vendredi 20 novembre 2020

RORSCHACH #2, de Tom King et Jorge Fornes


Je n'attendais pas grand-chose de Rorschach mais j'ai bien accroché au premier épisode. Peut-être d'ailleurs est-ce justement parce que j'en n'attendais pas grand-chose que la surprise fut aussi bonne. Car la mini-série de Tom King et Jorge Fornes avance humblement, sans tralala, et cette modestie la sert, elle colle au propos. Un propos qui semble, pour l'instant du moins, faire moins référence au personnage de Watchmen et donc à Alan Moore qu'à Steve Ditko.


Le Détective poursuit son enquête sur les deux individus tués lors d'une tentative d'assassinat contre le candidat Turley. Il se rend au domicile de William Myerson, un dessinateur qui avait agi masqué. En fouillant dans son matériel, il trouve le nom d'une femme, Alma Adler.


Celle-ci habite dans le même immeuble. Elle a fréquenté Myerson dans le passé, mais l'avait éconduit quand il souhaita former un couple. Elle épousa à la place Carl Thompson, qui charria ensuite à de multiples reprises Myerson sur son échec sentimental.


Le Détective interroge ensuite le concierge de l'immeuble qui lui raconte qu'il a trouvé une fois Myerson blessé chez lui, visiblement après une violente bagarre. Mais ce dernier refusa qu'on appelle les secours ou la police.


A nouveau, le Détective consulte le matériel de Myerson et en lisant des planches de ses BD trouve un numéro correspondant à celui d'un appartement voisiin. L'actuel locataire révèle que c'est là que résidèrent les Thompson jusqu'à la mort récente de Carl, des suites d'une attaque cardiaque.


Le Détective retourne chez Alma qui lui avoue dans quelles circonstances son mari est mort, après la visite d'un homme masqué comme Rorschach et d'une fille déguisée en cow-girl. Le Détective informe son supérieur des avancées de son enquête avant de se rendre dans le Wyoming sur les traces de Laura Cummings (la cow-girl).

Récemment, entre duex sorties hasardeuses sur les réseaux sociaux (où il s'en est pris à Jae Lee en l'accusant, à tort, de soutenir le Comicsgate - un groupe d'artistes d'extrême-droite - , puis en déplorant le licenciement de Mark Doyle, son ancien editor sur Batman, alors qu'il avait à l'évidence tout fait pour qu'il soit écarté quand ils collaboraient), Tom King s'est défendu de poursuivre la même thématique dans ses nouvelles mini-séries (Strange Adventures, Rorschach et bientôt Batman/Catwoman) que dans ses précédentes oeuvres (Batman, Mister Miracle). Il se présentait comme un citoyen en colère (il a beaucoup milité durant la campagne présidentielle américaine pour inciter au vote) et voulait la communiquer dans ses comics.

Sa colère paraît toutefois étonnamment froide. Dans Strange Adventures, il se sert surtout de Alanna Strange pour l'exprimer. Et ici, dans ce deuxième épisode de Rorschach, c'est dans le portrait qu'il dresse de Wil Myerson qu'elle éclate, mais de manière différée et indirecte puisque l'intéressé est mort. On verra ce qu'il en sera dans Batman/Catwoman.

Ce décalage est d'autant plus troublant qu'en outre la référence à Rorschach (le personnage de Watchmen) est plutôt distancée. Bien entendu, le scénariste va sûrement y revenir, nous n'en sommes qu'au tout début, dix autres épisodes nous attendent pour connaître le fin mot de l'histoire. Mais en même temps Rorschach lui-même, chez Moore, était une figure trouble, à la fois détraquée et mûe par un code moral bien particulier et très rigide.

Faut-il le rappeler mais Moore avait conçu Watchmen au départ avec des personnages issus des Charlton comics et Rorschach, notamment, a été une extrapolation de la Question, le justicier le plus personnel, le plus proche des convictions philosophiques de Steve Ditko. Ditko était un adepte de l'objectivisme théorisé par Ayn Rand et distinguait nettement le Bien du Mal, sans zone grise intermédiaire. La Question résolvait ses combats de manière intransigeante et son alter ego, Vic Sage, était un journaliste aussi pugnace que radical dans ses prises de position.

Moore en inventant Rorschach en avait fait un psychopathe au passé tourmenté, victime d'abus divers, dont la mère se prostituait, et qui, une fois à l'âge adulte, se promenait dans la rue avec une pancarte annonçant la fin du monde avant d'enfiler la nuit son masque pour tuer des proxénètes et des pédophiles ou tabasser des dealers. Il justifiait ses actions brutales à son ami et partenaire le Hibou par sa conviction que la société était trop laxiste avec ces dégénèrés, mais sans lui révéler qu'il avait été un enfant traumatisé par des sévices comparables à ceux que faisaient subir ses accusés victimes à des innocents.

King utilise le masque de Rorschach comme de l'ustensile qu'il est d'abord. Les taches du test qui ont donné son surnom au justicier permettaient, selon certains psychiâtres, de définir les désordres mentaux des patients à travers ce qu'ils pensaient y voir. Avec un masque factice, Wil Myerson, avant de tenter d'assassiner le candidat à la présidentielle Turley, l'a porté pour commettre un meurtre parfait et horrible, mais aussi libérateur. Celui de l'homme qui lui prit la femme qu'il aimait (mais ne l'aimait pas en retour). King suggère que Myerson s'est caché derrière un masque mais le masque d'un monstre pour dissimuler son désir de de se venger. Comme le fit Rorschach lui-même.

