C'est (positivement) étonnant mais je découvre que Jonathan Hickman est un auteur qui peut être drôle. On ne le croirait pas comme ça car le scénariste, réputé pour ses histoires au long cours, minutieusement planifiés, passe pour un bonhomme très sérieux, cérébral, limite prétentieux. Mais Decorum est une série totalement atypique, qui ne va jamais là où on l'attend, et le fait avec humour comme en atteste ce numéro. Comme d'habitude somptueusement mis en images par le prodigieux Mike Huddleston, qui donne à l'ensemble une dimension encore plus foutraque.
Imogen Smith-Morley a donc proposé à Neha Nori Sood de plaquer son job de coursier pour devenir un assassin professionnel après qu'elle ait assisté à une de ses exécutions. En échange, elle voit le traitement de son fils assuré. Mais la jeune femme de 21 ans est indisciplinée.
Or pour Imogen, le talent ne fait pas tout, c'est par un entraînement strict qu'on devient capable. Elle conduit Neha jusqu'à la planète Tempest, où elle-même a été formée et dont elle devenue une (si ce n'est la) meilleure tueuse de l'univers.
Le décor du centre de formation impressionne Neha, même si elle n'est toujours sûre d'y avoir sa place. En tout cas la voici introduite dans la Sororité de l'Homme, dirigée par la terrible Sister Ma, où postulent trois autres candidates redoutables...
Le précédent épisode m'avait laissé confus, avec ces passages cosmiques, son histoire d'oeuf convoîté par l'Eglise de la Singularité alors même que les Mères Célestes avaient du mal à le contrôler. Où Jonathan Hickman voulait-il en venir ? Quel rapport avec l'intrigue principale ?
On attendra donc avant d'avoir des réponses à ces questions, mais en recentrant son propos sur ses deux héroïnes, réunies à la fin du premier épisode, on a la garantie d'un récit plus simple et surtout réjouissant. Car, c'est la surprise du chef : tout ça aboutit à un résultat très drôle.
Comme je le disais en ouverture, on associe pas Hickman, scénariste sérieux, établi, qui planifie ses sagas au long cours comme un architecte, et qui en interview ne passe pas pour le plus joyeux des lurons (on peut même le trouver franchement hautain), avec quelqu'un remarquable pour son sens de l'humour.
Pourtant, déjà, dernièrement dans X-Men ou son arc de New Mutants, on l'a vu se dérider franchement et proposer des histoires avec des éléments décalés, des dialogues savoureux, des situations rigolotes. Pas du genre "Bwahwahwah" comme du Justice League International version DeMatteis-Giffen-Maguire ou délirant comme Nextwave de Ellis-Immonen, mais souvent un humour british, pince-sans-rire, absurde, qui vous prend par surprise. Exemple : les mamies de Hordeculture, totalement improbables, mais pourtant capables de flanquer une raclée à Cyclope, Emma Frost et Sebastian Shaw, ou le traitement irrésisitible de Sunspot qui se prend pour un grand leader mais se ridiculise par sa prétention.
Tout ce troisième épisode de Decorum donne lieu à un dialogue entre Imogen Smith-Morley, la meilleure tueuse de l'univers, si distinguée et rigide, et Neha Nori Sood, la coursière témoin de son dernier contrat qui a accepté pour payer les soins nécessaires pour son fils de devenir à son tour une tueuse. On les suit d'abord durant le trajet spatial qui les conduit jusqu'à la planète Tempest.
Dans ce premier temps, la mauvaise humeur de Neha irrite poliment Imogen parce qu'elle tient à respecter les usages, le decorum, entre elle elles et le personnel du vaisseau qui les transporte. C'est une comédie certes, mais aussi une danse, une manière de vivre ensemble, une courtoisie qui sert à la fois à établir les différentes classes sociales et à pacifier les relations avec autrui. Neha, elle, n'y voit que hypocrisie et perte de temps.
Variant cover par Mike Huddleston
Une fois arrivées sur Tempest, le ton change et la discussion tourne autour du talent. Pourquoi Imogen investit-elle sur Neha, comme se le demande cette dernière ? Imogen a vu du potentiel dans la jeune femme car elle a vécu des choses difficiles (la maladie de son fils, un métier ingrat, le spectacle de la tuerie commise par Imogen...). Mais ce talent est brut et pour Imogen, cela ne suffit pas. Pour devenir compétente, il faut s'exercer, de façon répétée, stricte, intense.
