Ce huitième épisode nous permet d'atteindre les 2/3 de la série, mais ne comptez pas sur Tom King et Mitch Gerads pour vous livrer des clés décisives sur Mister Miracle. Des morts reviennent, le couple du héros avec Big Barda est séparé, leur fils Jacob grandit, la guerre fait rage à Apokolips... Cette BD est toujours aussi folle, imprévisible, déjouant les attentes et s'en amusant avec un humour pince-sans-rire. Et si le lecteur était aussi désorienté que Scott Free, progressant à tâtons, au bord de l'abîme ?
Après avoir abattu un haut dignitaire d'Apokolips comme un sniper, Mister Miracle dirige les force militaires de New Genesis en portant désormais le titre de Haut-Père. De retour sur Terre, il s'occupe de son fils Jacob... En compagnie d'un revenant : "Funky" Flashman !
Contre toute attente, les deux hommes s'entendent bien et prennent très bien soin de l'enfant. Déjà, pourtant, il est temps pour Mister Miracle de retourner au front où Lightray est désormais sous ses ordres. Bien qu'il lui reproche de se comporter encore comme s'il était sur une scène, les applaudissements en moins, l'ex-lieutenant d'Orion accomplit sa tâche avec zèle.
Sur Terre, Scott emmène Jacob, qui grandit à vue d'oeil dans un jardin public et explique à une amie qu'il alterne vie de famille et boulot avec sa femme. Il souffre de devoir quitter une semaine sur deux son fils mais c'est provisoire, le temps de trouver une bonne nounou.
Sur Apokolips, Mister Miracle affronte Kanto, qu'a défié Barda en son absence. Il perd le duel et doit, en conséquence, battre en retraite. Mais il répare cet affront en conquérant un nouveau territoire ensuite. Sur Terre, Jacob fait ses premiers pas.
Enfin, Scott et Barda peuvent passer une soirée ensemble. Jusqu'à ce que leur fils pleure et oblige son père à aller le consoler en lui chantant une berceuse.
J'émettais l'hypothèse que la série pouvait rendre un peu fou son lecteur à mesure que son héros semblait recouvrer, lui, la raison, et cet épisode illustre cette possibilité. Tom King lui-même ne nous a-t-il pas diaboliquement roulé dans la farine en annonçant que le second acte de Mister Miracle (à partir du n°6 donc) allait être plus sombre que le premier, alors qu'il raconte ses nouvelles péripéties en semblant s'amuser à déstabiliser ses fans en entretenant une narration dont l'humour nous cueille.
Souvenez-vous de l'épisode 6 justement : Mister Miracle et Big Barda revenaient à New Genesis non pas pour se rendre à Orion qui avait condamné à mort Scott Free mais pour l'en dissuader. En franchissant une série d'obstacles, le couple discutait de façon décalée du futur réaménagement de leur appartement en prévision de l'arrivée de leur premier enfant (aveu fait par Barda dans le feu de l'action).
Ce huitième épisode fonctionne sur le même ressort narratif. L'action se concentre uniquement sur Scott Free chez lui, sur Terre, avec son fils et Mister Miracle en pleine manoeuvre militaire à Apokolips. Qu'il profite des joies (et des affres) de la paternité ou lutte pour la victoire de New Genesis, il reste en contact avec Big Barda qui le remplace sur le terrain à la tête de l'armée ou à la maison. Ils échangent non seulement leurs rôles de parents et de guerriers mais dialoguent sur leur situation parentale, les menus soucis de santé de leur fils, leurs stratégies militaires, leurs victoires et leurs défaites.
L'effet est imparable : quoi de plus savoureux que de parler de banalités alors qu'on risque sa vie ou de tactique quand on se détend ? Et tout ça avec un flegme irrésistible. Pourtant il flotte au-dessus de tout cela une angoisse diffuse, un sentiment oppressant, une inquiétude sur laquelle on n'arrive pas à mettre un nom.
Cela prend la forme d'interrogations auxquelles King se garde bien de répondre pour entretenir savamment la confusion.
La première scène montre l'assassinat "en direct" commis par Mister Miracle dans le rôle d'un sniper sur un notable d'Apokolips. Cette image détone par rapport au rôle qu'on lui connaissait jusqu'à présent et en même temps donne le ton aux scènes se déroulant sur Apokolips, baignées dans des couleurs criardes, dominées par le rouge, le mauve, le jaune, comme si toute cette planète était une fournaise.
