C'est peu dire qu'après Mister Miracle la nouvelle production signée Tom King-Mitch Gerads était attendue au tournant. Surtout que entre temps le scénariste a vu son run sur Batman abrégé et sa saga Heroes in Crisis controversée. Accompagnés de Evan Shaner, les deux partenaires ramènent sur le devant de la scène Adam Strange dans Strange Adventures, dont la publication va s'étaler sur douze numéros, pour une réflexion sur la guerre, l'héroïsme et la perception. Le début de cette histoire est déjà vertigineux.
Adam Strange et sa femme Alanna sont sur Terre pour la sortie de son autobiographie, "Strange Adventures". Il se livre à des séances de dédicaces pendant que son épouse gère son emploi du temps, déjà chargé en rencontres et en remises de récompenses.
Adam vient en effet de remporter une guerre décisive sur sa planète d'adoption, Rann, contre les Pykkts. Ceux-ci s'étaient proclamés comme les seuls maîtres de ce monde et avaient formé une armée que rien ne semblait pouvoir stopper.
Lors d'une dédicace, un lecteur s'en prend à Adam en l'accusant de crimes de guerre. La vidéo de l'altercation circule sur le Net et créé le buzz. Adam est malgré tout décoré par le congrès américain pour ses actes héroïques et son programme reste plein de sollicitations.
La situation dégénère et se répéte. Sur Rann, les Pykkts marchent sur la capitale, obligeant Adam à fuir avec Alanna, leur fille Aleea et son beau-père Sardath. Sur Terre, l'agresseur d'Adam est retrouvé mort, assassiné, et le suspect est tout désigné vu l'arme utilisée.
Adam demande à Batman de laver son honneur mais, en tant qu'ami, il refuse car il craint de ne pas être impartial. Toutefois, il convainc un tiers de mener les investigations. C'est ainsi qu'Adam s'en remet à Mister Terrific.
L'année 2019 aura été chaotique pour le scénariste Tom King. On lui a retiré l'écriture de la série Batman (dont les ventes étaient pourtant en sa faveur). Et son premier event, Heroes in Crisis, a divisé le lectorat, y compris parmi ses fans (moi compris). Soudain qu'il paraissait loin le temps de Mister Miracle qui fit de King un roi, cumulant critiques élogieuses et succès public.
Mais l'ancien agent de la CIA, soldat durant la guerre en Irak, a rebondi vite en annonçant ses deux projets pour 2020 (en dehors de la co-écriture du script du film New Gods avec la réalisatrice Ava DuVernay et d'un autre comic-book secret) : d'abord une maxi Batman/Catwoman (qui serait la conclusion de son run) et ensuite ce Strange Adventures qui vient de démarrer.
Porter son choix sur Adam Strange était inattendu, le personnage n'ayant jamais été une vedette. Créé en 1958 par Julius Schwartz et Murphy Anderson, l'archéologue devenu le protecteur de Rann appartient à une lignée de héros inscrits dans la science fiction de son temps, comme Captain Comet, le Space Ranger, tous inspirés de Flash Gordon. Une sorte de descendant des pulp fictions.
Mais on devine en vérité assez vite ce qui a pu séduire King car Strange était justement le produit d'une époque, celle du colon blanc représenté comme un héros noble, avant que la question même de la colonisation soit discutée par les historiens. Pour un ancien militaire ayant déjà (via sa série The Sheriff of Babylon) pu réfléchir à la présence de forces étrangères dans un pays en guerre, Adam Strange était une matière idéale pour imaginer un récit d'aventures et sa critique.
Toutefois, il ne s'agit pas d'une redite de Mister Miracle, même si certaines figures réapparaissent ici (le couple, la résurgence de la guerre). Tout d'abord sur un plan formel, Strange Adventures se distingue nettement et c'est ce qui frappe prioritairement. On retrouve Mitch Gerads mais il partage la partie graphique, au point d'illustrer certaines pages à égalité avec son partenaire Evan Shaner. La présence au générique de ce dernier apporte une esthétique différente et unique au projet.
A Gerads le soin de dessiner les scènes se déroulant sur Terre, au temps présent, durant la tournée d'Adam Strange pour la promotion de son autobiographie. A Shaner la charge de représenter les passages sur Rann durant la guerre contre les Pykkts, durant laquelle il a (peut-être) commis des crimes entachant ses états de service.
Le résultat est magnifique dans les deux cas. Les deux artistes travaillent avec les mêmes outils (en numérique), en assumant l'intégralité de l'image (dessin, encrage, colorisation), mais avec un style distinct. Gerads s'inscrit dans un réalisme moderne, avec un rendu à la fois réaliste et dramatique, alternant un éclairage lumineux et sombre. Shaner évoque plus volontiers le rendu classique, avec des lignes noires, des formes plus strictement figuratives, et une visibilité plus claire.