Ce passage du dialogue sonne comme un aveu chez Hickman. Il n'est pas impossible, sans vouloir surinterpréter ses propos, qu'il parle pour lui-même et pour sa propre conception de son métier. Cette manie de préparer, de planifier (au risque, pour certains lecteurs, de rendre ses histoires un peu désincarnées, car elles privilégient le story-driven au détriment du character-driven), ce serait la méthode d'un laborieux qui croit dans la vertu de l'entraînement, de la répétition, de la discipline. Pour bien écrire, Hickman a besoin d'un matériau solide, comme Imogen croit que pour bien tueur, il faut une formation implacable.
Jusque-là, Mike Huddleston illustre l'épisode presque sagement en comparaison avec les expériences graphiques auxquelles il nous a habitués. Bien entendu, le travail sur les couleurs détone, avec une économie dans la palette étonnante, et des décors à peine suggérés. Tout cela change quand les deux héroïnes débarquent à Tempest avec des couleurs plus vives, un tunnel très stylisé et surtout le passage qui mène au centre de formation. Là, Huddleston enchaîne deux pleines pages ahurissantes, avec des décors photo-réalistes et surréalistes à la fois, qui nous laissent aussi bouche bée que Neha. Ce gigantisme spectaculaire tranche tellement avec ce qui a précédé et ce qui suivra que c'est un moyen très efficace de signaler qu'on a franchi une étape, qu'on pénètre dans un endroit spécial.
La comédie va alors s'imposer dans la seconde partie du scénario et produire des effets imparables. D'abord, il y a cette splash-page qui fait office de présentation pour la Sororité de l'Homme, le centre de formation, où on souhaite la bienvenue aux aspirants tueurs en énumérant les qualités de l'enseignement (avec maniement d'armes mortelles diverses).
Puis nous faisons connaissance avec Sister Ma, chargée de l'entraînement des recrues. C'est elle qui apparaît sur la regular cover, et Mike Huddleston en fait une femme mémorable d'emblée, avec son physique imposant, son énorme épée qui lui barre la silhouette, ses petites lunettes au bout du nez et son absence totale de délicatesse quand elle somme ses élèves de se présenter.
Les aspirantes ont toutes en commun d'être des criminelles effroyables et elles listent leurs exploits avec un air blasé qui est déjà très marrant, même quand on ne comprend rien à leur sabir (comme celui de Sam-Sam). C'est tout de même parfois glaçant : ainsi Jetti Kaan est une tueuse de masse, sans aucun code moral, qui tue volontiers de enfants, affiche un tableau de chasse sidérant et aucun remords.
Quand vient le tour de Neha, là, on rit franchement car non seulement elle n'a jamais tué mais surtout parce qu'elle parle d'elle-même en des termes complètement décalés par rapport à la situation : elle adore les pantacourts, avoue être pacifiste, ne sait pas ce qu'elle fait là sinon payer son dû à Imogen. "Quelque chose cloche chez elle ?" demande Sister Ma. Oui, à l'évidence, mais c'est terriblement marrant. Et franchement inattendu de la part de Hickman.
Huddleston souligne l'effet comique de belle manière puisqu'il simplifie son dessin à l'extrême en représentant parfois Neha comme un crobard enfantin ou de manière plus précise et exressive avec finesse quand elle se met à rire de sa propre incompétence, du fait qu'elle n'a rien à faire là. Il faut toute la détermination de Imogen face à Sister Ma, plus que perplexe, furieuse, au bord de l'explosion pour ce qui ressemble à une blague de mauvais goût, pour que Neha soit, contre toute attente intégrée au programme (avec la mise en garde qu'elle a intérêt à en être digne tout de même).
Tout cela a un potentiel évident. Hickman va-t-il insister sur ce ressort comique ou transformer effectivement Neha en exécutrice redoutable ? Et bien entendu, comment va-t-il relier le parcours de Imogen et sa protégée à cette affaire d'oeuf cosmique, de Mères Célestes et d'Eglise de la Singularité ? En vérité, avec cette loufoquerie assumée, on ne craint guère les développements futurs : au contraire, on a la quasi certitude que Decorum, grâce à tout cela, va continuer à surprendre et s'imposer comme l'ovni comics de l'année.
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