vendredi 25 septembre 2015

Critique : TOKYO EST MON JARDIN, de Benoît Peeters et Frédéric Boilet


TOKYO EST MON JARDIN est un récit complet co-écrit par Benoît Peeters et Frédéric Boilet et dessiné par Frédéric Boilet, publié en 1997 par Casterman.
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David Martin réside à Tokyo, au Japon, où il cumule deux emplois : d'un côté, il travaille pour un poissonnier sur le marché de la ville ; de l'autre, il représente le cognac Heurault, produit par un petit exploitant en France qui cherche à exporter en Asie.
En vérité, il n'a pas réussi, malgré ses efforts, à imposer cette marque et il doit bientôt accueillir M. Jean-Jacques Herault pour faire le point sur la situation.
Entretemps, David se fait larguer par sa fiancée japonaise et fait la connaissance de la belle Kiméi. Ils tombent rapidement amoureux et entament une liaison. La jeune femme travaille pour les relations publiques du couturier Jean-Paul Gaultier et s'occupe de la promotion des ventes.
M. Heuralt débarque et David tente de le convaincre de persister dans leur projet commercial car, sans cela, il perdra son titre de séjour au Japon. Un repas improvisé avec la mère de Kiméi va donner une issue favorable à ce problème... Même si, finalement, David devra rentrer à Paris où le travail de Kiméi l'a conduit.

Avant de critiquer le contenu de ce roman graphique, je crois préférable de vous déconseiller la lecture de sa préface, pourtant signée par l'écrivain et essayiste Dominique Noguez. Certes, ça fait chic d'avoir trois pages rédigées par un homme de lettres renommé. Pourtant, ce qu'il écrit est d'un effroyable snobisme et ne rend pas service à l'oeuvre de Frédéric Boilet en abusant du name-dropping (mais jamais en citant des auteurs de BD, plutôt des cinéastes et des écrivains, sans doute pour faire plus sérieux) et de termes techniques empruntés au 7ème Art (comme si le 9ème n'avait pas un vocabulaire assez fourni...).
Bref, zappez cet avant-propos aussi pompeux qu'inutile pour plonger directement dans Tokyo est mon jardin.

L'histoire de cet album s'inspire de la propre vie de Frédéric Boilet qui s'est appuyé sur une abondante documentation personnelle pour la concevoir. Il a en effet lui-même vécu au Japon, avec une jeune femme tokyoïte, appris la calligraphie du pays, pour en tirer ce récit romancé.

Pour peaufiner la mise en forme de son scénario, il a fait appel à Benoît Peeters (collaborateur historique de François Schuiten pour la série des Cités Obscures, notamment, et grand théoricien pédagogue de la bande dessinée), qui a surtout travaillé à la rédaction des dialogues. Le récit, sa construction sont le fruit des efforts de Boilet, qui a aussi signé le lettrage (aussi bien pour les textes en français qu'en idéogrammes japonais).

Tokyo est mon jardin est une expérience proche de ce qu'on appelle l'auto-fiction. Comme disait le romancier Pascal Jardin quand on lui demandait de définir son travail : "dire des choses exactes et mettre de faux noms". Ce vérisme, cette école littéraire et artistique axée sur la représentation de la réalité quotidienne et des problèmes sociaux, s'étend à la relation de l'intimité : toute l'histoire est racontée du point de vue de son héros, un jeune homme vivant dans un pays étranger auquel il s'est parfaitement familiarisé, au point d'en maîtriser le langage et la lecture de son écriture. 

On le suit ainsi en train de jongler avec deux emplois, la fatigue qui en découle, les conséquence sur sa vie amoureuse, sa rencontre avec une autre jeune femme, le début de leur liaison, l'affirmation de leur couple, l'accueil de son patron français, ses ruses pour le convaincre de continuer sa tentative de s'implanter en Asie... 

Boilet, avec la complicité de Peeters, dont les dialogues sont d'un naturel confondant (alors que le style du co-scénariste est différent dans ses autres ouvrages), narre tout cela avec ce qu'il faut de pudeur et d'humour, faisant preuve d'une auto-dérision bienvenue. Mais il ose aussi des scènes très intimes étonnantes, notamment quand il s'agit de rapporter la vie sexuelle de David et Kiméi, montrée sans vulgarité mais sans fard non plus. Loin de gêner la lecture en nous faisant témoin de moments très privés, ce procédé permet de souligner l'authenticité et la franchise de la démarche.

Graphiquement, Boilet s'est servi de nombreuses photographies pour effectuer des repérages sur les lieux de l'action mais aussi pour donner à ses personnages les traits de ses proches. On atteint une sorte de dimension quasi-documentaire très troublante, l'impression de réalisme est vertigineuse, sans pourtant sombrer dans un calque facile et flatteur.

L'expressivité des personnages est bluffante, et d'autant plus remarquable que le trait de Boilet est épuré, dans le registre de la "ligne claire". L'encrage n'en rajoute pas, ce qui produit un dessin véritable, stylisé, très organique.

Enfin, l'artiste a eu le privilège d'avoir un assistant de luxe en la personne de Jiro Taniguchi (auteur des récits complets Quartier Lointain, Le Journal de mon Père, etc), qui a réalisé les trames grises ajoutées au dessin. Cet effet évoque la photographie des films d'Ozu, Mizoguchi, de manière très élégante, très bien dosée, renforçant ici une ambiance, là une lumière ou des ombres.

La morale qu'on peut tirer de la lecture de Tokyo est mon jardin est double : d'abord, elle nous rappelle qu'une bonne dessinée, quel que soit son format, n'a pas besoin d'être analysée en piochant dans le lexique d'un autre art (la bande dessinée est un art à part entière, avec sa richesse narrative et esthétique) ; et ensuite, à l'image du héros poursuivi par un running gag à propos de ses lunettes puis de ses lentilles de contact, le regard est essentiel dans notre rapport aux autres, à la culture, à la manière de parler de nous. 

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