lundi 22 août 2016

Critique 997 : LA MUSIQUE DU HASARD, de Paul Auster


LA MUSIQUE DU HASARD (en v.o. : The Music of Chance) est un roman écrit par Paul Auster, traduit en français par Christine Le Boeuf, publié en 1991 par Actes Sud.

Jim Nashe, 32 ans, est pompier à Boston et vit seul depuis sa rupture avec Thérèse, la mère de leur petite fille, Juliette, qu'elle lui a laissée et qu'il a confiée à sa soeur, Donna Schweikert - celle-ci l'élève avec son mari, Ray, et leurs enfants.
L'existence de Nashe bascule une première fois quand il hérite de 200 000 $ de son père qu'il na vu que deux fois, un homme d'affaires mêlé à des combines louches (qui l'ont conduit en prison à une époque). Ce magot lui permet de quitter son job, de s'acheter une belle voiture et de partir tracer la route.
Son errance dure un an, sans but précis si ce n'est le plaisir simple de voir du pays, ponctuée de visites à sa fille, et de quelques aventures sans lendemain avec des femmes, à l'exception de l'une d'elles - une libraire de San Francisco, Fiona Wells, qu'il est sur le point d'épouser avant qu'elle ne lui annonce s'être remise en couple avec son ex.

La deuxième fois que Nashe voit son existence bouleversée est quand il ramasse un auto-stoppeur du nom de Jack "Jackpot" Pozzi, âgé de 22-23 ans, joueur de poker professionnel. Il vient d'échapper à une bande de gros bras qui l'ont molesté après l'avoir accusé de tricherie lors d'une partie. 
Mais Pozzi a déjà un plan pour se refaire rapidement puisqu'il est invité chez Bill Flower et Willie Stone, deux millionnaires, croisés et plumés auparavant, qui ont fait fortune en gagnant le gros lot à la loterie. La partie aura lieu chez eux et Nashe, séduit par l'aplomb et convaincu du talent de son passager, lui propose de le financer contre la moitié des gains qu'il remportera.

La troisième fois que la situation de Nashe connaît un retournement a lieu à l'issue de cette partie de poker chez les deux richissimes excentriques. Malgré la chance insolente de Pozzi, Jim a perdu tout ce qu'il avait, jusqu'à sa voiture, et doit maintenant s'acquitter d'une dette conséquente. Pour cela, il accepte, avec Jack, un projet délirant dont ont parlé leurs adversaires : édifier un mur gigantesque dans le pré voisin de leur demeure avec les pierres d'un château irlandais.
La tâche est exténuante et devient diabolique quand, après des semaines de labeur, tout près d'avoir assez travaillé pour rembourser ce qu'ils doivent, Pozzi, pour fêter leur libération, commande de quoi organiser une fiesta - un repas coûteux et une prostituée. Ce qu'ils n'anticipent pas, c'est que les frais engagés pour l'occasion leur seront facturés par Flower et Stone, reportant donc leur sortie pour la payer.
Nashe est prêt à continuer seul et aide Pozzi à s'enfuir une nuit. Il n'ira pas loin et ce qui lui arrivera précipitera Jim dans l'abîme, là d'où on ne revient pas...

1991 : j'avais alors 18 ans et un ami me prêta son exemplaire de La Musique du hasard en m'en vantant la qualité fascinante, un de ces livres qui changent votre vie. Je le lis, je le dévore même, et me rends à la même conclusion : en découvrant Paul Auster, j'ai été marqué au fer rouge, je n'oublierai jamais les aventures de Jim Nashe et Jack Pozzi.

Le temps passe. J'ai longtemps délaissé le romancier new-yorkais, ne replongeant dans son oeuvre que... Par hasard, comme lorsque je me procure l'adaptation en bande dessinée de Cité de verre par Paul Karasik et David Mazzuchelli, ou que je vais voir au cinéma Smoke, qu'il écrit et co-réalise avec Wayne Wang. Je suis devenu un lecteur de romans trop irrégulier pour m'attacher à un écrivain en particulier alors que je consomme toujours beaucoup de comics de super-héros et de BD franco-belge. Auster s'est éloigné, ou plutôt je ne m'en souviens que comme d'une relique de la fin de mon adolescence.

Il n'y a que quelques mois que j'ai entrepris de lire à nouveaux ses livres, en découvrant des titres que je ne connaissais pas mais aussi en en reprenant d'autres pour rédiger des critiques. C'est ainsi que je vous ai parlé de l'anthologie Je croyais que mon père était Dieu, Seul dans le noir, Mr. Vertigo, Moon Palace, Sunset Park, Leviathan, La Chambre dérobée, La Nuit de l'oracle, et Invisible. J'ai acheté récemment Brooklyn Follies, prévois de me procurer Le Livre des illusions, Tombouctou, Le Voyage d'Anna Blume, L'Invention de la solitude... Quand on s'y remet, on n'a plus guère l'envie de s'arrêter.

Maintenant que j'ai décidé de cesser d'alimenter ce blog sous peu, il était temps de relire The Music of chance, comme on revient à la source. Et pour vérifier si la magie opère encore, 25 ans après...

