Comme j'ai apprécié Le Crime du Comte Saville, je n'ai pas voulu laisser l'intérêt se refroidir et j'ai emprunté le vingtième roman écrit en 2011 par Amélie Nothomb pour continuer à explorer son oeuvre. Voyons voir ce que vaut ce Tuer le père, avec son titre freudien...
Octobre 2010. Amélie Nothomb assiste, fascinée, à une partie de poker dans le club "L'illégal" dont c'est le dixième anniversaire. Un joueur, Joe Whip, attire tous les regards, en particulier celui de Norman Terence avec lequel il a une longue histoire...
1994. A Reno, dans la région du Nevada, Joe Whip a quatorze ans et vit avec sa mère, Cassandra, qui vend des vélos et collectionne les amants. Elle jure à son fils ne plus savoir qui et où est son père biologique.
L'irruption dans leur vie de Joe Sr. perturbe la situation au point que l'adolescent ne songe bientôt plus qu'à s'émanciper pour se consacrer à sa passion, la magie, pour lequel il est très doué à force d'exercices.
Joe s'installe dans un hôtel grâce à l'argent que lui donne sa mère pour l'éloigner et, rapidement, il attire l'attention d'un belge avec lequel il scelle un étrange pacte : ils se donnent rendez-vous dans quelques années pour un coup fumant à Las Vegas. Mais entre temps Joe doit encore se perfectionner et, pour cela, il s'adresse à Norman Terence, véritable légende vivante de la magie, qui habite alentour.
Le maître refuse d'abord de prendre un élève mais sa compagne, Christina, le convainc d'enseigner à Joe. L'adolescent se soumet à une discipline sévère dictée par le sens de l'éthique de Terence alors que Joe, lui, n'a aucun scrupules à utiliser son don pour réussir. Par ailleurs, il s'amourache pour Christina au point de rester vierge jusqu'à ce qu'il puisse coucher avec elle.
Le "Burning Man" de Black Rock City (Nevada)
Christina apprécie Joe qui l'admire pour sa beauté autant que pour son art : elle une fire dancer qui jongle avec des bolas enflammés, une pratique dangereuse mais pour laquelle elle est considérée comme la meilleure. Elle en fera la démonstration à l'occasion du rassemblement du "Burning Man" de Black Rock City, où Joe possédera enfin Christina en dupant Terence.
Une Fire Dancer
Recommandé par Terence, Joe file à Las Vegas pour y devenir croupier au casino Bellagio. C'est là qu'il retrouve le belge avec lequel, comme prévu, il accomplit une spectaculaire escroquerie. Il a alors 20 ans, nous sommes en 2000, et même si cela lui coûte sa place, il rembourse l'établissement et échappe à la prison lors du procès qui suit - son complice a déjà fui le pays alors.
Le casino Bellagio de Las Vegas
Mais pourquoi Joe a-t-il agi ainsi, au risque de tout perdre ? Norman Terence l'apprendra par le jeune homme lors de leurs retrouvailles : ayant grandi sans père, il désirait que la magicien devienne le sien. Quand il comprit que ce ne serait pas le cas, il sut du même coup que c'était le belge qui l'avait choisi comme son fils. Il lui fallait alors se venger de Terence en lui prenant d'abord Christina puis en le déshonorant puisqu'il avait en fait formé un tricheur.
Malgré tout, Norman n'en resta pas là et depuis, il suit Joe partout où il se produit et joue avec la mission de l'exaspérer et de le raisonner...
Il semble qu'à l'origine Tuer le père était une novella, un texte court (le livre compte 150 pages à peine) promu comme roman par Albin Michel, l'éditeur d'Amélie Nothomb. Quoi qu'il en soit, on y trouve comme dans Le Crime du Comte Saville les mêmes qualités.
La brièveté du manuscrit correspond bien au style épuré de l'écrivain qui, comme elle l'expliquait récemment dans une interview au sujet de sa nouvelle publication (Frappe-toi le coeur), a compris "qu'au fil du temps, j'ai appris qu'il fallait se séparer de tout ce qui n'était pas nécessaire. Dès qu'on voit qu'une scène ou une explication n'est pas indispensable, il faut la supprimer."
Et c'est ce qu'on constate ici donc : pas de description ou si peu - on ignore à quoi ressemblent les personnages, les décors sont à peine évoqués, les dates servent uniquement à situer l'action et à inscrire l'histoire dans la durée - , des dialogues à la fois spirituels et économes, des psychologies taillées à la serpes, des sentiments exacerbés, des ressentiments longuement mûris.
L'opus conte une histoire de vengeance mitonnée par un jeune homme à la rancoeur et à la patience étonnantes, mais sous cette trame se cache un récit d'initiation et d'émancipation. Tuer le père n'est pas à prendre au sens littéral, c'est, exactement comme la psychanalyse le formule, une démarche pour se défaire de ses attaches, prendre son indépendance, quitte à l'effectuer violemment, sans ménagement envers ceux qui vous ont élevé et/ou aidé.
Pour ne pas avoir été choisi par celui que, lui, avait élu comme son père et mentor, Joe Whip élabore un stratagème diabolique à la manière d'un "bluff parfait", conforme au projet d'Amélie Nothomb quand elle a conçu son texte : elle nous entraîne dans une direction qui se révèle tardivement fausse puis nous révèle le "truc" du tour accompli à la perfection par le magicien. Tout l'intrigue fonctionne sur ce principe de diversion où l'on regarde la main gauche s'agiter pendant que la main droite exécute la véritable manoeuvre. Lorsqu'on s'en rend compte, il est trop tard, comme le constate Norman Terence, médusé par son élève plus doué et revanchard que lui.
S'y greffe une tension sexuelle avec la romance vénéneuse entre Joe et Christina, personnage charismatique, envoûtant, trouble de l'histoire, dont la discipline file l'autre métaphore du propos : risquer à tout moment de se brûler en jouant avec le feu tout en impressionnant le public. En jonglant avec ses bolas enflammés, elle hypnotise les hommes, amante complice de Terence et instrument fataliste de Joe.
Dans le cadre, central, du Nevada, région aride et chaude, propice à l'échauffement et à la combustion des sentiments, et atteignant son paroxysme lors de la séquence située durant la manifestation hallucinante (à plus d'un titre) du "Burning Man", Tuer le père déploie son piège avant qu'il ne se referme sur sa proie comme sur le lecteur. Amélie Nothomb est une muazzimun (prestidigitatrice dans la tradition orientale à l'opposée des sahirs, adeptes de l'occultisme) fabuleusement habile.
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