mais au-delà de ça, cela permet à l'artiste, suivant le script, de souligner deux sentiments croissants chez le héros. Dans le cas des dialogues/monologues, on observe que Chance ne pose qu'une question directe, à Ted Kord (est-ce qu'il a voulu assassiner Lex Luthor ?) et celui-ci passse littéralement toute la journée à argumenter à ce sujet, expliquant pourquoi il aurait pu le faire et pourquoi il ne l'a pas fait. Cette logorrhée est épuisante mais à dessein, elle a visiblement pour but de noyer le poisson, de répondre sans vraiment répondre à la question. In fine, malicieusement, Chance finit par soûler Kord au moins autant pour le faire taire que pour qu'il dise quelque chose sans tourner autour du pot : il ne sera pas déçu car il recueillera alors une confidence vertigineuse sur un futur suspect (et un sacré client en perspective puisqu'il s'agit de J'onn J'onzz, le Limier Martien).

Et puis il y a les plans plus larges, les bandes, voire les splash-pages. Elle sont magnifiques, superbement composées, avec une colorisation extraordinaire. The Human Target, on ne le répétera jamais assez, est un festin pour les yeux, la technique de Smallwood est impeccable, c'est un dessinateur absolument prodigieux qui va certainement être découvert par beaucoup grâce à cette série, et ce n'est que justice.

Mais revenons aux images plus exposées : elles sont montrées du point de vue de Chance et à chaque fois elles montrent l'efficacité de Blue Beetle et Ice face à la menace. Une efficacité si parfaite qu'elle ne paraît pas si honnête que ça. Bien entendu, les deux acolytes ont l'habitude de se battre l'un à côté de l'autre, ils savent leurs points forts respectifs, ils ne se marchent pas sur les pieds, ne se gênent pas. Non, le malaise naît d'autre chose qui est formulé à la fin de l'épisode : tout ça n'est, là aussi, que du baratin, du vent, un écran de fumée. Un mensonge.

Car Blue Beetle, encore une fois, n'est qu'un type normal, riche certes, entraîné aussi, mais sans pouvoirs, juste équipé de gadgets. Il se bat aux côtés de Ice, qui, elle, a des pouvoirs, est très puissante. C'est une déesse. Elle n'a en vérité pas besoin de Blue Beetle pour venir à bout des menaces qui se présentent. Donc, tout ça, tous ces affrontements, qu'on n'a pas besoin de voir et que Smallwood se permet donc de ne pas montrer, c'est de la comédie, c'est une mascarade. Un mensonge.

Et donc Chance suit une déesse, Ice. Il le sait désormais. Comme n'importe quel homme dans cette position, il est fasciné (et n'hésite pas à le lui avouer en expliquant que parfois il la regarde, et elle est tellement belle qu'il a du mal à respirer - un aveu qui sidère Ice). Mais il mesure aussi le danger qu'elle incarne, car non seulement en sa présence il est encore plus vulnérable (malade, condamné et amoureux !), mais surtout s'il la brusquait, s'il la contrariait, alors il sait qu'elle ne ferait qu'une bouchée de lui. Comme elle ne fait déjà qu'une bouchée de lui en l'attendant dans sa chambre d'hôtel, tellement belle qu'il ne se retient même plus alors de l'embrasser.

Cette réflexion sur la notion de distance, dans tous les sens du terme (le point de vue, l'espace entre deux êtres, entre une question et sa réponse, etc) est au coeur de cet épisode fascinant et magistral. Réussir si bien à traduire ça en 28 pages, sans dévier de l'intrigue mais au contraire en s'en servant comme levier, c'est réellement bluffant. Mais peut-il en être autrement quand la leçon est prodiguée par un scénariste aussi inspiré et un artiste aussi brillant ?     

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