jeudi 18 août 2016

Critique 992 : GEMMA BOVERY, de Posy Simmonds


GEMMA BOVERY est un roman graphique écrit et dessiné par Posy Simmonds, traduit en français par lili Sztajin et Jean-Luc Fromental, publié en 1999 par les Editions Denoël.
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Après avoir découvert que son amant, Patrick Large, la trompait, Gemma Tate, jeune décoratrice d'intérieur, épouse Charlie Bovery, restaurateur de meubles. Pour oublier son passé amoureux malheureux, la jeune femme convainc son mari, harcelé par son ex-femme, de partir s'installer en Normandie.
Leur arrivée éveille immédiatement la curiosité du boulanger de Bailleville, Joubert, qui fantasme sur le nom de la belle britannique avec l'héroïne du roman de Gustave Flaubert, Mme Bovary, tout en redoutant qu'elle connaisse un destin aussi tragique.
Ses craintes semblent se matérialiser lorsque Gemma entame une liaison adultère avec le jeune Hervé De Bressigny, étudiant issu de la bourgeoisie parisienne, qui s'est retiré dans le château familial pour réviser ses examens. 
Joubert s'emploie alors à ruiner leur romance. Charlie Bovery apprend l'infidélité de sa femme et rentre en Angleterre tandis que Gemma retrouve chez des connaissances habitant dans la région son ancien amant, Patrick. Celui-ci vient de divorcer et propose à la jeune femme de renouer mais, après s'être donnée à lui, elle refuse finalement, consciente qu'il lui faut avancer - à commencer par régler ses problèmes financiers.
Le sort sera cruel et absurde pour Joubert puisque Gemma s'étouffera avec un morceau d'une miche de pain qu'il lui a offert, sans que ni Charlie, revenu se réconcilier avec elle, ni Patrick, témoin de la scène, n'aient pu la sauver. 
Après le départ définitif de Charlie, de nouveaux anglais emménageront chez les Bovery : la femme s'appelle Jane. Jane Eyre.

Neuf ans avant de signer l'excellent Tamara Drewe, Posy Simmonds gagna la renommée avec cette libre mais tout compte fait très fidèle adaptation de Madame Bovary de Gustave Flaubert, transposé de nos jours. 

La fidélité est aussi bien narrative que formelle puisque ce roman graphique ne raconte pas une histoire continue mais se déroule selon une succession de descriptions. Fidèle aussi, il l'est intellectuellement car Gemma Bovery n'est pas malade de la lecture des romans sentimentaux mais des revues de mode et de décoration intérieure : de fait le personnage ne se définit qu'en termes stylistiques, passant d'un état à l'autre comme elle le fait avec la fermette normande qu'elle emménage.

Posy Simmonds n’imite pas Gustave Flaubert : elle fait mieux - elle s'empare des motifs qui illustrent son roman pour en livrer une interprétation critique dans le langage de la bande dessinée. Ainsi parasite-t-elle son modèle en suggérant les similitudes entre sa Gemma Bovery et Madame Bovary, troublant le processus d'identification entre les deux héroïnes. C'est ce qui perturbe tant le boulanger Joubert qui redoute autant qu'il rêve le destin de la belle anglaise qui l'obsède : il aimerait à la fois éviter qu'elle connaisse un sort aussi funeste tout en croyant cela inévitable, voire même en provoquant les événements en ce sens quand le comportement de la jeune femme lui déplaît, le déçoit ou le met en colère.

De la même façon, Patrick Large rappelle le Rodolphe du roman sans que sa place dans la vie de Gemma ne corresponde à celle du personnage de Flaubert par rapport à Emma Bovary. Charlie Bovery évoque encore plus Charles Bavary, mais le premier est un restaurateur de meubles talentueux là où le deuxième était un médecin médiocre - sans compter qu'on apprend à la fin que Charlie se prénomme en réalité Cyril. Enfin, Hervé de Bressigny est un jeune aristocrate qui vit encore aux crochets de sa mère qui renvoie à Léon dans le livre original mais c'est Joubert qui rêve de jouer ce rôle lorsque Gemma lui donnera un rendez-vous (qui n'a rien d'amoureux) dans la cathédrale de Rouen - rendez-vous manqué et qui révélera au boulanger une scène déplaisante, semblable à l'étreinte dans le fiacre de Madame Bovary.