Puis Scott Free prépare le lait du biberon de bébé Jacob en compagnie de... "Funky" Flashman ! Pourtant celui-ci avait été tué et même incinéré par les soins de Big Barda. Est-ce une hallucination de Scott (et donc le signe d'une rechute de sa condition mentale) ? Non, comme le prouvera la suite où le personnage exubérant continue d'apparaître (et d'être mentionné par Barda) dans un improbable rôle de baby-sitter, d'ailleurs très à son aise.
De retour à Apokolips où il remplace une semaine sur deux Barda, Mister Miracle est désormais nommé comme le nouveau Haut-Père, titre appartenant jusque-là à Orion. Cela signifie-t-il que l'explication que les deux néo-dieux ont eue a abouti à la mort d'Orion, tué par Miracle ? Encore un mystère. Ce qui n'en est pas un en revanche, même si Lightray, désormais aux ordres de Scott Free quoiqu'il ait l'audace de considérer son comportement de chef comme celle d'un homme de représentation privé de public et d'ovations, c'est le caractère impitoyable du nouveau leader de New Genesis, tuant sans hésiter quiconque se dresse devant lui ("No escape !", qui revient à dire "pas de quartier !" dans ce contexte) et sacrifie ses soldats pour la cause (image saisissante d'un amas de cadavres tombés au champ d'honneur).
Par ces va-et-vient, King souligne habilement le changement subtil d'attitude de son héros qui, en même temps qu'il devient père, se fait plus de souci pour sa progéniture et son aptitude à en prendre soin qu'il abandonne toute retenue dans son rôle de chef de guerre. Mais un chef qui veut continuer à suivre ce qui se passe sur Terre quand il n'y est pas, veillant sur sa femme et leur enfant, même quand il est blessé ou corrigé par un adversaire (le duel expéditif contre Kanto, pourtant initialement défié par Barda).
La paternité récente et qui évolue rapidement car Jacob (surnommé "Jack" par "Funky" Flashman, comme un rappel supplémentaire à Jack Kirby/Jacob Krutzberg) passe de bébé dormant avec un doudou en forme de Batman (ce qui déplaît à Scott, convaincu que "Batman kills babies" - il l'a lu dans un article !) à petit homme accomplissant ses premiers pas en une vingtaine de pages (manière discrète mais efficace de montrer que les faits se déroulent sur plusieurs mois sans l'indiquer visiblement), cette paternité est pourtant la raison de cette angoisse qui parcourt cet épisode. Scott confie à une amie à quel point il déteste devoir quitter son fils une semaine sur deux, puis quand il est Mister Miracle à Apokolips il se soucie constamment en parlant via une boîte-mère à Barda de leur santé, à elle et à leur fils.
L'ombre de Darkseid continue de hanter la série, avec le retour de l'inscription en caractères blancs sur fond noir de la phrase "Darkseid is". Et les images se brouillent parfois dans le découpage en "gaufrier" de Mitch Gerads, notamment quand Jacob y figure, suggérant que le petit a des pouvoirs - à moins qu'il ne s'agisse de l'influence de l'équation d'anti-vie détenue par Darkseid. Cette altération visuelle sème le doute et suscite des questions nouvelles chez le lecteur (et si tout cela était une vaste manipulation ? Jacob a-t-il les pouvoirs d'un bon ou d'un mauvais génie ?).
La série aime toujours, donc, autant souffler le chaud et le froid. En témoigne sa fidélité à sa grille graphique d'une rigueur indéfectible : Gerads y puise toujours de nouvelles idées, transformant la contrainte de ces neuf cases identiques en matière narrative stimulante. Ici, une simulation de la notion de progression, dans le temps pour figurer les mois qui s'écoulent aussi bien sur Terre en compagnie de "Funky" Flashman et du bébé que sur Apokolips contre les hordes de Para-démons (scène glaçante où Lightray désintègre un bébé d'une de ces créatures alors que Mr. Miracle ne le lui avait pas commandé), que dans l'espace où les déplacements miniatures dans l'appartement de Scott et Barda alternent avec les manoeuvres de l'armée de New Genesis, dans des territoires désolés, comme déjà consumés depuis une éternité par l'environnement hostile d'Apokolips.
Quelle production décidément singulière qui déroute, épate, impressionne, questionne, ne laisse aucun répit, sollicite le lecteur comme pour mieux l'immerger dans la psyché de son héros et de ses folles aventures.
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