mercredi 15 septembre 2021

RORSCHACH #12, de Tom King et Jorge Fornes


Le dénouement de Rorschach va diviser, c'est certain. Tom King a pris un énorme risque en choisissant une conclusion aussi surprenante... Ou plutôt aussi peu surprenante. A moins qu'il ne s'agisse d'une audace folle consistant à prendre tout le monde au dépourvu en refusant tout spectacle, tout climax - en suivant la seule direction logique pour cette histoire. Jorge Fornes se plie à ce défi avec son brio coûtumier, sans chercher à en rajouter, ce qui prouve une fois de plus son intelligence.


Le Détective accompagne Alan, son commanditaire, chez le gouverneur Turley. Jacobs, qui garde l'entrée, se montre comme d'habitude très méfiant mais lorsque Alan prévient qu'il est prêt à appeler Turley sur sa ligne directe pour le voir, le passage s'ouvre aux deux visiteurs du soir.
 

En présence de Turley, Alan va dans une pièce voisine chercher des rafraîchissements. Le Détective quitte son imperméable et l'accroche au porte-manteau. Puis il sort de sa veste un dictaphone avec la cassette d'un enregistrement compromettant le Président Redford.


Alan revient avec les boissons. Turley se joint à ses deux visiteurs pour écouter leur rapport. Le Détective résume ses investigations depuis deux mois qui lui ont permis d'établir les liens entre Wil Myerson, Laura Cummings et la tentative d'assassinat contre Turley, pilotée par Redford.


Turley reste méfiant, mais le Détective assure que l'enregistrement de Diana Condor avant sa mort suffira à accabler Redford et ses complices et à lui faire perdre les prochaines élections. Turley autorise le Détective à lancer la lecture de l'enregistrement...

Ce résumé est très partiel, il couvre à peine la première moitié de l'épisode. Vous révéler ce qui survient ensuite reviendrait à vous spoiler le dénouement et je me refuse à le faire. Critiquer une série mois après mois est un exercice délicat et scrupuleux que je tâche d'accomplir avec le souci de ne pas gâcher le plaisir des futurs lecteurs de la vo ou de la vf. C'est pourquoi, généralement, quand j'arrive à la fin de l'histoire, je préfère dissimuler le dénouement.

J'ai fait le choix depuis un moment maintenant de suivre les (mini) séries en vo car l'offre en vf ne me convient pas. Les revues anthologiques des éditeurs comme Panini ou Urban ne me satisfont pas et sont trop coûteuses (entendez bien que, compte tenu de leur pagination, elles restent meilleur marché que d'acheter les singles en vo qu'elles contiennent, mais elles imposent un sommaire dont je ne lirai pas l'intégralité car tout ne m'intéresse pas). Je mesure la chance que j'ai de pouvoir acheter ces singles, d'avoir les moyens de suivre pas mal de séries (soit parce que je les achète, soit parce qu'on m'en prête -et j'en prête aussi à ceux qui m'en prêtent, ce qui est un échange de bons procédés).

Mais évidemment cela introduit un décalage : je connais des mois à l'avance la fin de séries qui ne seront que traduites plus tard en France (quand elles sont traduites... Et si elles le sont, quand elles sont traduites correctement). Donc mon blog s'adresse à des lecteurs qui soit suivent aussi ces séries en vo comme moi, soit se fichent d'être un peu/beaucoup spoilés, soit utilisent mes articles pour se faire une idée. En tout cas, je le suppose.

Parfois, parce que je me laisse emporté par l'écriture des résumés et des analyses, je spoile malgré tout, non par plaisir, mais parce que sinon ce que je rédige reviendrait à tourner autour du pot et aboutirait à une critique laborieuse. Je prends le parti de dévoiler des éléments et même la fin parce que sinon je n'aurai rien à dire. Mais parfois, comme ici, garder le mystère sur le dénouement me semble un acte de politesse car c'est le terminus de l'histoire et qu'il faut laisser le plaisir aux autres de le découvrir quand ils en auront l'occasion.

Bref. La fin de Rorschach va certainement diviser. Beaucoup vont estimer que Tom King se détache de son intrigue facilement en ne résolvant rien, ou alors de manière très expéditive. Son héros, le Détective n'a pas d'avenir, ou alors pas pour longtemps. La solution est anti-climax au possible : pas de grand spectacle, de grande scène dans le dernier Acte, de morceau de bravoure. C'est étonnamment imparable et plat à la fois. D'une certaine manière, la vraie question à se poser, c'est : est-ce que ça pouvait vraiment se terminer autrement ? Je n'en suis pas sûr. Il y a quelque chose d'inéluctable dans cette histoire. Le héros et son histoire se sabordent et cela file parfaitement la métaphore avec les pirates, le héros de la fiction dans la fiction, Pontius Pirate, créé par Wil Myerson.

Mais on peut aussi voir la chose un peu différemment. N'y a-t-il pas dans le geste de Tom King, de finir cette histoire ainsi, une folle audace ? Aujourd'hui, tout lecteur de comics est conditionné à une forme de fin d'intrigue basique. C'est le combat du héros contre son ennemi et la victoire du bon contre le méchant. Toutefois, en s'inscrivant dans l'oeuvre d'Alan Moore, Watchmen (mais aussi bien d'autres), on sait que ce n'est pas la seule issue, que tout ne se résoud pas toujours de façon aussi manichéenne. Dans Watchmen, le plan d'Ozymandias paraissait règler la question de la paix dans le monde avec son plan terrible et absurde, mais le Dr. Manhattan quittait la scène en laissant Adrian Veidt en plein doute car, évidemment, rien n'est aussi simple. Le même Dr. Manhattan venait auparavant de désintégrer Rorschach qui voulait obstinément révéler la vérité de la machination ourdie par Ozymandias au monde entier - ce que Jon Osterman ne pouvait le laisser faire. Ce final trouble, ambigü au possible, rendait bien incertain le futur de Watchmen, l'histoire après l'histoire, celle que pouvait continuer tout lecteur (et que DC ne s'est pas gêné de développer, à sa manière, alambiquée et profanatoire).

