J'avoue, bien piteusement, n'avoir jamais suivi les précédentes séries, pourtant réputées fameuses, créées par David Simon, comme The Wire/Sur Ecoute ou Treme, mais ce n'était qu'une question de temps avant que je fasse connaissance avec l'oeuvre de cet ancien journaliste engagé associé au romancier de polars George Pelecanos. The Deuce aura donc été l'occasion : produite par HBO et diffusée en France sur OCS, cette première saison (sur les trois que devrait compter le projet) en huit épisodes de 60 minutes (hormis le pilote qui en dure 85) est pourtant né après plusieurs idées refusées par la chaîne. Plus désabusé que cynique ou opportuniste, Simon a investi dans un sujet périlleux : raconter comment, à l'aube des années 1970, l'industrie du X a bouleversé le milieu de la prostitution et l'économie du cinéma en faisant croire à une révolution des moeurs.
Le résultat est passionnant et magistral.
Frankie Martino, Paul Hendrickson et Vincent Martino (James Franco et Chris Coy)
1971, New York. The Deuce est le surnom argotique de la 42ème Rue où tapinent les prostituées, surveillées par leurs proxénètes, eux-mêmes sous dans le viseur de la police. Vincent Martino tient un bar dans cette artère où vient se désaltérer toute cette faune urbaine, l'établissement appartient à un restaurateur coréen qui se désole de l'image de son commerce et veut céder son affaire.
Ruby, Vincent et Candy (Pernell Walker, James Franco et Maggie Gyllenhaal)
Car, en vérité, tout ce beau monde est complice : les autorités procèdent aux arrestations ponctuelles et arbitraires des filles pour que la Mairie donne le sentiment de contrôler cette débauche et garde la ville propre, mais les flics reçoivent des pots-de-vins des barmen en échange de leur protection et les macs font tourner leurs putes en attendant que l'une d'elles soit relâchée.
Bobby Dwyer et Vincent (Chris Bauer et James Franco)
Bobby Dwyer, le beau-frère de Vincent, qui travaille sur des chantiers de construction, souhaiterait se reconvertir dans un business moins pénible et plus lucratif et c'est, de manière inattendue, qu'il va pouvoir exaucer son souhait. Frankie, le frère jumeau de Vincent, est un flambeur qui doit beaucoup d'argent à la mafia italienne. L'un des caïds conclut un marché avec les frères Martino, qui y mêle Bobby : d'abord il confie la gestion d'un ancien bar gay à Vincent pour y blanchir leur argent sale puis Frankie veille à la récolte des fonds encaissés par des cabines clandestines de projection de films pornos dans des vidéo-clubs et enfin Bobby dirige un immeuble abandonné transformé en "salon de massage" (une couverture pour une maison close).
C.C., Reggie et Larry (Gary Carr, Tariq Trotter et Gbenga Akinnagbe)
Tout en graissant la patte des flics, les italiens profitent de l'assouplissement de la législation sur les moeurs avec ces combines. Mais, ce faisant, ils révolutionnent rapidement le marché de la prostitution et du porno. Les macs acceptent à contrecoeur de laisser leurs filles travailler dans les "salons" pour éviter les arrestations intempestives de la police et les clients dangereux : entre le loyer qu'ils versent à Bobby et le profit qu'ils tirent de ce nouveau mode d'exploitation, ils restent gagnants même s'ils ne sont plus les maîtres de la rue. Les affaires prospèrent pour tous : les Martino, la mafia, la police, les proxénètes.
Eilen Merrell alias "Candy"
Trois femmes traversent cet univers masculin. D'abord, il y a "Candy", de son vrai nom Eilen Merrell : elle a fui son père violent et gagne sa vie en tapinant tout en payant l'éducation de son fils laissé à sa propre mère. Refusant d'être sous la coupe d'un mac, un soir, elle se fait tabasser par un client : c'est le déclic pour qu'elle décide d'arrêter la prostitution et tenter sa chance comme actrice de films X amateurs. Assimilant rapidement les ficelles du métier et les opportunités qu'offrent l'évolution de la loi sur la pornographie, elle aspire à passer derrière la caméra en gagnant la confiance d'un réalisateur.
Abigail Parker (Margarita Levieva)
Ensuite, il y a Abigail Parker : cette étudiante issue d'une bonne famille interrompt sur un coup de tête des études universitaires prometteuses pour être indépendante. Après quelques petits boulots aliénants, elle se fait embaucher par Vincent comme barmaid et devient sa maîtresse. Libre et intelligente, tenant à son autonomie, elle s'interroge sur les raisons qui poussent les putes à rester aux ordres de leurs macs - et aidera l'une d'elles à s'en sortir.
L'agent Chris Alston et Sandra Washington (Lawrence Guillard Jr. et Natalie Paul)
Enfin, il y a Sandra Washington : cette journaliste noire et ambitieuse rédige des articles sans intérêt dans un petit journal mais enquête sur les activités de la Deuce. Elle questionne d'abord les prostituées jusqu'à être arrêtée en leur compagnie une nuit et c'est ainsi qu'elle rencontre l'agent Chris Alston, policier intègre grâce auquel elle met à jour le réseau de corruption généralisé qui règne sur cette artère. Ils deviennent amants mais, malheureusement, l'article qu'elle écrit est censuré, faute d'une source dûment nommée - ce que refuse d'être Alston, dont le nouveau capitaine de son district entend bien, avec son aide (et contre une promotion), procéder à un grand nettoyage parmi tous les ripoux sous son commandement.
