Pourquoi Jeff Lemire a-t-il ajouté au titre Black Hammer la formule Age of Doom pour relancer sa série ? On pouvait facilement saisir que les héros de son histoire étaient déjà en fâcheuse posture avant cela. Mais c'est avec cet épisode qu'on mesure vraiment la justesse de cet accroche supplémentaire où, avec Dean Ormston, le scénariste nous entraîne littéralement jusqu'en Enfer...
Lucy Weber demande à Lonnie James de l'aider à quitter l'Anteroom et il accepte de la guider vers une sortie. Ils traversent ainsi un portail dimensionnel avant qu'il ne l'abandonne devant de hautes grilles menant directement aux Enfers !
Cependant, à Rockwood, Abe répare le toit de la ferme, précédemment endommagé par Gail, laquelle part en ville enquêter avec Barbalien sur l'histoire de la commune au sujet de laquelle Lucy, avant sa disparition, n'avait rien trouvé. Direction : la bibliothèque.
En Enfer, Lucy rencontre Jack Sabbath, un ancien de l'Escadron de la Liberté, qui la reconnaît, grâce à son costume, comme la fille de Black Hammer. Mais leur conversation est interrompue par l'apparition du Diable qui s'amuse de l'identité de la visiteuse et lui montre qu'il détient son père. Un leurre en vérité mais qui provoque la colère de la jeune femme.
A leur grande surprise, Gail et Barbalien trouvent, au contraire de Lucy, plusieurs ouvrages richement documentés sur l'histoire de Rockwood. Qu'est-ce que cela signifie ? Leur amie aurait-elle été abusée ? Ou sa disparition a-t-elle altéré la réalité ? Gail est désorientée et lasse, au point qu'elle confie à Barbalien sa romance passée avec un de leurs ennemis communs, Sherlock Frankenstein, qu'elle souhaiterait retrouver tout comme sa vie avant d'être coincée à Rockwood.
Lucy a corrigé les démons de l'Enfer et exige du Diable qu'il la renvoie chez elle. Il s'exécute... Mais en se jouant d'elle et de Jack Sabbath qui l'accompagne car ils atterrissent alors au Pays des Rêves !
Le dispositif narratif de Jeff Lemire, depuis la relance de la série, est simple mais habilement exploité. Cette narration parallèle suit en alternance d'un côté Lucy Weber devenue Black Hammer dans l'au-delà, et de l'autre côté reste auprès des héros retenus dans les environs de Rockwood.
Lemire s'amuse avec ces deux cadres d'une façon qui rappelle indéniablement la série télé Lost, notamment à partir de sa saison 2 (lorsqu'on fit connaissance avec d'autres survivants du vol 815 de la compagnie Ocean Airlines). Il ne s'agit pas tant de fournir des réponses claires au lecteur que de continuer à l'égarer, à le faire douter en multipliant les rebondissements, les fausses pistes.
Dans le cadre de Black Hammer : Age of Doom, la ballade aux Enfers de Lucy figure l'aspect désormais le plus fantastique et fantaisiste de la série et le scénariste ne cherche pas à innover dans la représentation : nous voilà transporté dans des profondeurs écarlates et fumantes, dominée par un Diable gigantesque et sournois. Dean Ormston s'amuse visiblement beaucoup à animer cette dimension effectivement cauchemardesque tout en maintenant un découpage très simple à base de larges cases et d'images évocatrices (comme celle où le Black Hammer original est captif dans une cage).
Puis dans le feu et le sang, Lucy se déchaîne et impressionne le Diable au point de lui arracher un droit de sortie. Mais évidemment, il ne faut jamais parier avec le Diable car il se joue toujours de ses ennemis. Ce qui aboutit à un dénouement sarcastique à souhait. On pourra grogner en trouvant que Lemire ne fait que gagner du temps en expédiant son héroïne d'un endroit à un autre, mais c'est si jubilatoire qu'on serait mal inspiré de s'en plaindre.
Le décor de Rockwood nous est désormais familier avec la ferme, la ville voisine, et les multiples sous-intrigues en pleine éclosion depuis qu'elles ont été semés dans le premier Volume de la série et plus encore depuis sa reprise récente. Les héros se sont pourtant désormais organisés à la fois pour partir de leur prison et retrouver Lucy Weber, convaincus que les deux événements sont liés.
L'épisode consacre donc de la place au duo Gail-Barbalien et leurs investigations sont déroutantes. sans remettre en cause ce que leur avait racontés Lucy, ce qu'ils découvrent la contredit totalement. Comme eux, nous voilà bien décontenancés... Mais la scène la plus remarquable a un autre objet : depuis dix ans qu'ils sont coincés dans cette bourgade, le temps a diversement usé les personnages. Si Abe s'est résigné, Gail a, depuis le début de la série, exprimé sa frustration (d'avoir perdu ses pouvoirs, d'être restée une fillette) : on apprend maintenant qu'elle est aussi accablée parce qu'elle était l'amante du vilain Sherlock Frankenstein avec lequel elle souhaite renouer si elle peut s'évader. Cet aveu étonne Barbalien à bien des niveaux tout en le renvoyant à ses propres secrets (qu'a deviné Gail - cf. son attirance pour le curé).
On peut facilement (et malencontreusement) limiter Black Hammer à un projet référentiel, un divertissement ludique et ponctué par quelques scènes spectaculaires. Mais, derrière cela, le projet de Jeff Lemire est (surtout) une épatante réflexion sur une autre forme d'héroïsme : celui d'exister, ce continuer à vivre, à espérer, malgré des pertes profondes, intimes, et lutter malgré tout contre la fatalité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire