OPERATION SWEET TOOTH (en v.o. : Sweet Tooth) est un roman écrit par Ian McEwan, traduit en France par France Camus-Pichon, publié en 2012 par les éditions Gallimard.
Angleterre, années 1970. Serena Frome est la fille aînée (sa cadette se prénomme Lucy) d'un couple de fervents protestants (son père est évêque). Naturellement douée pour les mathématiques, elle est encouragée par sa mère à suivre des études dans cette matière à l'université, mais échoue en constatant qu'elle n'a pas le niveau requis.
Sa passion réelle est toute autre puisqu'elle est une lectrice gourmande, même si elle manque de sens critique. Mais sa vie va basculer lorsque, grâce à son petit ami Jeremy Brott, elle rencontre un enseignant, Tony Canning, dont elle devient rapidement l'amante. Il souhaite la former pour qu'elle intègre le MI-5, le service de contre-espionnage britannique où il a jadis exercé.
Une fois qu'elle a été repérée par les cadres de l'institution, suite à des articles qu'elle a écrits dans une revue de sa faculté, il rompt brusquement avec elle.
Soumise à des tâches subalternes, Serena se fait une amie de sa collègue, Shirley Shilling, et s'éprend d'un collègue, Max Greatorex, qui la recommande pour un projet spécial : l'opération "Sweet Tooth". Il s'agit d'entrer en contact avec un jeune et prometteur auteur de romans, Thomas Haley, dont les écrits correspondent à la ligne politique que veut promouvoir le gouvernement. Via une organisation-écran, elle lui propose de le financer pour qu'il se consacre uniquement à la littérature mais sans qu'il se doute que sa production participe à une "guerre des idées", susceptible d'influencer l'opinion publique.
Serena et Tom deviennent amants mais la situation politique se tend (à cause des attentats revendiqués par l'IRA, de la crise énergétique...). Ce contexte semble inspirer l'écrivain qui rédige un court roman apocalyptique dont la parution anticipée retient l'attention de la critique et du jury du Jane Austen Prize - qui finit par le couronner.
Mais ce succès ne ravit pas les pontes du MI-5, surtout que la presse révèle la liaison de Tom avec Serena, dont la mission est dévoilée. Le scandale brise leur couple, mais le jeune auteur découvre les coulisses de l'affaire dont il a été un pion et proposera une issue inattendue à sa maîtresse de s'en sortir avec lui.
Ian McEwan
Je ne connais pas spécialement bien l'oeuvre de Ian McEwan, pourtant désigné comme un des meilleurs romanciers anglais contemporains (il est né en 1948), mais un de ses ouvrages fut pour moi une déflagration ! Ceux qui ont tourné les pages de Expiation partageront mon émotion, et j'invite vivement les autres à se procurer cet opus qui mérite pleinement sa qualification de chef d'oeuvre - et qui fut adapté au cinéma en 2007 par Joe Wright sous le titre français Reviens-moi (avec James McAvoy et Kiera Knightley), pour un résultat très honnête.
C'est après avoir récemment lu Expo 58 et un article dans lequel Opération Sweet Tooth lui était attaché (parce que Jonathan Coe est anglais comme McEwan et que leurs histoires s'inscrivent dans le cadre de l'espionnage) que je me suis plongé dans ce bouquin consistant mais passionnant de 440 pages (ce qui explique aussi que je n'ai pas ouvert de bandes dessinées entretemps).
Ian McEwan est connu pour son goût des intrigues et des personnages ambigus : il brode des fictions sophistiqués où les héros sont liés par des connections complexes et évoluent dans des climats intenses - autant d'éléments pour procurer une impression forte chez le lecteur. C'est un auteur expérimenté, qui produit depuis une quarantaine d'années, mais dont la sensibilité a su évoluer, si j'en crois ce que j'ai pu apprendre dans des critiques, passant de récits sombres à des livres dont les motifs sont désormais plus nuancés. En somme, il s'agit d'un écrivain qui ne se contente pas d'une formule, mais qui (se) teste, et épate avec constance.
Avec Opération Sweet Tooth, on peut deviner que McEwan, à 60 ans passés, se livre à une forme d'introspection vigoureuse sur l'auteur débutant qu'il fut et ce dispositif participe grandement au plaisir qu'on retire de son ouvrage.
"Mes exigence étaient simples. J'attachais peu d'importance
aux thèmes ou aux phrases bien tournées, je sautais
les descriptions soignées du temps qu'il faisait,
des paysages, des intérieurs.
Il me fallait des personnages auxquels je puisse croire,
et je voulais que l'on me donne envie de savoir
ce qui allait leur arriver."
(Serena Frome)
Toutefois, le roman offre une telle richesse dans ses différents niveaux de lecture qu'on ne saurait le réduire à une variation autobiographique. A l'histoire personnelle se superpose la grande Histoire dans un récit précisément situé - l'Angleterre du début des années 1970 - et soulignant l'aspect dérisoire des manigances dont ses héros sont les jouets et l'impact qu'elles auront sur leurs vies.
Harold Wilson,
premier ministre anglais de 1964 à 1970
et de 1974 à 1976.
Edward Heath,
premier ministre anglais de 1970 à 1974.
