"Vous qui pénétrez dans mon coeur, ne faîtes pas attention au désordre."
Jean Rochefort est mort. Certes, il avait atteint l'âge vénérable de 87 ans, mais cet immense comédien semblait immortel, figure si familière depuis six décennies, incarnation de tant de rôles mémorables, un des derniers représentants d'une exceptionnelle génération d'acteurs populaires.
J'adorai Jean Rochefort, et je ne serai pas original en dessinant son portrait selon des termes repris par déjà beaucoup de ceux qui lui ont rendu hommage depuis hier. Mais, que voulez-vous, c'est vrai qu'il était la classe absolue. Mieux : c'est un interprète spirituel. Il avait ce regard pétillant, à la fois triste et farceur, distancié et lucide, profond et chaleureux. Il avait cette allure svelte et élégantissime, ce sourire facétieux, cette manière d'en imposer naturellement sans paraître supérieur. Et les privilégiés qui eurent l'honneur de le côtoyer, professionnellement ou personnellement, louaient tous - une unanimité rare - sa gentillesse, sa bienveillance.
Patrice Leconte, qui le dirigea à sept reprises (malgré une première fois qui faillit être fatale à leur collaboration), soulignait pourtant que ce dandy génial connaissait des "hauts très hauts et des bas très bas". Rochefort ne s'en cachait d'ailleurs guère, confirmant aller de la comédie au drame dans sa filmographie comme dans sa vie privée, mais il l'admettait avec humilité et pudeur, comme lorsqu'il confessait avoir aussi beaucoup tourné des films "avoine-blé" pour l'argent et aussi pour entretenir sa passion ruineuse pour les chevaux.
Lorsqu'un artiste s'en va, on mesure l'affection qu'on lui portait en se souvenant du nombre d'oeuvres qu'il laisse et qu'on appréciait. C'est ainsi, qu'objectivement, qu'on considère l'admiration suscitée par Jean Rochefort. Et, hier soir, je me suis amusé à lister quelques titres de sa riche carrière qui accompagnèrent et accompagneront encore longtemps mes plaisirs de spectateur.
Cartouche, de Philippe de Broca, avec Jean-Paul Belmondo et Jess Hahn (1962)
Angélique, marquise des anges, de Bernard Borderie, avec Michèle Mercier (1964)
Dans les années 1960, Jean Rochefort est un membre de la "Bande du Conservatoire", avec ses amis (pour la vie) Jean-Pierre Marielle et Jean-Paul Belmondo. Complexé par son physique, se sentant gauche à l'écran (il racontera l'expérience d'un tournage avec Brigitte Bardot qu'il devait embrasser et qui l'émut tellement qu'il soupira de soulagement quand après plusieurs prises, le réalisateur mit fin à son "calvaire" "à l'âge où les érections venaient rapidement"), il promène son visage encore glabre d'aigrefin dans des films multi-rediffusés depuis comme le magnifique Cartouche ou la série des Angélique (où, visiblement, comme nous, il contemple avec bonheur la divine Michèle Mercier).
Le Grand Blond avec une chaussure noire, d'Yves Robert (1972)
Salut l'artiste, d'Yves Robert, avec Marcello Mastroianni (1973)
Comment réussir quand on est con et pleurnichard, de Michel Audiard,
avec Jane Birkin (1973)
L'Horloger de Saint-Paul, de Bertrand Tavernier, avec Philippe Noiret (1973)
Que la fête commence, de Bertrand Tavernier, avec Philippe Noiret (1975)
Un Eléphant, ça trompe énormément, d'Yves Robert,
avec Claude Brasseur, Victor Lanoux et Guy Bedos (1976)
Le Crabe-Tambour, de Pierre Schoendoerffer, avec Claude Rich (1977)
Le Cavaleur, de Philippe de Broca (1978)
Les années 70 vont le consacrer comme une vedette en même temps qu'il arbore la moustache. C'est Yves Robert qui lui offre ce tremplin vers la reconnaissance, avec un second rôle fameux dans Le grand blond avec une chaussure noire. Le cinéaste et l'acteur entament alors un partenariat exceptionnel, culminant avec le diptyque Un éléphant, ça trompe énormément-Nous irons tous au paradis, le "film de potes" absolu, définitif, indépassable. Mais Philippe de Broca lui donne aussi Le Cavaleur, où il est formidable, jouant aux côtés de son épouse d'alors, Nicole Garcia. Pour le timide embrassé par Bardot, ces années le voient étreindre les plus belles actrices (Catherine Deneuve dans Courage, fuyons) et accompagner des collègues étincelants (dont son autre ami, Philippe Noiret, ou le génial Marcello Mastroianni).