Avant de signer cet opus, Auster, me semble-t-il, était encore relativement inconnu en France. Peut-être ai-je ce sentiment parce qu'on croit que la notoriété d'un auteur commence avec le moment où on le découvre. Quoiqu'il en soit, les éditions Actes Sud n'ont publié "que" La Trilogie new-yorkaise (avec La Cité de verre - Revenants - La Chambre dérobée, 1987-88), L'Invention de la solitude (88), Le Voyage d'Anna Blume (89) et Moon Palace (90). N'ayant pas lu tous ceux-là, à part Moon Palace, Cité de verre et La Chambre dérobée (j'avoue n'avoir jamais pu finir Revenants et m'y être résigné), je ne veux pas prononcer de jugement hâtif mais Auster ne me paraît pas en tout cas avoir écrit une oeuvre totalement aboutie : c'est quelqu'un en constante progression, avec déjà un univers, une voix reconnaissables et singuliers, mais dont le premier grand roman n'a pas encore éclos.

Rétrospectivement, je me rends compte que c'est aussi pour la maturité qu'il possédait que La Musique du hasard m'impressionna tant : en quelques 300 pages, on tient là un récit troublant, inattendu, mais maîtrisé, achevé. Il est plus fin que Moon Palace, plus efficace que Cité de verre, plus ample que La Chambre dérobée, moins conceptuel que Revenants, et en même temps il promet énormément pour la suite, il suggère le premier chef d'oeuvre que sera Léviathan, puis les merveilles de Mr. Vertigo, etc.

Pourtant, il est indéniable que c'est un texte qui prolonge les jeux narratifs de La Trilogie new-yorkaise, cette fibre "mentale", avec des personnages dont le parcours a quelque chose du rêve - du cauchemar, plutôt, éveillé. Et dont l'issue s'inscrit dans la perdition, l'échec, la désintégration. Alors que le dénouement de Moon Palace laisse Marco Stanley Fogg face à l'océan Pacifique seul mais avec un avenir, la fin de la route de Jim Nashe est plus désespérée et tragique - la fin d'un homme broyé, qui s'anéantit physiquement après avoir été vidé de lui-même.

Mais c'est aussi un roman où Auster déjoue déjà les attentes que ce qu'il raconte suggère : il expédie les clichés, les rebondissements prévisibles : la traversée des grands espaces en voiture, la rencontre providentielle et improbable entre Nashe et Pozzi, leur association rapide et indéfectible, la partie de poker...

Le texte prend toute son envergure tragique et perverse quand les deux héros acceptent pour éponger leur dette de jeu en bâtissant cette pseudo-muraille de Chine dans un champ de Pennsylvanie pour deux millionnaires fous.

Le projet se prête à toutes les interprétations, sur ce qui a précédé - le hasard qui interroge la vie de Nashe s'il n'avait pas laissé Thérèse le quitter, sa fille aux soins de sa soeur (au point de devenir un étranger pour elle), si le notaire l'avait trouvé plus rapidement pour lui remettre l'héritage de son père, s'il n'avait pas ramassé Pozzi en route, s'il ne l'avait pas financé jusqu'à la ruine - et sur ce qui suit - quel sens donner à la nature de ce remboursement (que Nashe finit par considérer comme une oeuvre qui lui survivra), à l'édification de ce mur (aux dimensions immenses et dérisoires à la fois, sorte de frontière, de château reconverti où les pierres remplacent les cartes), à la disparition du champ de vision des deux millionnaires (comme s'ils étaient finalement indifférents à cette construction pourtant désirée), à la présence de Calvin Murks (le contremaître qui semble si aimable et pourtant complice et même auteur d'atrocités, avec son fils Floyd), au sort affreux de Pozzi, à la volonté de Jim de se venger, d'en finir... Tout ce qu'on peut projeter sur ces épisodes est valable, rien n'est imposé par Auster et c'est pour cela que le texte est si pénétrant.

Les métaphores sont motivées par la composition musicale de François Couperin, Les Barricades mystérieuses (dont le titre est sybillin), et un extrait du Bruit et la fureur de William Faulkner, encore plus transparente, comme les faisceaux de lampes-torches dans un propos moins opaque qu'énigmatique :

"... Jusqu'à ce qu'un jour, écoeuré, il risque tout
sur une carte retournée les yeux fermés..."

C'est sans doute, en définitive, la perte du sens commun, initiée par la mort du père de Nashe, longtemps avant ses mésaventures absurdes et éprouvantes, jusqu'à la perte des repères (amour, argent, amitié, espoir), qui subsiste et résume ce conte cruel et inoubliable.
*
La Musique du hasard a été adapté au cinéma en 1993 sous le titre The Music of chance, réalisé par Philippe Haas, avec Mandy Patinkin dans le rôle de Jim Nashe et James Spader dans celui de Jack Pozzi. Je ne l'ai pas vu, mais la fin en serait différente, et Paul Auster y fait une apparition. Le long métrage fut présenté au festival de Cannes dans la sélection "Un certain regard".

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