Supergirl : Woman of Tomorrow s'achève avec ce huitième numéro. C'est une conclusion magnifique et très ambiguë, qui révèle en fait la vraie nature de cette histoire, à savoir : jusqu'à quel point doit-on faire confiance au narrateur ? Tom King et Bilquis Evely ont signé une saga épique et sensible, qui est assurée de rester longtemps dans la mémoire de ceux qui l'ont lue.
Pour préserver ceux qui n'ont pas suivi cette mini-série en v.o., je préfère ne pas en rédiger de résumé. Tout juste vous dirai-je que Comète va se sacrifier pour sauver Supergirl des asssauts des Brigands qui sont sur le point de l'exécuter sur leur navire.
En parallèle, Ruthye libère de ses liens Krem des collines jaunes, l'assassin de son père et complice des Brigands, estimant qu'elle doit lui règler son compte loyalement, en duel singulier. Sachant que le tueur peut sauver Krypto, le chien de Supergirl, l'épargnera-t-elle en oubliant sa vengeance ?
Bien entendu, Supergirl et Ruthye vont se retrouver, et même plutôt deux fois qu'une, à l'occasion d'un épilogue situé dans un futur lointain. A moins qu'il ne s'agisse d'une fiction... C'est toute la beauté de cet épisode et sa cruauté, car le lecteur est laissé libre d'interpréter la fin véritable du récit.
Mais avant d'aller plus loin dans l'analyse et l'appréciation, il faut revenir à Supergirl elle-même. Dans la bibliographie de Tom King chez DC (mais déjà avant durant son court séjour chez Marvel), il y a deux types de personnages : les vedettes et les seconds, voire les troisièmes couteaux.
La réputation de King s'est bâtie sur sa préférence affichée pour des héros de second rang. Le succès de Mister Miracle a en quelque sorte défini l'oeuvre de King : un New God certes, mais moins connu que le plus célèbre d'entre eux (Darkseid, réduit ironiquement à une figure paternelle, qui hantait la mini-série). Scott Free est devenu l'archétype des héros "Kingiens", soit grosso modo un type qui partage sa existence entre une vie ordinaire de mari, de père, au métier décalé, et une vie de super-héros, qui lui pèse, dont l'absurdité se révèle dans des combats aux motifs nébuleux et répétitifs, dont la violence abîme physiquement moralement.
Mais Tom King a aussi écrit le plus célèbre des héros de DC (et peut-être le plus célèbres des super-héros) : Batman. Il a réalisé un long run de 80 épisodes (qui aurait même dû durer plus, et qui a été prolongé, sans le même bonheur, par la mini Batman/Catwoman, encore en cours de parution). Donc, non, King n'est pas qu'un auteur abonné aux héros de deuxième classe puisqu'il a animé Batman durant plusieurs années, suscitant des réactions passionnées chez les fans. Parce que, entre autres, il a noué ses intrigues autour de la relation amoureuse entre Batman et Catwoman, son affrontement contre Bane, et sa confrontation avec le Flashpoint Batman (alias Thomas Wayne, son père mais issu d'une Terre parallèle). Donc aux prises avec des tourments finalement proches de ceux éprouvés par Scott Free, Adam Strange, Rorschach...
Donc : si King a exploré à la fois le côté le plus populaire du DCU et celui plus obscur de ses héros sous-exploités, il y a des constantes dans la manière dont il a de les écrire. Là aussi, grossièrement, King, pour beaucoup, est devenu une sorte de spécialiste du super-héros dépressif, avec une narration parfois bavarde, déstructurée. Cette narration éclatée est le reflet de la pysché brisé des héros de King, et le chemin de croix qu'il traverse dans les histoires que King raconte aboutit soit à une forme de damnation éternelle, soit à une espèce de salut pour le héros. Il y a quelque chose de quasi-religieux, proche de Frank Miller, dans les écrits de King, même si c'est moins prononcé symboliquement, et s'il était resté chez Marvel, s'il y avait rencontré le succès et la confiance des editors, nul doute qu'il aurait fini par écrire Daredevil.
Mais, Supergirl alors ? Hé bien, là où je veux en venir, c'est que, comme King l'a expliqué récemment en interview, c'était un personnage à la croisée des deux catégories de héros qu'il a écrites. Selon King, et il n'a pas tort, la longévité et la popularité de Supergirl devraient en avoir fait un des piliers du DCU, à égalité avec son cousin, ou du moins avec Nightwing par exemple (le Robin le plus populaire de Batman et celui qui s'en est le le plus/mieux émancipé). Mais, étrangement, malgré un film, une série télé, une ancienneté, Supergirl est restée la cousine de Superman, elle a vécu des aventures aux côtés de la Légion des Super Héros, etc. Un peu comme Batgirl, elle n'a en quelque sorte jamais réussi sa mue pour accèder au premier rôle, au devant de la scène. Tout le monde connaît Supergirl mais personne ne la préfère à Wonder Woman par exemple. Actuellement, elle n'a même plus de série régulière. Et dans l'event Future State, elle ne figurait même pas dans les rangs de la Future Justice League (alors que Jon Kent avait succédé à son père et Yara Flor à Diana Prince).
Bref, pour King, Supergirl, c'est à la fois un personnage avec lequel un auteur a encore une grande liberté, peut encore faire beaucoup de choses, l'entraîner dans des directions inattendues. Mais c'est aussi une héroïne familière qu'on ne peut pas se permettre de trop changer au risque de provoquer les fans.
