vendredi 12 février 2016

Critique 815 : MR VERTIGO, de Paul Auster

(Ci-dessus : la couverture originale peinte par 
Art Spiegelman.)

MR VERTIGO est un roman écrit par Paul Auster, traduit par Christine Le Boeuf, publié en 1994 par les éditions Actes Sud.

"J'avais douze ans la première fois que j'ai marché sur l'eau. (...) Maître Yehudi m'avait choisi parce que j'étais très petit, très sale, tout à fait abject. 'Tu ne vaux pas mieux qu'un animal, m'avait-il dit, tu n'es qu'un bout de néant humain'." C'est ainsi que le jeune Walter Rawley, neuf ans, décrit sa rencontre avec Maître Yehudi en 1924. Orphelin, il a été élevé, sans amour, par son oncle Slim et sa tante à Saint-Louis, et vendu à ce mystérieux individu qui lui a promis qu'il volerait avant l'âge de 13 ans. 
Mais ce gamin, à la langue bien pendue et au caractère bien trempé, en bavera avant de réussir à léviter, subissant une initiation de 33 degrés, endurant des épreuves extrêmes. Mais ce "jeu" en vaudra la chandelle puisqu'il deviendra effectivement "Walt le Prodige", se produisant en spectacles dans plusieurs villages et villes des Etats-Unis.
Son apprentissage se déroulera jusqu'en 1927 aux côtés de Maman Sioux, qui a travaillé dans le cirque de Buffalo Bill Cody, et Esope, un adolescent noir et bossu, recueilli par le Maître et promis à de belles études universitaires... Jusqu'à ce le Ku Klux Klan ne les tue.
Walt et Maître Yehudi sont alors financés par Mrs Marion Witherspoon, veuve d'un riche homme d'affaires mais piètre joueur et maîtresse du Maître. La situation bascule lorsque l'oncle Slim enlève Walt et réclame une exorbitante rançon à son mentor. Pour la payer, Marion s'engage à épouser le fortuné Orville Cox.
Un nouveau coup du sort brisera net, cette fois-ci, la carrière de Walt en 1930, avant que la maladie et la malchance n'aient raison de Maître Yehudi.
Pourtant l'histoire de Walt ne s'arrête pas là : il traque son oncle pendant trois ans pour accomplir une vengeance, qui le l'apaisera pas, mais lui permettra de rencontrer Bingo Walsh, le bras-droit du chef de la pègre de Chicago. Il devient homme de main, gagne le droit d'ouvrir son propre club, et fera la connaissance du mythique joueur de base-ball Dizzy Dean, son idole, brillant dans son équipe fétiche des Cardinals, mais dont le déclin lui rappelle le sien. Walt recroise Marion dont il refuse de devenir l'associé, une décision qui précipitera sa chute au terme d'un projet dément.
De 1941 à 1945, Walt intègre l'armée pour échapper à la prison. Il épouse en 1950 une jeune et jolie veuve, Molly Fitzsimmons, avec laquelle il formera un couple solide et heureux pendant 23 ans. Veuf, il sombre dans l'alcool avant qu'un des neveux de sa belle-famille ne le sorte de là. Passant par Wichita, il y retrouve miraculeusement Marion, l'aide dans ses florissantes affaires, devient son dernier amant. 
Au soir de sa tumultueuse existence, à 77 ans, Walt rédige ses Mémoires et songe à initier à la lévitation Yusef, le fils de sa femme de ménage...
     
J'ai relu Mr Vertigo dernièrement, 22 ans après l'avoir découvert. Je me souviens du choc que m'avait provoqué ce merveilleux roman à l'époque où, grâce à un ami, je fis la connaissance de l'oeuvre de Paul Auster, et, même après toutes ces années, ce texte foisonnant a conservé une place à part dans mon panthéon de lecteur. J'ai pu vérifié que le plaisir était intact.