Ensuite, le scénariste narre par le menu, au gré d'entretiens menés par le Détective, toujours aussi anonyme et consciencieux, les humiliations qu'a endurées Myerson tout au long de son existence, depuis cet échec amoureux jusqu'à sa vengeance. On le voit d'abord jeune homme expliquant à une Alma Adler indifférente ses ambitions d'auteur qui veut produire des comics susceptibles de changer le monde en atteignant le lecteur plus profondément. Puis il est éconduit par celle qu'il convoîte, la voit avec un autre qu'elle épouse. Et Carl Thompson, plus qu'Alma Adler, devient le "méchant" de son histoire, un homme qui se moque de lui, sans savoir s'arrêter. Myerson vieillit et bouillonne de plus en plus, contenant de plus en plus difficilement son dépit et sa colère. A bout, il enfile le masque de sa vengeance.

King parvient magistralement à traduire le caractère extrème de la situation. Même si Myerson n'a rien de sympathique, on peut facilement admettre qu'il ait été poussé à bout. Cela n'excuse évidemment pas qu'il ait tué Thompson, mais au moins ne l'a-t-il pas tué pour rien. Une scène épatante illustre ce basculement quand Jorge Fornes se charge de dessiner les propres planches d'un comic-book de Myerson.

Comme Ditko avec la Question (mais aussi avec d'autres vigilantes comme le moins connu mais aussi terrible Mr. A), Myerson avait fini par cesser de produire des BD mainstream. Cela se traduit par des publications auto-éditées en noir et blanc, verbeuses et s'appuyant sur un discours très moraliste et manichéen. Ici, tout cela s'incarne avec un personnage, The Citizen (le Citoyen), qui affronte une curieuse créature mi-homme, mi-bête en tenue miliataire inspirée des uniformes nazis, The Unthinker. Leur duel se solde par une violente derouillée du Citizen contre son ennemi, assortie d'une diatribe méta-textuelle.

Car, comme on l'apprend juste avant, Myerson et Thompson en étaient venus aux mains et Thompson avait infligé une raclée abominable à Myerson, retrouvé gisant et sanguinolent dans l'entrée de son appartement par le concierge de son immeuble, mais refusant qu'on prévienne les secours ou la police. A la place, il s'était réinstallé à sa table à dessin pour illustrer justement le duel entre the Citizen et the Unthinker comme un exutoire à ce qu'il venait de subir. Dans la BD, Myerson écrasait Thompson sous les traits des deux personnages de sa fiction. Mais ça ne suffit pas.

Jorge Fornes est quasiment méconnaissable entre ce que j'ai lu jusque-là de lui et ce qu'il produit ici. Non pas qu'il ait changé de style, mais plutôt parce que le script de King semble si cadré, si précis, que l'artiste donne le meilleur de lui pour lui faire honneur. Le résultat, ce sont des pages extraordinaires de rigueur, de densité, de détails, de justesse. Chaque plan est parfait, avec la bonne valeur, la bonne composition, le bon angle. Il y a une austérité qui sied à merveille à Fornes, qui ne dessine plus de cases avec cette impression de maladresse, de vide. Ce réalisme sec, sobre, exigeant, l'oblige à vraiment repousser ses limites et à les dépasser.

Et quand on arrive à ce fameux passage où il parodie Ditko via le comic-book du Citizen de Myerson, c'est à la fois confondant et impeccable. King ne se moque pas de Ditko et de ses héros, et Fornes est également dans le respect de ces créations. Il les copie avec savoir-faire. La question (c'est le cas de le dire) n'est pas de prétendre que Ditko était un homme en colère, victime de brimades sentimentales et se défoulant sur le papier, mais plutôt de montrer comment un artiste équivalent à Ditko, soumis à ce genre de problèmes personnels, aurait pu réagir. Et au-delà de la planche.

Curieusement, c'est grâce à ces pages en noir et blanc, soignées au point d'avoir conservé les traces de crayonnés pour bien montrer qu'il s'agissait de planches inachevées, que la formidable contribution aux couleurs de Dave Stewart est mise en valeur. Car ce dernier magnifie le dessin de Fornes avec un palette renversante. Stewart n'est pas du genre à mettre en couleurs avec des effets tape-à-l'oeil, au point parfois qu'on mésestime son apport. Il utilise des tons simples et en tire le meilleur pour souligner les différentes époques de la narration et unifier en même temps tout le récit. On évolue ici dans des teintes brunes, beiges, douces, chaleureuses, et en même temps ternes, jaunissantes, comme marquées par le passage des ans. On pense là aussi à la photo des films des années 70, auquel le look général de la série renvoie via des détails (le pager du Détective par exemple, outil d'un autre temps que l'époque à laquelle se déroule pourtant l'intrigue).

Ce remarquable duo graphique et l'écriture ciselée font de Rorschach un objet atypique, pour l'heure totalement déconnecté du super-héroïsme, n'entretenant qu'un rapport vague avec la création de Moore. On peut être dérouté par le projet, voire même juger la référence mensongère. Mais le rythme est pénétrant, l'atmosphère captivante, et le mystère loin d'être percé. 

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