Morris
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1956 : Morris, le créateur de Lucky Luke,
accepte d'illustrer le texte de Paul Berna,
Le cheval sans tête.
Le cheval sans tête.
La bande à Gaby était réunie tout en haut de la rue des Petits-Pauvres, devant la maison de Fernand Douin. L'un après l'autre, les dix gosses enfourchaient le cheval-sans-tête et se laissaient glisser à toute allure jusqu'au chemin de la Vache Noire, où se terminait la descente. Là, le cavalier sautait à terre et remontait vivement la pente en remorquant sa monture, car les amis attendaient leur tour avec impatience.
Depuis le jour où Marion, la fille aux chiens, avait renversé le vieux monsieur Gédéon en traversant la rue Cécile, on postait le petit Bonbon au carrefour pour arrêter les passants ou signaler l'approche d'un véhicule. Le cheval dévalait toute la rue des Petits-Pauvres sur ses trois roues de fer en faisant un bruit terrible. C'était délicieux. L'appréhension du carrefour et de ses dangers rendait la course plus grisante encore, et il y avait, à la fin de la descente, cette brusque remontée qui prenait le cheval en plein élan et le jetait sur le talus du Clos Pecqueux, devant l'horizon des champs nus et gris.
Pendant deux secondes, le cavalier avait l'impression de s'envoler en plein ciel. S'il négligeait de freiner avec ses talons, il passait d'un trait par-dessus l'encolure pour atterrir brutalement sur les fesses, ce qui ajoutait une petite dose d'imprévu à chaque descente. Les gosses appelaient ça, "faire un arrivée en vol plané". A chaque coup, le cheval basculait sur le talus et ses flancs creux sonnaient lugubrement contre les pierres. Il en voyait de dures.
Ce cheval-sans-tête appartenait depuis un an à Fernand. Un chiffonnier du Faubourg-Bacchus l'avait cédé à monsieur Douin contre trois paquets de tabac gris, et Fernand l'avait trouvé près de ses souliers le matin de Noël. Pendant cinq minutes, il en était resté muet et paralysé de ravissement. Pourtant, sur la mine, le cheval-sans-tête n'avait rien d'affolant. Il était d'abord, il avait toujours été sans tête. La ganache de carton que lui avait fabriquée monsieur Douin n'avait pas tenu deux jours; Marion l'avait fait sauter à sa première descente en percutant à quarante à l'heure dans la voiture de monsieur Mazurier, le marchand de charbon de la rue Cécile. On l'avait laissée dans le ruisseau avec les deux pattes de devant, qui avaient également souffert du choc. Les pattes de derrière avaient été brisées net au cours d'une tentative téméraire dans l'étroit tunnel du chemin de Ponceau. La queue, inutile d'en parler, il n'y en avait jamais eu. Restait le corps, qui était celui d'un cheval gris pommelé au vernis écaillé, avec une petite selle marron peinte sur le dessus. Bien entendu, le chiffonnier avait livré le tricycle sans pédales et sans chaîne; mais on ne peut pas tout avoir, et, tel qu'il était, ce cheval à trois roues filait comme un zèbre sur le macadam en pente de la rue des Petits-Pauvres.
Les jaloux de la cité Ferrand prétendaient que ce cheval réduit à sa plus simple expression pouvait être aussi bien bourricot ou goret, ou plutôt un goret que n'importe quoi, que les cow-boys de la rue des Petits-Pauvres avaient tort de faire ainsi les malins sur un cochon-sans-tête, qu'ils s'y casseraient la leur un jour ou l'autre et que ce serait bien fait pour eux. Il faut reconnaître que dans les débuts le dressage du cheval-sans-tête avait été assez pénible. Fernand s'était à moitié démoli un genou contre la palissade de l'entrepôt César-Aravant, Marion avait laissé deux dents dans le tunnel du Ponceau. Ca fait mal. Mais le genou s'était guéri en trois jours et les dents avaient repoussé en quinze. Le cheval roulait toujours et roulait bien, comme il est convenable de l'imaginer dans un patelin de banlieue où tous les hommes valides ont pour occupation de faire rouler les trains.