C'est une histoire particulière dans la bibliographie d'Auster, son récit le plus facile, le plus entraînant, et en même temps la magie qu'il communique divise les aficionados de l'écrivain justement parce qu'il ne ressemble à aucun autre de ses livres.

Découpé en quatre parties, sa composition est magistrale et équilibrée : la première compte 97 pages et couvre les années 1924-1927 ; la deuxième compte 131 pages et couvre les années 1927-1930 ; la troisième compte 50 pages et couvre les années 1933-1941 ; et la dernière compte 18 pages et couvre une période allant de 1945 à 1990.

Ces quatre actes correspondent à quatre étapes dans l'autobiographie que rédige Walt :

- son enfance : il rencontre Maître Yehudi et suit son terrible apprentissage ;
- son adolescence : il devient célèbre, est enlevé par son oncle, reprend sa carrière, doit l'abandonner définitivement, perd Maître Yehudi ;
- l'âge adulte : il se venge de son oncle, gravit les échelons au sein de la pègre, rencontre Dizzy Dean, accumule les conquêtes féminines, perd tout à la suite d'une lubie absurde ;
- la vieillesse : il se marie, perd sa femme, retrouve Marion Witherspoon, écrit ses Souvenirs.

La vie de Walt est traversée par des personnages qui la bouleversent profondément :

- Maître Yehudi : émigré juif hongrois, il devient le mentor de Walt, son père de substitution. Son nom et son caractère exigeant font inévitablement penser au violoniste virtuose Yehudi Menuhin (voir ci-dessous) :

- Maman Sioux : indienne, elle est la mère de substitution de Walt et la protégée de Maître Yehudi.
- Esope : un peu plus âgé que Walt, c'est un jeune noir au physique disgracieux, bossu, mais très intelligent, lui aussi protégé par Maître Yehudi. Son prénom fait référence au fabuliste grec Esope (VII-VIème siècles avant Jésus-Christ - voir ci-dessous) :

- Mrs Marion Witherspoon : c'est la maîtresse de Maître Yehudi, elle finance ses projets, est une redoutable femme d'affaires, et deviendra tardivement la compagne de Walt.
- L'oncle Slim : c'est une brute qui vend Walt à Maître Yehudi et qui le rançonnera quand son neveu deviendra riche et célèbre.
- Bingo Walsh : c'est le bras-droit de O'Malley, le chef de la pègre de Chicago dans les années 30, qui permettra l'ascension sociale de Walt après sa carrière de "prodige".
- Dizzy Dean : c'est un authentique joueur de base-ball, dont la carrière connaîtra son pic puis son déclin dans les années 30, l'idole de Walt. De son vrai nom Jay Hanna Dean, c'était le lanceur de l'équipe des "Cardinals" de Saint-Louis puis des "Clubs" de Chicago reconverti en commentateur sportif (voir ci-dessous) :

- Molly Fitzsimmons : l'épouse de Walt après la seconde guerre mondiale, elle partagera sa vie 23 ans durant.

Paul Auster évoque, en suivant le parcours de Walt, plusieurs époques et lieux de l'Histoire américaine :

- les années 20 dans le Missouri et le Kansas ;
- les années 30 dans la ville de Chicago (Illinois) ; 
- les années 40, avec la seconde guerre mondiale ;
- les années 50 à 90.

Il y a une dimension épique dans ce texte et Auster évolue dans différents registres : le roman initiatique, le récit fantastique, "l'âge d'or" du haut banditisme au temps de la Prohibition... Ce mélange des genres illustre avec poésie mais sans détour une Amérique gangrenée par la violence, le racisme, la discrimination sociale, la criminalité galopante, l'après-guerre. Le contraste entre les éléments fantaisistes (l'apprentissage de la lévitation, la célébrité dans le show-biz, puis la fortune dans le gangstérisme) et la description des époques, des villes, et de certains personnages bien réels, participe activement au plaisir de la lecture.

