Primé pour sa mise en scène au dernier Festival de Cannes, le dernier film de Sofia Coppola est aussi son premier remake. Pourtant, cette relecture du roman de Thomas Cullinan, 46 ans après la version de Don Siegel, s'inscrit parfaitement dans la veine de l'oeuvre de la cinéaste.
Le caporal John McBurney et Mrs. Martha Farnsworth (Colin Farrell et Nicole Kidman)
1864. La Guerre de Sécession déchire les Etats-Unis depuis trois ans. Une fillette cueille des champignons dans la forêt voisine du séminaire Farnsworth dans le Sud du pays lorsqu'elle découvre un soldat nordiste blessé au pied d'un arbre. Elle l'aide à gagner la pension dont elle vient où Martha Farnsworth décide de le soigner en attendant de le livrer aux confédérés. Lorsqu'il reprend connaissance, il se présente comme le caporal John McBurney et remercie son hôtesse d'avoir soigner sa jambe blessée après qu'il ait fui le théâtre des combats.
John McBurney et Edwina Morrow (Colin Farrell et Kirsten Dunst)
La présence du soldat provoque immédiatement l'effervescence dans cette maison habitée par sept femmes et fillettes. McBurney se rétablit vite alors que, entre temps, des sudistes passent par là mais que Martha ne le dénonce pas. Le caporal, ayant remarqué le trouble de l'assistante de la maîtresse de maison, Edwina Morrow, lui déclare sa flamme, apparemment sincèrement épris de cette femme timide.
Proies ou bourreaux ?
Désirant toutes que leur invité se remette dans les meilleures conditions, malgré leurs réserves quant au camp qu'il sert et au fait qu'il a déserté, les résidentes de la maison considèrent le caporal avec un regard équivoque, où le désir le dispute à la méfiance. Alicia, la plus âgée des élèves de la pension, adolescente effrontée, visiblement sexuellement motivée, cache à peine sa convoitise.
Martha et John
Lorsqu'il est remis sur pied, McBurney participe activement à l'entretien du parc de la maison tandis que les filles s'adonnent à la couture, au jardinage, Edwina les instruisant, et Martha les éduquant. Lors d'un dîner auquel elle convie le soldat, les intentions des trois prétendantes - Martha, Edwina et Alicia - apparaissent aussi clairement au caporal qu'aux autres fillettes. Quand chacun va se coucher, Martha résiste à l'envie d'accompagner McBurney dans sa chambre pour ne pas éveiller les soupçons, sans savoir qu'il a demandé à Edwina de la rejoindre plus tard.
John et Alicia (Colin Farrell et Elle Fanning)
Intriguée par son retard, Edwina décide d'aller voir McBurney cette nuit-là et le surprend au lit avec Alicia. En voulant la convaincre qu'elle se trompe sur ce qu'elle vient de voir, elle le pousse dans l'escalier qu'il dévale. Martha accourt et constate que le soldat a perdu connaissance et souffre d'une fracture ouverte à la jambe gauche : il faut l'amputer avant que la gangrène ne s'installe. Mutilé à son réveil, souffrant mille morts, McBurney se révolte violemment contre ses hôtesses. Edwina se donne à luit mais Martha est résolue à se débarrasser de lui, définitivement. Une de ses "filles" lui suggère alors une méthode discrète et infaillible pour cela : il l'ignore mais le sort du caporal est scellé...
Réglons d'abord la polémique inhérente à tout remake : il est commun d'affirmer que le procédé n'aboutit qu'à des versions inférieures à la première. Or ce n'est pas toujours vrai. Envisageons donc la démarche sous un autre angle que le bon sens de refaire ce qui a déjà été réalisé et considérons qu'au théâtre, on ne débat pas sur la légitimité de mettre à nouveau en scène, parfois avec beaucoup de libertés scénographiques, les textes du répertoire - sans cela, on ne jouerait plus les classiques de Molière ou Shakespeare (sans parler de pièces encore plus anciennes) depuis belle lurette. De ce point de vue, le remake au cinéma n'est en rien différent du geste d'un directeur de théâtre qui décide de reprogrammer une pièce : nous assistons en vérité sur les planches à des remakes permanents que seuls distinguent les visions de leurs metteurs en scène et l'interprétation des comédiens.
Pour ma part, je ne vois donc aucun sacrilège à refaire des films tant que les cinéastes qui s'y attellent les font avec style, et non par facilité ou en se contentant de moderniser l'histoire. Dans les cas des Proies, on ne peut guère reprocher à Sofia Coppola d'avoir signé avec la garantie de reproduire le succès de l'opus de Don Siegel puisque le film de 1971 fut un bide total, malgré Clint Eastwood en tête d'affiche (dans son rôle le plus masochiste). Le réalisateur voulut rendre hommage à Ingmar Bergman dans une sorte d'anti-western, à l'époque raconté du point de vue de son "héros".
Sofia Coppola a retourné ce point de vue en adoptant celui des filles du séminaire Farnsworth. On trouve là le premier signe familier de sa filmographie où, depuis Virgin Suicides à Somewhere en passant par Marie-Antoinette et Lost in Translation (je n'ai pas vu The Bling Ring, mais ce que j'en ai lu ne le distingue pas du lot), elle a toujours raconté des récits de jeunes filles dans des maisons tels des oiseaux en cage.
Pourtant, The Beguiled introduit deux nouveautés sensibles : la première est que les trois rôles féminins principaux représentent trois âges distincts - la femme mûre, la "mère", la "reine", Martha ; la femme adulte et soumise à la première, Edwina ; et la jeune femme, à mi-chemin entre l'adolescente et l'adulte, Alicia - , et la présence d'un homme que ces regards féminins (celui de la cinéaste et ceux de ses héroïnes) sexualisent fortement, le transformant en objet du désir puis en menace virile, suggérant par là même une notion de dangerosité (alors qu'habituellement les mâles de Sofia Coppola sont inoffensifs).
Mais n'allez pas trop vite en estimant que Les Proies est particulièrement féministe car les petites filles comme les femmes sont ici plus redoutables que le soldat qu'elle recueille. Colin Farrell interprète d'ailleurs John McBurney avec infiniment plus de finesse, de douceur, de vulnérabilité que Eastwood (dont la composition était plus carnassière et cynique, le personnage plus manipulateur) : on ne peut que compatir pour lui et comprendre son ressentiment.
Et son désir car il est encerclé par trois superbes actrices, d'une beauté fatale et d'une puissance dramatique exceptionnelle quoique toutes jouant avec une sobriété au diapason du ton feutré de l'intrigue : Nicole Kidman est glaçante en maîtresse rigide, Kirsten Dunst bouleversante en amoureuse dépassée, et Elle Fanning fantastique en allumeuse incendiaire. Ce trio aurait mérité un prix d'interprétation collective.
Cette épure, d'une élégance formelle fabuleuse, avec un troisième acte paroxystique mémorable, est un chef d'oeuvre de poche. Qui prouve, donc, en outre, qu'un remake peut être vraiment supérieur à l'original.
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