Ces deux options collent parfaitement au récit, montrant des personnages davantage dans l'intimité et la représentation (sur Terre), ou dans l'action et l'expectative (sur Rann). La même BD uniquement réalisée par Gerads échouerait à partager les deux ambiances. Idem pour Shaner qui serait certainement trop emprunté dans le registre terre-à-terre. Mais surtout, ce qui fonctionne à plein dans ce dispositif, c'est qu'il ne repose pas sur un mode "une planche par Gerads, une planche par Shaner". Non, les deux dessinateurs se partagent souvent la même page, assurant des transitions à la fois nettes et remarquablement fluides à l'histoire, ce qui s'est passé sur Rann faisant écho à ce qui se passe sur Terre et vice-versa. Le pari n'était pas gagné d'avance, mais à l'arrivée, c'est formidablement stimulant et abouti.
King aussi se montre à la hauteur du challenge car il s'est comme dédoublé. Le soin apporté aux dialogues est, à cet égard, impressionnant, usant d'un ton direct dans les scènes sur Terre, tandis que les manières langagières sur Rann sont plus apprêtées. Au point qu'on a l'impression effective de lire les paroles de personnages telles qu'elles ont été retranscrites dans l'autobiographie d'Adam Strange, polies, retravaillées, remaniées. Cela entretient la confusion voulue sur la véracité des faits narrés par le héros et donc le soupçon sur la bravoure de ses actes durant la guerre contre les Pykkts. On le voit en outre faire feu sur l'ennemi pour tuer, mais avec une astuce consistant (comme c'était la règle en vigueur à l'époque du comics code) à montrer dans une image le coup tiré et dans l'image suivante l'impact du coup et ses conséquences, ou alors à user du hors-champ (comme lorsque Adam tue un Pykkt qui est sur le point de l'attaquer dans le palais de Rannagar alors qu'il tient dans ses bras sa fille Aleea).
Le scénariste surprendra aussi ceux qui ne le voient qu'en chantre absolu du "gaufrier" de neuf cases (tel qu'il l'a appliqué dans Mister Miracle). Ici, le découpage est beaucoup plus aéré puisque la majorité des pages se divise en trois plans occupant toute la largeur de la bande. On compte aussi une pleine page. Et deux avec cette fameuse grille de neuf (pour une scène de conférence de presse). Cela permet au récit d'avoir une profondeur de champ tout en pouvant opérer un focus sur un élément précis, parfois anodin, souvent éloquent (alors que sur Rann, dans le passé, Adam est montré dans toute sa superbe pré-super héroïque, sur Terre, il est montré consultant son portable ou enfilant une de ses bottes sur son lit de chambre d'hôtel, quand Gerads ne le dessine pas en train de faire l'amour avec Alanna).
Il règne en tout cas quelque chose de commun entre les deux univers : une tension, une fatalité plus exactement. Au moment où la guerre fait rage sur Rann, Adam et les siens sont en pleine déroute, ce qui est un signe fort (le héros n'est pas en position dominante, il a tout à prouver, le lecteur a tout à découvrir sur sa victoire). Sur Terre, il est saisi dans une suite de dédicaces répétitives, tendant tout le temps la main au lecteur, le sourire aux lèvres, mais accablé, en privé, par le rythme de cette promotion. Et plus encore par ce qu'on devine de la tragédie ayant précédé son retour sur Terre après la guerre sur Rann (la perte de sa fille Aleea). King suggère cela avec subtilité, ce qui rend cela encore plus poignant.
Alors que Mister Miracle démarrait par l'image choquante de la tentative de suicide de Scott Free, c'est quelque chose de plus sourd, de plus triste qui se devine dans Strange Adventures, mais aussi de plus trouble, de plus vicieux. Adam Strange est en deuil, il est fêté et en même temps déjà discuté, il s'en remet à Batman mais doit composer avec Mister Terrific (un enquêteur pour qui la loyauté et la vérité sont des valeurs cardinales). Faut-il plaindre cet homme ? Ou le considérer avec circonspection ? Adam Strange est-il seulement un héros ? Ou la menace qu'il a éteint compromet-elle encore le (son) futur ?
Autant de questions passionnantes, perturbantes qui font de ce numéro 1 un "pilote" redoutablement accrocheur. Un must-read. En route pour un nouveau classique ? Je mets un billet dessus. Ne passez pas à côté non plus, car c'est certainement une des lectures importantes des prochains mois.
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