L'intrigue se déploie selon une succession d'événements prévisibles - l'initiation d'une jeune femme, sa participation à une opération des services secrets, sa relation avec un écrivain, l'échec inévitable de la mission, la possibilité d'en réchapper - mais dont l'agencement est si adroit, si bien mené qu'il vous accroche jusqu'au bout. Les protagonistes sont tous dépeints avec une vérité psychologique et une chair troublante qu'on les suit avec un plaisir jamais pris en défaut. Au point même que, quand leur situation est compromise, menacée sérieusement, on espère, sentimentalement, qu'ils s'en sortiront indemnes : la preuve, simple mais forte, que l'auteur nous a piégés avec la même science que le personnage qui, finalement, détruira cette opération à laquelle il n'a jamais cru (qu'il a même détestée pour des raisons, elles aussi, sentimentales...).
L'apprentissage de Serena Frome est autant romantique (elle est une authentique héroïne amoureuse, hantée par les hommes dont elle s'éprend) que politique (dans un contexte particulièrement agité et que le livre nous apprend). L'Angleterre de ces années-là vit la fin d'une époque avec le conflit nord-irlandais qui l'oppose à l'IRA mais aussi la crise qui la traverse au quotidien sur son propre territoire (avec les grèves des mineurs, la semaine de travail réduite à trois jours, les luttes de pouvoir entre travaillistes et conservateurs, MI-5 - en charge de la surveillance intérieure - et le MI-6 - en charge de la surveillance extérieure, soutenu par l'Armée). C'est passionnant car McEwan ne néglige jamais son intrigue au profit d'une leçon d'Histoire, et procède même à un glissement progressif du récit d'espionnage à une romance contrariée (les deux aspects entrant sans cesse en conflit pour pimenter l'ensemble).
Brighton, dans les années 70,
où les héros du roman, Serena Frome et Tom Haley, s'aiment.
Par ailleurs, un peu comme le fait Paul Auster (même si c'est d'une manière distincte), McEwan s'amuse avec une mise en abyme dans la narration : les fictions perverses, parfois dignes d'anticipations, de Tom Haley (en qui on peut projeter un double "voilé et détourné" de l'auteur lui-même) donnent un relief saisissant à ce qui nous est racontés dans la trame principale - et rappellent que les premières nouvelles de McEwan lui valurent le surnom de "Ian Macabre". Avec ses nouvelles malsaines ou malicieuses ou son court roman apocalyptique, Haley mériterait le même titre.
Toutefois, ne nous y trompons pas, la "voix" de l'auteur n'est pas Tom Haley, mais bien, et c'est aussi une singularité jubilatoire de l'oeuvre, Serena Frome. Elle est décrite comme une "superbe femme" avec une économie de mots qui est puissamment suggestive, mais c'est aussi une provinciale, jeune, naïve, au tempérament presque transparent (ce qui la prédispose au métier de l'espionnage et ce qui accompagne la réflexion de McEwan comme quoi "les romanciers sont des espions", observant la vie des gens autour d'eux, leur propre existence aussi, pour en tirer des rapports stylisés). C'est, selon l'expression bien connue d'Hitchcock, aussi "le feu sous la glace", quand on la voit devenir une maîtresse passionnée, tiraillée entre ses sentiments et ses secrets, capable de s'enflammer pour Alexandre Soljenitsyne et son Archipel du Goulag.
Alexandre Soljenitsyne :
"Malheur à la nation dont la littérature est bousculée
par les interventions du pouvoir."
"Malheur à la nation dont la littérature est bousculée
par les interventions du pouvoir."
Le plus étonnant demeure pourtant que tout cela est inspiré de faits réels : durant la guerre froide, américains et britanniques ont vraiment enrôlé des écrivains, qui le savaient ou non, pour fournir une conséquente propagande anti-communiste sous la direction du MI-5 et du Foreign Office. Pour quels résultats concrets ? Opération Sweet Tooth laisse entendre que cela n'a pas eu tant de conséquence que cela, et un invité américain, rappelant une ancienne mission imaginée par Ian Fleming (avant qu'il n'écrive la série des James Bond), l'opération "Mincemeat" de 1943 (destinée à abuser les franquistes et leurs alliés nazis des mouvements militaires ennemis), rappelle qu'il faut être modeste avec ce genre de projet. C'est savoureux et lucide.
Mais ce sont tous ces ingrédients - réflexions sur l'écriture, l'amour, les sentiments et la manière dont on s'en sert pour manipuler, l'imprévisibilité des relations humaines au-delà des plans d'une administration - qui font de ce prodigieux texte une production romanesque palpitante questionnée par les rapports complexes et intimes entre réel et fiction.
Lorsque la partie est consommée et l'histoire se retourne dans un twist épatant à la fin, au terme d'un ultime chapitre confessionnel et romantique, Ian McEwan laisse le lecteur pantois et ravi à la fois, avec une porte laissée ouverte par Tom Haley pour Serena Frome sur le choix du vainqueur : le mensonge et l'illusion, ou la vérité et l'amour.
*
Je vous propose, une nouvelle fois, mon casting idéal pour une version cinématographique de ce roman. J'ai, cette fois, en plus, poussé le "vice" jusqu'à réunir une distribution entièrement anglaise (à une exception), mais je me suis fait plaisir en réunissant un couple déjà à l'affiche d'un très beau film (Bright Star, de Jane Campion).
Abbie Cornish : Serena Frome
Ben Winshaw : Tom Haley
Mark Rylance : Tony Canning
Eddie Redmayne : Max Greatorex
Colin Firth : Nutting
Romola Garaï : Shirley Shilling
Michael Caine : l'Evêque
Juno Temple : Lucy Frome
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