Enfin, c'était grâce au cheval-sans-tête que Fernand avait pu faire entrer son amie la fille aux chiens dans la bande à Gaby, la plus fermée des associations secrètes de Louvigny-Triage. A la suite de pourparlers laborieux, il avait été convenu que la bande se servirait du cheval à raison d'une séance par jour et de deux descentes par tête à chaque séance, ceci en vue de ménager la résistance de l'engin. Même à ce train réduit, on avait prévu que le cheval-sans-tête n'irait pas loin, tout au plus jusqu'à Pâques. Mais il avait tenu le coup malgré des télescopages effrayants, et il vous descendait la rue des Petits-Pauvres à tombeau ouvert. Gaby, qui accomplissait tout le parcours sans freiner, avait abaissé le record à trente-cinq secondes.
La pratique de ce sport exclusif et farouche n'avait fait que resserrer la grande solidarité qui unissait les membres du clan. A dessein, Gaby en avait limité le nombre permanent et n'acceptait personne au-dessus de douze ans, parce que, affirmait-il, "on devient bête comme ses pieds à partir de douze ans. Et heureux encore quand ça ne dure pas toute la vie!" L'ennuyeux, c'est que Gaby lui-même était menacé par la limite d'âge; aussi méditait-il en secret de la relever à quatorze ans pour bénéficier d'un petit sursis.
Tatave, le grand frère du petit Bonbon, venait de prendre le départ devant ses camarades goguenards.
"Vu son poids, on ne devrait lui permettre qu'une seule descente, dit Marion à Fernand. Un de ces quatres matins, ton cheval va s'aplatir sous ce gros lard et nous le verrons remonter avec les roues toutes brisées."
Cinquante mètres plus bas, le petit Bonbon surveillait le fond de la rue Cécile; il balança les deux bras pour signaler que la voie était libre. Tatave passa devant lui comme un bolide, la tête basse, cramponné au guidon rouillé du cheval-sans-tête.
"Il est gros et lourd, mais il ne fera jamais mieux que Gaby, dit Juan-l'Espagnol en haussant les épaules. Et puis Tatave a la frousse: il commence à freiner vingt mètres avant la Vache Noire... Un jour, il faudrait le lâcher dans la descente avec les deux quilles attachées sous le guidon."
Plus loin, la rue des Petits-Pauvres décrivait une longue courbe qui dérobait ses lointains aux observateurs. On attendit. Pas longtemps. Un grand fracas de verre brisé monta soudain du fond de la rue, suivi aussitôt par des cris perçants, une bordée de jurons et la sèche détonation d'une paire de claques.
"Et vlan! Tatave a percuté, gronda Gaby en serrant les mâchoires. Même à califourchon sur un traversin, cet enflé trouverait le moyen de défoncer quelque chose!
- Allons voir, proposa Fernand qui se faisait du souci pour le cheval-sans-tête.
- Zidore et Mélanie sont restés en bas, dit Marion. Ils se débrouilleront pour le tirer de là sans nous..."
Gaby regarda machinalement autour de lui: outre la fille aux chiens, Fernand et Juan-l'Espagnol, il y avait là Berthe Gédéon et Criquet Lariqué, le petit négro du Faubourg-Bacchus.
"Descendons toujours jusqu'à la rue Cécile, dit-il. On ne peut pas les laisser seuls; il y a peut-être du dégât..."
En arrivant au carrefour, ils virent les uns et les autres qui débouchaient lentement du virage, sous le triste ciel de décembre. Zidore Loche traînait par le guidon le malheureux cheval-sans-tête qui ne roulait plus que sur deux roues. Tout rouge d'émotion, Tatave marchait à côté de lui en boîtant un peu; il portait la troisième roue, la roue avant. Amélie Babin, l'infirmière de la bande, fermait la marche en riant silencieusement, la bouche fendue jusqu'aux oreilles; de temps en temps, elle se retournait pour inspecter le fond de la rue des Petits-Pauvres, où quelqu'un s'époumonait d'une voix chevrotante.
"Avec sa manie de freiner au mauvais moment, ça devait forcément lui arriver un jour! cria Zidore en approchant. Le vieux père Zigon remontait de la nationale avec sa poussette de bouteilles. Tatave sortait du virage à ce moment-là. Moi, je ne bronche pas: il avait largement le temps de passer. Penses-tu! voilà mon Tatave qui freine à bloc avec ses deux pattes et rran! il rentre en plein dans la poussette!"
Mélie jubilait. Sa figure maigriote était serrée par un fichu noir qui plaquait sa frange blonde bien peignée.
"Tatave a fait un de ces vols planés, il fallait voir ça! ajouta-t-elle. Il est passé comme un obus par-dessus les barbelés du Clos..."
Pour l'occasion, Morris expérimente un style graphique plus réaliste.
Un essai qu'il jugera "peu convaincant"...
On peut ne pas être d'accord.
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