samedi 13 mars 2021

RORSCHACH #6, de Tom King et Jorge Fornes


Nous voici à la moitié de la mini-série Rorschach. Pour moi, il s'agit d'une oeuvre majeure, peut-être même la plus grande réussite de Tom King : le scénariste est, on le sait, à son aise dans ce format (douze épisodes, un récit complet), mais en prime, ici, il s'affranchit des codes super-héroïques tout en s'inspirant de manière originale de Watchmen. Cette histoire mystérieuse et envoûtante bénéficie aussi des dessins très inspirés d'un artiste que je j'attendais pas à ce niveau, Jorge Fornes. Rorschach n'en finit pas d'épater.


Le Détective descend dans un nouvel hôtel. A la réception, on lui remet une enveloppe dans laquelle se trouve la correspondance échangée entre Wil Myerson et Laura Cummings avant leur rencontre. Il comprend que ces deux-là partageaient déjà beaucoup de choses avant de connaitre une fin tragique.


Laura Cummings commence à écrire à Wil Myerson quand elle a 19 ans. Elle vient de quitter le cirque où elle se produisait et a été fascinée par la lecture des aventures de "Citizen & the Unthinker" par l'artiste, qui reflète sa vision désenchantée du monde.


Wil Myerson est touché par ce message car le public n'a retenu de lui que ses comics de pirates. Il estime avoir échoué dans la vie, d'autant que, plus jeune, il a été témoin d'un meurtre sans pouvoir intervenir. Laura, elle, avoue avoir pris les armes mais aspire à changer les choses.


Myerson finit par inviter Laura chez lui. Le Détective se fournit des vidéos de la surveillance de l'hôtel pour retrouver quelqu'un en relation avec son enquête. A la télé, Turley et Redford débatent avant l'élection et opposent leurs deux visions diamétralement opposées de l'Amérique...

En consultant quelques critiques de lecteurs français de Rorschach, j'ai souvent lu que l'histoire écrite par Tom King ne se prêterait pas bien à la périodicité mensuelle. Du coup, ces mêmes lecteurs attendent que le récit soit disponible en recueil en espérant qu'alors ils l'apprécieront davantage.

Cette réserve, voire ce reproche, me semble symptomatique d'une certaine impatience. On est pressé de savoir l'aboutissement de cette histoire et sa parution mensuelle frustre. Pourtant, à mes yeux, c'est justement un des intérêts du projet de ne pas se donner facilement, rapidement, de nous entraîner sur des pistes diverses. En commençant par la fin de ses anti-héros, tués avant d'avoir pu commettre leur assassinat, Rorschach nous place dans la même situation que le Détective : comme lui, nous déroulons une pelote, nous découvrons ce qui a mené à cette issue dramatique, sans pouvoir affirmet s'il s'agit d'un vaste complot (comme dans Watchmen) ou de la conclusion sanglante d'un couple de cinglés désoeuvrés.

Pour cela, je ne trouve pas que lire mensuellement Rorschach soit si inapproprié. Certes, il faut s'armer de patience, accepter de ne pas en savoir plus que le Détective, d'ignorer quelle est l'envergure exacte de l'intrigue; Mais si et seulement si on s'y abandonne, si on accepte de jouer le jeu, alors l'expérience est vraiment payante. Donc Rorschach questionne plus notre tolérance de lecteur que la pertinence de sa publication.

Chaque épisode, si on y prête attention, est une étape et ce sixième numéro ne fait pas exception. Tom King examine comment Laura Cummings et Wil Myerson se sont rencontrés. Le Détective a accès à leur correspondance sur plusieurs mois et elle révèle ce cheminement. Ce faisant, le scénariste interroge aussi le statut de fan et l'influence des auteurs/artistes sur ces derniers. Il ne s'agit pas tant d'expliquer que la BD influence profondément les lecteurs, y compris dans un projet dément comme d'assassiner un candidat à l'élection présidentielle - ce serait simpliste et grossier, comme ces éditorialistes qui prétendent que certains délinquants sont sous l'emprise des jeux vidéos, des films, des réseaux sociaux. Non, il s'agit de sonder comment les auteurs/artistes touchent les lecteurs mais aussi comment les lecteurs peuvent toucher les auteurs/artistes. Et là, c'est plus trouble et troublant.

Dans l'univers de Rorschach, le moyen de communication entre fan et artiste est encore rudimentaire puisque Laura et Myerson s'écrivent par voie postale. Pas de e-mail, pas de tweet, de post. C'est très vintage, étonnamment suranné. Mais aussi plus intimiste, mieux formulé. Ce que s'écrivent Myerson et Laura tient de la confidence, de la confession. On est saisi par l'absence de filtre dans leurs échanges. 