Pour exploiter cette matière, King a eu une idée simple mais brillante : faire de Supergirl le sujet d'un récit narré par quelqu'un d'autre. Ce procédé permet de donner un aspect légendaire au personnage et à son aventure, mais aussi de faire planer un doute sur cette légende. Mais, comme il est dit dans L'Homme qui tua Liberty Valance (de John Ford) : "Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende.".
C'est ce que révèle la fin de Supergirl : Woman of Tomorrow : ce que Ruthyie (la voix de King) nous a racontés depuis le début, est-ce la vérité, la réalité, ou la légende, une sorte de mensonge, de vérité enrobée ? Le portrait qui est dressé de Supergirl est celui d'une jeune femme de vingt-et-un ans d'une dignité et d'une combativité admirables. Elle a beaucoup perdu - sa planète natale, ses parents, sa jeunesse - , son chien, Krypto, est blessé gravement dès le début de l'histoire. Pourtant, jamais elle ne cède : elle ne désespère jamais et ne s'abaisse jamais à une solution expéditive. Elle ne tue pas, elle ne se venge pas.
Et, in fine, on comprend qu'elle a accepté de traîner une gamine, qui, elle, ne voulait que se venger, tuer l'assassin de son père, dans un périple risqué et long pour une seule chose. Lui apprendre une leçon, lui inculquer des valeurs, un principe. Ceux qu'elle applique elle-même : ne jamais céder à l'indignité, à la soif de vengeance, au goût du sang. Même lorsque, dans les ultimes pages de cet ultime épisode, on fait un saut dans le temps, la question demeure : Ruthyie a-t-elle retenu la leçon ?
Et c'est là que King fait preuve de malice car le dénouement est ambigü. En effet, puisque tout le récit est légendaire, faut-il le croire ? Faut-il croire que ce qu'on voit ? Faut-il croire aux images de Bilquis Evely ? Ou faut-il croire au texte de King ? Les deux se contredisent, à dessein. Durement éprouvées, Ruthyie comme Supergirl ont pu écarter leur principe et se venger, tuer Krem. Mais aussi, parce qu'elles en ont bavées, qu'elles ont appris à la dure, elles ont pu l'épargner, le punir autrement, légalement, et s'en satisfaire. Le lecteur est libre de choisir. Certains seront frustrés par cette fin équivoque, qui ne montre pas clairement comment ce dossier a été bouclé. Les autres se réjouiront de la confiance de l'auteur dans le lecteur, de la liberté accordée.
Bilquis Evely a dessiné toute cette série avec Matheus Lopes, son coloriste. Il est impossible de dissocier les efforts de l'un de celui de l'autre. On assiste rarement à une telle complicité entre deux partenaires sur le plan graphique. Les pages en noir et blanc de Evely sont déjà magnifiques, son trait un peu tremblant mais d'une fabuleuse beauté et d'une classe imaprable, au fil de la plume et du pinceau, a quelque chose d'organique qui tranche divinement avec le tout-numérique qui domine actuellement la production des comics (ce n'est pas une critique, c'est un fait, et en définitive qu'importe l'outil : ce qui compte, c'est qu'il soit bien utilisé et que le dessin vibre).
Mais Lopes prolonge merveilleusement le dessin de Evely. Tout à coup, on pénètre dans une autre dimension, foisonnante, bigarré, fantastique. C'est encore plus beau. Aujourd'hui, j'observe un certain purisme chez des fans de BD qui frise le snobisme, il s'agit d'affirmer que le dessin en noir et blanc est supérieur à celui colorisé. Ce n'est pas mon opinion, pour deux raisons.
La première raison est une nuance : pour moi, un dessin doit être bon en noir et blanc, il doit tenir sur ses jambes, marcher, fonctionner en noir et blanc. Mais ce n'est pas sa finalité. Seul l'artiste sait si la forme définitive de son dessin est en noir et blanc, et si les couleurs ne sont qu'un argument commercial (par exemple, les albums d'Hugo Pratt se suffisent à eux-mêmes en noir et blanc puisqu'ils ont été conçus ainsi, mais leurs versions colorisées n'ont existé que pour séduire plus d'amateurs).
La seconde raison, c'est qu'affirmer que le noir et blanc est l'apogée du dessin, c'est peu ou prou du mépris, ou en tout cas de la méconnaissance envers le coloriste. C'est un peu comme dire que tous les films après le muet ne sont plus du cinéma, ou, pour prendre un point de comparaison plus récent, que les films produits pour les plateformes de streaming sont moins cinématographique que ceux destinés pour les salles (je sais que cette opinion n'est pas populaire, mais j'en ai assez de cette sacralisation de la salle de cinéma - la salle de cinéma n'a plus rien de sacré depuis qu'on a autorisé les spectateurs à regarder des films en bouffant bruyamment du popcorn).
Donc, Evely et Lopes proposent un spectacle total, flamboyant, mais qui ne cherche jamais à épater la galerie. Ils suivent le script, l'embellissent, le complètent, comme le font tous les artistes intelligents et compétents. De ce point de vue, Supergirl : Woman of Tomorrow figure parmi les plus belles productions de ces derniers mois, et une de plus dans la belle collection que se constitue King (un des auteurs les plus gâtés au niveau graphique, avec Mark Millar).
On quitte cette histoire avec une pointe de nostalgie. Mais c'est un formidable récit complet, qu'il aurait été dommage de trop délayer, en risquant de gâcher sa magie, son intensité, sa sensibilité. Guettez sa sortie (qui ne devrait pas tarder à être annoncée) chez Urban Comics si vous voulez la découvrir en vf (au passage Rorschach et Strange Adventures, du même Tom King, arrivent au Printemps en France).
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