Enfin, le dénouement de Posy Simmonds diverge complètement de celui de Flaubert : Emma se suicide après que Rodolphe la quitte et parce qu'elle est incapable d'assumer sa situation financière, alors que Gemma a le courage de rompre avec Patrick et est résolue à régler ses problèmes d'argent. Elle mourra d'une façon bien plus grotesque mais tout aussi dramatique, en s'étouffant avec un morceau de pain (confectionné par un Joubert repentant), sans que Patrick puisse la sauver, et alors que Charlie revenait auprès d'elle. 

C'est tout l'art de Posy Simmonds que de dénouer le banal par l'ironie et d'indiquer sans ambiguïté qu'elle n'imite pas Gustave Flaubert. Ce faisant, elle établit une distance nette entre le livre dont elle s'inspire et celui qu'elle produit, le narrateur étant lui-même un ancien lettré reconverti dans la boulangerie qui se distrait en s'inventant des histoires comme il crée ses pains. C'est un personnage qui est très vite antipathique et que rien ne sauvera moralement, obsédé par l'idée de contrôler la vie intime de Gemma, la méprisant souvent parce qu'il est jaloux de ses amants et amer qu'elle ne le désire pas.

Joubert incarne le soixante-huitard aigri qui dénonce la société moderne, la consommation, les étrangers qui s'installent en France en n'en appréciant que les clichés au lieu d'en considérer le peuple, mais qui souvent ne cherche qu'à être flatté pour le pain qu'il fait ou les attentions qu'il porte à ces touristes-clients. Il n'aime pas les anglais mais en même temps profite de leur argent et de leur présence. C'est un hypocrite, bien davantage que Gemma dont il déplore l'attitude avec les hommes. Il est également concupiscent tout en dénonçant les clichés sexistes auxquelles se soumet Gemma.

Or, la jeune femme n'est pas la blonde superficielle qu'il imagine : si elle cède en effet régulièrement à des effets de mode, elle les considère d'un oeil critique et progresse sensiblement en prenant conscience de ses faiblesses et de la nécessité de se corriger.  

Graphiquement, Posy Simmonds répond parfaitement à cela avec un trait délicat mais expressif, épurée mais évocateur, qui se nuance de gris plus qu'il ne s'inscrit dans un basique noir et blanc, qui joue avec des blocs de texte comme autant d'éléments visuels en écho soit à des plans isolés (du domaine de l'illustration classique), soit à des séquences dessinés (en bandes et en cases, comme dans une BD traditionnelle).

Ainsi donc, Gemma Bovery n'est pas structurellement opposé au roman de Flaubert, il en constitue une version alternative, déviante, critique, en utilisant les caractéristiques propres à l'art séquentiel. Toute l'efficacité et l'intelligence de cet album tient dans sa faculté à montrer à la fois ce qui distingue et rassemble le roman et la BD. Posy Simmonds pourrait fort bien, à sa manière, s'exclamer : "Gemma Bovery, c’est moi !" car Gemma Bovery, ce n'est pas Emma Bovary, et ce n'est donc pas Gustave Flaubert. 
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Si vous êtes curieux et (très) indulgent, vous pourrez aussi visionner l'adaptation de ce roman graphique par la réalisatrice Anne Fontaine, sortie en 2014, avec Gemma Arterton (qui incarna aussi Tamara Drewe, l'héroïne de l'autre album de Posy Simmonds, dans le film autrement plus réussi de Stephen Frears - une mauvaise idée de casting car l'actrice ne ressemble pas à Gemma Bovery, mais surtout parce que cela donne l'impression que tous les personnages de Simmonds sont interchangeables au cinéma) et Fabrice Luchini (qui cabotine affreusement dans un rôle improbable pour lui). 

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