King a sauté à la corde avec Watchmen, en y inscrivant son histoire tout en n'exploitant pas directement le matériau de Moore. Les Watchmen en eux-même n'y apparaissent que dans un flash-back sujet à caution. Rorschach est exploité comme un symbole plus que comme un personnage (et Walter Kovacs est mentionné à titre indicatif). Il aurait pu choisir un autre titre, un autre personnage-référence, que le résultat n'en aurait pas été profondément altéré. Mais il a choisi Rorschach, dont une partie de Watchmen, car il savait qu'ainsi tout le monde saurait dans quel univers l'action se situerait, de quel sentiment il parlerait à travers le personnage dont il s'inspirait. Rorschach comme Watchmen sont devenus une sorte de marque si forte qu'elle évoque forcément quelque chose, de précis ou de confus, au lecteur, c'est un raccourci puissant pour un auteur.

Mais Rorschach est davantage une variation qu'une revisitation de Watchmen. Il ne s'agit ni d'une prequel comme Before Watchmen ni d'une sequel comme Doomsday Clock. C'est une oeuvre qui se situe dans la ligne de la série Watchmen de HBO, où les symboles créés par Moore (et Gibbons) servent de repères, de jalons, à partir desquels on peut broder. D'une certaine manière, King va plus loin que Damon Lindelof (le showrunner de la série HBO) puisqu'il n'invoque même pas le Dr. Manhattan, et encore moins Walter Kovacs (le Rorschach originel). Il ne s'en sert pas pas pour solutionner son intrigue. Il mentionne le moyen avec lequel Ozymandias a provoqué un carnage à New York et imposé la paix dans le monde, mais sans que ses personnages ne le sachent. C'est un exercice d'équilibriste, mais pas de style car King s'est pratiquement privé d'outils narratifs comme le "gaufrier" dans le découpage (une grille de cadres abondante dans Watchmen de Moore, et dans d'autres séries de King), pas non plus de citations d'auteurs en fin de chapitres, ni de héros masqués. Le renvoi à la littérature de pirates est la seule référence "voyante".

On peut cependant trouver, à raison, que l'association de King avec un dessinateur comme Jorge Fornes rappelle celle de Moore avec Gibbons. Non pas parce que Fornes a le même style que Gibbons, mais plutôt parce que Fornes dessine dans l'esprit de Gibbons, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un dessin réaliste, descriptif, très respectueux du script, assez austère en fait. Gibbons a un trait plus raide que celui de Fornes qui est aussi plus épais. Mais les deux artistes ont en commun une régularité à la fois dans la production et le résultat. On sent qu'il s'agit de deux dessinateurs expérimentés, qui se sont trouvés, à maturité, il n'y a pas de différences de niveau entre le premier et le dernier épisode.

Fornes dessine sagement mais brillamment, il est complet : ses décors sont fouillés, précis, ses personnages ont de la substance tout en étant expressifs sans excès. Sa façon de composer les plans et de découper les scènes vise à produire une lecture facile, simple, efficace, directe. Pas d'angle de vue compliqué, pas de mouvement d'appareil tarabiscoté. Il est encore plus sobre que Gibbons pour cela, qui devait suggérer des travellings, des vues en plongée, dans des "gaufriers" stricts.

Cette humilité, cette docilité même de Fornes fait qu'on peut minorer sa contribution au récit en pensant qu'il fait le minimum. Mais en même temps, cela me paraît très injuste car dessiner Rorschach autrement, c'était dénaturer son histoire. Il fallait cet aspect dépouillé, presque décharné, pour que l'intrigue soit agréable et intense à la fois, que l'ambiance soit prenante. Il fallait cette épure pour ne pas sombrer dans la parodie ou le pastiche. Et puis de toute manière, Fornes n'a jamais été bon dans l'épate, l'outrance, je le préfère mille fois dans ce registre que dans celui plus mouvementé du super-héros où son inspiration Mazzucchelli-enne plombe ses planches (c'est pourquoi c'était une mauvaise idée de la part de Marvel que d'en faire le fill-in artist de Daredevil, série liée à Mazzucchelli, référence écrasante).

De même, Dave Stewart, coloriste impeccable, n'a rien à voir avec John Higgins, qui colorisait les planches de Gibbons sur Watchmen, avec une palette volontiers criarde (mais pleine d'à-propos pour souligner l'univers de la série). Comme Fornes, il a choisi la subtilité, et même la réserve, quitte à ce qu'on ne remarque pas son apport. Il a su s'effacer au profit d'une intrigue, d'une atmosphère qui n'avait pas besoin de plus.

J'ai été surpris, indéniablement, par la fin de Rorschach, King m'a pris au dépourvu, jouant du hors-champ en virtuose. Mais je ne suis pas frustré. Je suis plutôt épaté par ce culot. Est-ce que ça pouvait finir autrement ? Peut-être, je ne sais pas. Mais aussurément, c'est une fin qu'on n'oubliera pas, même si elle peut énerver, frustrer, déconcerter. Ce fut une chouette lecture et j'espère que King et Fornes travailleront à nouveau ensemble. 

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