Avec ce troisième tome, Charles Soule franchit la barre des quatorze épisodes, ce qui correspond à plus d'un an d'activité comme scénariste de la série. Cette étape se doit d'être décisive pour montrer ce qu'il souhaite prouver aux lecteurs, quelle direction il imprime au titre. Après deux précédents recueils inégaux, l'auteur, qui retrouve Ron Garney au dessin, hisse sérieusement son niveau de jeu.
Toujours obligé par le procureur Hochberg de s'occuper de dossiers mineurs, Matt Murdock peut néanmoins surveiller Samuel Chung qu'il a embauché comme homme à tout faire dans son bureau. Le jeune homme s'est remis de sa rencontre avec Elektra (qui lui avait cassé un bras) et recommence ses patrouilles en tant que Blindspot dans Chinatown. Il reçoit ainsi une étrange invitation et découvre, horrifié, dans un bâtiment, une scène de crime. Daredevil le rejoint et découvre à côté du cadavre une fresque murale peinte avec du sang... Appartenant au moins à une centaine de personnes !
La fresque est récupérée par Fred Durnin qui veut l'exposer dans sa galerie comme il l'avait prévu avec l'artiste. Mais une conseille municipale, Andrea Pearson, veut empêcher cela et obtient du procureur Hochberg que ce soit Matt Murdock, dont la réputation comme avocat reste mémorable, s'occupe du dossier. Le soir du vernissage, la police intervient pour interdire l'entrée aux visiteurs mais la fresque a été effacée et remplacée par un curieux message. Dans le Bronx, on découvre alors une sinistre installation pseudo-artistique avec des cadavres d'Inhumains. Samuel accompagne Matt sur place, lequel perçoit une présence sur le toit de l'immeuble. Il s'éclipse et se retrouve, en tant que Daredevil, face au tueur.
Le criminel se prétend artiste et seul lui importe que ses abominations soient considérées comme de l'art. Quand Daredevil tente de le capturer, il le sème. Matt redescend dans la salle de l'installation où les forces de police des Inhumains occupent la scène. Frank McGee, leur chef, accepte d'arranger un rendez-vous avec la reine Medusa pour Daredevil mais lorsqu'en face d'elle, il lui propose d'unir leurs forces pour capturer le tueur, elle refuse, estimant que cette affaire relève exclusivement des Inhumains. McGee prend Daredevil à part et lui offre son assistance car il a été flic avant d'être exposé aux brumes terrigènes. C'est alors que le justicier reçoit un appel de Samuel : Muse, le tueur, a pris en otage un juge dans une salle bondée du tribunal.
Muse sort du tribunal avec le juge en otage et descend dans les égouts sans remarquer que Blindspot, invisible, le suit. Il rejoint trois autres détenus : la conseillère Andrea Pearson, les agents de police Menendez et Scott (présents le soir du vernissage de l'expo) en plus du juge Laird. Blindspot entraîne le psychopathe plus loin avant de revenir délivrer les otages. Muse comprend la ruse et revient sur ses pas. Blindspot veut se rendre à nouveau invisible mais les batteries de son costume sont à plat et il n'a que le temps de laisser son téléphone portable allumé hors des égouts, pour que Daredevil le localise, avant d'être rattrapé par Muse.
Bien que McGee soit disposé à appeler des renforts chez les Inhumains pour retrouver Blindspot et Muse, Daredevil préfère le pister grâce à son sens-radar, au prix d'un effort inimaginable. Quand il surgit dans l'atelier de Muse, celui-ci, cruellement inspiré, mutile atrocement Blindspot et tente de fuir. Daredevil le suit et découvre qu'il a conservé prisonniers les cent personnes avec le sang desquelles il a peint sa fresque. Dehors, McGee et la police des Inhumains coincent le tueur et prend en charge Blindspot pour tenter de le soigner. Mais le jeune apprenti de Daredevil ne regrette rien car il a contribué à faire arrêter le criminel.
C'est peu dire que les épisodes du Volume 2, Supersonic, m'avaient laissé perplexe sur l'art et la manière de Charles Soule. Je me promettais alors que l'arc narratif suivant serait décisif pour continuer ou cesser l'aventure : il allait me falloir une histoire qui tienne debout, un réel effort pour me convaincre de rester.
Peut-être le scénariste a-t-il lui aussi senti que c'était un quitte ou double qui se jouait quand il a entrepris l'écriture des cinq épisodes de Dark Art - en tout cas, il est manifeste qu'il a fait ce qu'il fallait pour impressionner la galerie tout en affichant une rigueur nouvelle. Cela allait faire un an qu'il animait Daredevil après tout, un temps conséquent pour passer aux affaires sérieuses.