Rarement comme ici, Paul Auster a su lier la fiction et le réel, l'Histoire et la Géographie. Dans Mr Vertigo, le lecteur voit, comme Walt, du pays en passant par Kansas City, Memphis, Levingston, New York, Pittsburgh... Tout en traversant près de 70 années ! C'est donc un véritable roman d'aventures également.

L'auteur n'a pas fait mystère des influences de son texte développé comme un conte : suivant ce modèle, le héros nous est présenté "brut de décoffrage", encore jeune et inexpérimenté. Il découvre la vie en subissant une succession d'épreuves, souvent violentes, qui accélère sa maturité et forme son caractère, en faisant un survivant mais résilient, capable de dépasser les tragédies qui l'affligent pour rebondir.

Il n'est pas interdit d'y voir une métaphore du travail du romancier dont la maîtrise grandit au fil de son oeuvre : un écrivain s'instruit comme Walt au contact d'un (ou plusieurs) maître(s), s'en détache et tente de s'affirmer seul ensuite. Jusqu'à ce qu'il soit en mesure de dresser le bilan de sa vie et de son oeuvre.

Auster déploie un "réalisme magique" dans Mr Vertigo, mixant des descriptions authentiques et des passages fantastiques : ainsi, l'événement fondamental sur lequel est bâti le roman est que Walt apprend et réussit à voler - pas seulement à léviter mais bien à accomplir des déplacements en suspension. Tout le talent de l'écrivain tend alors à rendre crédible ce phénomène qui est impossible. Cela relie aussi le texte au conte en brodant une métaphore : voler, c'est grandir, c'est mûrir, mais c'est aussi s'élever socialement, c'est atteindre le plaisir, connaître l'amour, dépasser le chagrin, se relever. 

Voler, c'est aussi rêver. Et Mr Vertigo est un donc un roman qui séduit (ou non) le lecteur prêt à accepter cette part de rêve, d'irréalisme, à envisager le monde proposé par l'histoire comme un enfant, en admettant le merveilleux.

Mais Auster n'abuse pas du fantastique et, suivant l'évolution de Walt, en orchestre la disparition lorsque son héros devient adolescent et adulte - Walt ne pourra plus voler quand il atteint l'âge de la puberté. Plus concrètement, Walt ne peut plus voler quand il n'est plus en mesure de s'oublier, or comme il le confie, à la fin : "je ne crois pas qu'un talent particulier soit nécessaire pour décoller du sol et flotter en l'air. (...) Il faut apprendre à ne plus être soi-même".

Mr Vertigo est un de ces romans aux entrées si nombreuses, à l'imaginaire si brillamment déployé, à l'énergie et à l'émotion si vibrantes, qu'on ne peut en épuiser les charmes en une lecture. Y revenir, même vingt ans après l'avoir découvert, procure à la fois un plaisir égal en intensité et neuf pour la reconsidération qu'on a de certains de ses motifs - le temps qui passe, la solitude, la culpabilité, le deuil, la renaissance. 

Tout à la fois roman initiatique, conte philosophique, aventure extraordinaire, fable cruelle, c'est peut-être surtout la démonstration de l'excellence de conteur qu'est Paul Auster : cela aussi concourt au vertige que suscite cette oeuvre.
*
Pour finir, il a été question, en 2011, que Mr Vertigo soit adapté pour le cinéma par le cinéaste Terry Gilliam (ci-dessous). Le projet n'a pas abouti.

Voici, pour ma part, qui je verrai dans quelques-uns des rôles :
 Milo Parker : Walter Rawley (enfant)
 Dane Dehaan : Walter Rawley (adulte)
 Ralph Fiennes : Maître Yehudi
 Laura Linney : Marion Witherspoon
 Andy Serkis : Oncle Bill
 Michael Shannon : Bingo Walsh
 Dizzie Dean : Channing Tatum
Lavina Swire : Molly Fitzsimmons

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