Dès le départ, Laura va à l'essentiel en expliquant que la lecture des aventures de "Citizen & the Unthinker" l'a profondément bouleversée ; puis elle raconte une étrange expérience où, se recueillant dans une église, elle a cru y voir "Citizen" puis a trouvé un masque de Rorschach ; puis sa tentative de suicide ; le meurtre d'un inconnu qu'elle a vu battre sa femme.

Myerson est sans fard lui aussi : il se décrit comme un vieil homme, attendant la fin comme une délivrance ; amer parce que les fans ont toujours préféré ses BD de pirates alors que "Citizen & the Unthinker" est son oeuvre la plus personnelle ; sa pire faille quand une femme a été tuée en bas de chez lui sans qu'il ait le courage de faire quoi que ce soit (et que son père ait décrété que ce n'était pas leurs affaires).

On le comprend : Myerson et Laura sont deux solitudes qui s'aimantent progressivement. Myerson retrouve de l'espoir et de la force en lisant les courriers de "la Gamine". Laura considère Myerson comme un esprit éclairé, lucide, capable de voir le monde dans toute sa cruelle absurdité comme elle. Lorsque Myerson invite Laura à le rejoindre à New York, il n'y a aucune ambiguïté sexuelle : il veut voir, connaître cette jeune femme avec laquelle, malgré la différence d'âge et de parcours existentiel, il partage tant. D'ailleurs ils se tomberont dans les bras, non pas comme des amants, mais plutôt comme un père et sa fille.

Il est à prévoir que Tom King n'a pas fini de dérouler cette pelote : il lui reste à écrire comment Myerson et Laura en viendront à fomenter un attentat contre Turley, en sachant sans doute qu'ils y laisseront la vie. Mais, en attendant cela, cette plongée dans leur rencontre est poignante et dérangeante à souhait. 

Pour l'illustrer, Jorge Fornes privilégie de somptueuses splash-pages. On peut apprécier les compositions incroyablement détaillées du dessinateur qui en alternance montre le décor où se trouvent Myerson (son intérieur triste, qui ressemble à un musée miniature, avec des murs remplis des dessins de ses comics, sur des tapisseries aux couleurs passées - superbe colorisation de Dave Stewart) et Laura (une piscine vide, une église déserte). Le texte accompagne le dessin qui devient illustrarif.

Le découpage ne se contente pas d'aligner des pleines pages. Parfois Fornes se plie à l'exercice du "gaufrier" pour des scènes subtiles (comme celle, ci-dessus, où on voit la main de Myerson dessiner le Citizen). Parfois encore, il aligne des bandes avec des personnages silhouettés pour saisir un moment incroyable, dont on peut se demander s'il n'est pas un cauchemar relaté (comme quand Laura abat un homme en train de frapper sa femme - voir ci-dessus).

Ce que produit Fornes sur Rorschach est admirable d'intelligence. Il dose ses effets à la perfection. Il y a une sorte de sécheresse, de dépouillement dans son dessin qui devient hypnotique : des choses effroyables surviennent, cliniquement mises en image. C'est très fort.

King et Fornes ajoutent une couche supplémentaire à l'épisode car le récit est doublé par un événement au second plan. En effet, on voit le Détective dans un hôtel découvrant ladîte correspondance, mais aussi remonter la piste de quelqu'un en accédant aux vidéos de surveillance de l'hôtel, jusqu'à atteindre une maison à l'intérieur de laquelle... Non, je ne vais pas spoiler, mais l'image est sidérante et renoue avec une théorie avancée par l'haltérophile dans le numéro 4 sur la survivance du symbole de Rorschach.

Et si ça ne suffit pas encore, il y a un troisième niveau de lecture car, durant l'enquête du Détective dans l'hôtel se déroule le débat entre le président Redford et son opposant Turley. leurs échanges forment un écho à ceux de Myerson et Laura : Turley attaque avec virulence Redford en se présentant comme le représentant des américains. Puis, subtilement, King suggère que Turley pète un plomb en évoquant l'invasion des calmars, donc des extra-terrestres (la même conspiration qui agitait le père de Laura), accuse Redford de ne pas avoir su convaincre le Dr. Manhattan de rester sur Terre. Le débat devient délirant, la folie de Turley éclate au grand jour. Mais dans l'univers déréglé de Rorschach, cette folie découragera-t-elle les électeurs de voter pour lui ? Dans notre univers, les américains ont bien succombé en élisant Trump et ses discours insensés...

Encore un épisode très riche, très remuant. Rorschach est vraiment une sacrée BD. Après un premier acte aussi stupéfiant, la suite promet énormément.

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