Comme il l'a déjà fait auparavant, c'est d'abord en adressant une sorte de révérence à ses prédécesseurs qu'il bâtit son histoire. En l'occurrence, ici, c'est au run fameux, un des plus atypiques, de Ann Nocenti et John Romita Jr, où "tête à cornes", dans un second acte mémorable, croisait la route des Inhumains lors d'un étrange road trip.
Mais ces personnages singuliers sont familiers à Soule qui a successivement écrit les séries Inhuman, All-New Inhumans et Uncanny Inhumans en parallèle de Daredevil, à un moment où la rumeur courait que Marvel voulait promouvoir les créatures de Jack Kirby pour remplacer les X-Men (au prétexte que les droits cinématographiques des mutants appartenaient à la Fox... Depuis racheté par Disney-Marvel !).
Cependant, il ne faudrait pas réduire ce récit à une manoeuvre orchestré par le staff éditorial de Marvel et le fait qu'un même scénariste pilote ces personnages car l'intrigue tient parfaitement le coup en dehors de ces préoccupations. Le mérite principal en revient à la construction solide et à la création d'un vilain inédit vraiment flippant. Il est toujours délicat d'imaginer un nouveau personnage, surtout quand le héros dispose d'une galerie d'adversaires fournie, mais Muse est un serial killer immédiatement inoubliable, avec des motivations originales, des méthodes effrayantes, et une capacité d'opposition considérable. Pas de doute, il a ce qu'il faut pour s'imposer.
L'histoire est bâtie de façon exemplaire et va crescendo tout en faisant converger plusieurs éléments dont la pièce centrale est Blindspot. C'est par lui que tout commence et le sort qui l'attend est tétanisant. On renoue avec la veine la plus noire de Daredevil, avec des notions de sacrifice, de fatalité, d'héroïsme à la fois subtiles et percutantes. Au centre du récit, la séquence à New Attilan est aussi remarquable et montre bien, en définitive, le souci qui s'est présenté à Marvel pour les rendre populaires (en vain) : ce ne sont pas des héros ni des personnages sympathiques, il s'agit d'une cour austère, rigide, intransigeante, avec une reine aussi majestueuse que sévère, un moine-soldat (Karnak et son duel face à DD constitue un morceau de bravoure), des gardes antipathiques. A côtés des Asgardiens ou des moins connus (hélas !) Eternels, les Inhumains n'ont rien d'agréable mais font plutôt penser à la famille Corleone dans la trilogie Le Parrain, où tout se règle en famille. (Si seulement Marvel avait admis cela, on aurait vraiment eu droit à une BD digne de la référence désignée, Game of Thrones...)
Ron Garney, depuis longtemps, parfois pour le meilleur (comme ici), parfois pour le pire (sur Wolverine), a choisi de dessiner et d'encrer lui-même ses propres planches. L'inconvénient, outre l'inégalité du résultat, est qu'il n'est plus guère en mesure, alors qu'il est assez rapide, de tenir une cadence mensuelle bien longtemps, d'où le recours à des fill-in artists. Mais quand il est à la fois motivé et frais, comme pour cet arc, il produit des pages insensées où il donne tout ce qu'il a.
Comme il dispose d'une technique irréprochable et que son parcours professionnel l'a conduit à illustrer les aventures de personnages variés, il sait adapter sa mise en images au héros dont il a la charge. Ainsi a-t-il choisi de relooker DD mais aussi de le représenter comme un acrobate athlétique à la musculature sculpté, dans un costume imitant la texture du cuir, sans coloriage autre que sur ses bottines, ses bandages aux poignets et aux mains et ses yeux (avec la couleur rouge). Cette option radicale, soulignée par la colorisation minimaliste de Matt Milla, créé des contrastes saisissants, comme si le personnage était vu comme le négatif d'une photo sur pellicule, et cela confère à ses cascades ou ses affrontements une puissance redoutable.
Pour tenir le choc graphiquement, il a aussi attribué à Muse un aspect très dépouillé mais composé d'éléments cohérents. Avec sa peau d'albinos, un bonnet, des gants et un pantalon baggy noirs associés à des bretelles, et un masque ne laissant voir que deux menaçantes billes noires au niveau des yeux, chacune de ses apparitions est frappante. Lorsque, à la fin, il est démasqué, il se décrit lui-même comme un masque derrière un homme, et quand il explique tuer pour composer des oeuvres d'art, à la fois macabres donc mais aussi pas si éloignées de ce que proposent d'authentiques artistes contemporains, le lecteur réfléchit à la limite qui peut exister entre une démarche créatrice et l'oeuvre d'un psychopathe.
Il est indéniable que ces cinq épisodes intenses prouvent que Charles Soule est capable d'une ambition et, mieux, de la réaliser, appuyé par les dessins formidables de Ron Garney. On verra s'il est capable de tenir la distance ou si la suite connaîtra à nouveau des hauts et des bas, déterminant si son run monte en régime ou alterne entre temps forts et plus faibles.
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