Résultat logique : en 1978, à la première cérémonie des "César", il reçoit le prix de la meilleure interprétation masculine pour Le Crabe-Tambour, où il est bouleversant.
Tandem, de Patrice Leconte, avec Gérard Jugnot (1987)
S'il ne fallait en garder qu'un dans la décennie suivante, ce serait celui-ci : Tandem, de Patrice Leconte. Fâché à mort avec le réalisateur après une première expérience désastreuse (Les Vécés étaient fermés de l'intérieur, 1976), il accepte, à contrecoeur, ce rôle d'animateur radio (inspiré de Lucien Jeunesse) dont son assistant lui cache que l'émission n'est plus à l'antenne. Rochefort y est splendide, flamboyant et pathétique à la fois. Incroyable mais vrai : il ne reçoit pas le "César" qui lui tend les bras ! Mais il se réconcilie avec Leconte dont il va devenir "la" muse pour d'autres longs métrages remarquables.
Le Mari de la coiffeuse, de Patrice Leconte, avec Anna Galiena (1990)
Cible émouvante, de Pierre Salvadori,
avec Marie Trintignant et Guillaume Depardieu (1993)
Les Grands Ducs, de Patrice Leconte,
avec Philippe Noiret et Jean-Pierre Marielle (1996)
Toujours bon pied bon oeil, Rochefort entame les années 90 en devenant une sorte d'aimant pour des cinéastes débutants à qui il donne tout, son expérience et sa fantaisie, dans des compositions inoubliables. Le temps a creusé son visage et l'âge lui confère une sorte de majesté supplémentaire : il traverse l'écran comme un seigneur. Dans Le Mari de la coiffeuse, Leconte lui donne un écrin à sa (dé)mesure pour une histoire d'amour poignante (dont sa partenaire, Anna Galiena, ne se remettra jamais), mais il faut voir le comédien improviser des danses orientales sans une once de retenue - au client qui lui demande où il a appris cela, son personnage répond, comme le ferait son interprète : "nulle part. J'improvise." Effectivement, l'art de Rochefort est tout entier résumé : il est de nulle part et joue les partitions les plus inattendues, extravagantes, avec une dignité absolue, comme si c'était naturel.
The Man who killed Don Quixote / Lost in La Mancha, de Terry Gilliam (2001)
L'Homme du train, de Patrice Leconte, avec Johnny Hallyday (2002)
Septuagénaire, Jean Rochefort semble, comme Benjamin Button, plus jeune que tous les jeunes comédiens, osant tout sans jamais être ridicule. Mais il n'empêche, les années 2000 commencent cruellement pour lui : Terry Gilliam entreprend d'adapter, librement, Don Quichotte de Cervantés en confiant le rôle du chevalier à la triste figure au comédien. Idée imparable. Le rôle de sa vie attend Rochefort qui ressemble tellement au héros. Mais le tournage vire au cauchemar à cause de problèmes logistiques, financiers et des ennuis de santé de l'acteur (par ailleurs choqué du régime terrible infligé à sa monture pour coller au plus près à la description de Rossinante) : The Man who killed Don Quixote, où il devait donner la réplique à Johnny Depp et Vanessa Paradis, restera inachevé et ses péripéties aboutiront à un documentaire édifiant, Lost in La Mancha, témoignage d'un chef d'oeuvre fantasmé (même si Gilliam a fini par le réaliser avec Jonathan Pryce, sans se remettre de la défection de Rochefort).
Faute de combattre les moulins à vent, le comédien croisera Johnny Hallyday devant la caméra de Leconte dans L'Homme du train : un duo surprenant mais excellent, quasi-testamentaire (même si son dernier film sera Floride, en 2015).
J'en oublie sûrement : Jean Rochefort part après plus de 150 films, plus des dizaines de pièces de théâtre (il fut le premier à jouer en français Harold Pinter, qu'il partit convaincre à Londres avec Delphine Seyrig), de téléfilms, et de doublages. Il fut même le narrateur des Aventures de Winnie l'ourson dans les 80's (souvenir ému pour le gamin que j'étais alors et que ce monsieur distingué et fou-fou émerveillait) !
Les Aventures de Winnie l'ourson (1985-1988)
"Quand on veut amuser les autres, on se doit d'être douloureux soi-même."
Jean Rochefort est mort. Je suis triste. Mais, même s'il ne voulait pas "faire commerce de sa décrépitude" ni penser à sa postérité, il me (nous) laisse tous ses films en cadeau pour qu'on ne l'oublie pas. Alors merci pour ce geste royal.
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