Les tapineuses de la Deuce
1972. Le film Gorge Profonde sort dans toutes les salles et obtient un triomphe : le monde est en train de changer et l'industrie du sexe, depuis la rue jusque dans les studios de tournage, s'emballe, entraînant avec eux tous ceux qui saisiront cette opportunité et laissant sur le carreau les autres, refusant d'embarquer...
Tous les articles, dans la presse ou sur le Net, sont unanimes et je ne serai donc pas original en m'alignant : The Deuce est un "instant classic", un chef d'oeuvre. L'écriture est extraordinaire de justesse, les acteurs fabuleux, la réalisation somptueuse, on ne peut qu'être impressionné par la qualité de la production et son audace et son intelligence.
Même si des figures se distinguent dans ce foisonnant récit, il s'agit d'une série chorale, et l'ambition de David Simon et George Pelecanos est immense. Cela ne leur suffit pas de reconstituer une époque de manière plus vraie que ne le ferait un documentaire, ils utilisent ces voix multiples, cette diversité de points de vue pour embrasser leur sujet de la façon la plus complète et nuancée possible. Et tout cela en évitant tout racolage.
Bien entendu, comme The Deuce est diffusée aux Etats-Unis sur une chaîne à péage comme HBO, cela permet de montrer tout ce qu'un grand Network interdirait : la nudité, la violence (verbale et physique)... Mais passez votre chemin si vous espérez vous rincer l'oeil en suivant cette saison (et les prochaines aussi à mon avis) car le regard posé sur ce milieu, ce décor, les êtres qui l'animent, est d'une vibrante humanité et exempt de tout jugement moral. Nulle glorification des macs, aucun glamour chez les travailleuses du sexe, pas d'héroïsme rassurant chez les flics, et profil bas chez les complices. Le constat qu'on en tire est celui d'une Amérique au carrefour de son Histoire : en 1971, le pays est encore déchiré par le conflit au Vietnam, le mouvement hippie s'est fané, tout un chacun doit se débrouiller pour survivre dans un environnement brutal et morose... Sans se douter que le pire est encore à venir avec le "Watergate", le retour des vétérans au pays, le fossé entre l'euphorie du disco et la rage du punk : en somme, la fin d'une grande illusion dans le territoire de la seconde chance, là où tout est possible du rêve au cauchemar.
Le capitalisme sauvage va bientôt s'imposer et marchandiser de fond en comble la société : cela esst illustré par l'éclosion du cinéma porno contre le commerce des corps dans la rue, les salons de massage qui cachent des bordels et le cinéma qui procure les plaisirs jusqu'alors interdits du sexe en toute légalité. Gorge Profonde, le film étendard de cette révolution, dans lequel l'héroïne, incarnée par Linda Lovelace (incarnée fugacement par une actrice dans le dernier épisode de la saison lors d'une "première" à New York), a un vagin dans la gorge, deviendra ironiquement le surnom donné à l'informateur qui permettra de faire éclater le scandale des écoutes placé dans une permanence du Parti Démocrate par le camp Républicain sur ordre de Richard Nixon, ensuite destitué.
La 42ème Rue est un théâtre fascinant et abject à la fois : la mysoginie y est omniprésente et assumée, sans complexe, les filles y sont exploitées et quand elles sont fatiguées réprimées, les clients viennent se soulager de leurs frustrations dans des chambres sordides et si les putes sont tabassées ou tuées, personne ne les pleure. Ni les proxénètes écoeurants d'indifférence, pensant plus à l'argent perdu, ni les flics protégeant les commerçants contre des enveloppes de cash, ni la municipalité qui organisent un simulacre de service d'ordre pour nettoyer la rue durant quelques heures chaque semaine.
Ces individus, victimes ou malfrats, témoins ou clients, Simon et Pelecanos (avec le concours sur quelques épisodes de Richard Price, autre cador de la série noire) ont voulu les représenter avec le concours de collaboratrices - la moitié de la saison est réalisée par des femmes. Les acteurs eux-mêmes ont investi dans le projet en s'impliquant totalement dans leurs rôles mais aussi en qualité de co-producteurs. On peut aisément deviner le souci de livrer une oeuvre politique, militante, mais surtout équilibrée, lucide dans cette participation exceptionnelle à cette société en mutation où personne n'a les mains propres.
On retiendra particulièrement les prestations sensationnelles de James Franco (lui aussi derrière la caméra le temps de deux épisodes) dans les rôles des frères Martino (dont les modèles ont fourni des anecdotes sur cette époque aux auteurs) et de Maggie Gyllenhaal, prodigieuse de finesse. Mais le trio de macs campés par Gary Carr, Tariq Trotter et Gbenga Akinnagbe, le policier honnête joué par Lawrence Guillard Jr. ou les partitions interprétées subtilement par Margarita Levieva et Natalie Paul sont aussi remarquables.
Huit épisodes, c'est en vérité bien peu pour tout ce que promet The Deuce, mais la densité, l'intensité et la régularité de cette première saison en fait une série incontournable qui, comme Westworld sur la même chaîne, devrait assurer de beaux jours à son diffuseur en quête d'un successeur à Games of throne sur le point de s'achever.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire