TRIBULATIONS D'UN PRECAIRE (en version originale : A Working Stiff's Manifesto) est un récit écrit par Iain Levison, publié en 2007 par les Editions Liana Levi.
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Iain Levison
En six chapitres, Iain Levison revient sur de multiples emplois qu'il a décrochés : tous avaient en commun des conditions de travail difficiles et des salaires médiocres, précarisant ceux qui les exerçaient. C'est ainsi qu'il a été employé à la découpe de poissons dans un grand magasin de luxe, barman en remplacement de son co-locataire (Devenir associé), livreur de fioul, peintre de garage (Le câble, un droit naturel ?), cuisinier, camionneur, déménageur (Ne serions-nous pas plus heureux ailleurs ?), employé dans des poissonneries en Alaska (Dans la gadoue), livreur-accrocheur, installateur de câbles (Internet ou le rayon de la mort du cerveau), et, en se préparant à écrire ses aventures, attendant que son téléphone sonne après de nouveaux entretiens d'embauche...
La lecture des romans de Iain Levison indiquait clairement qu'il avait lui-même connu les galères de ses héros, issus de milieux modestes, vivant tant bien que mal (plutôt mal que bien !) de petits boulots, ayant connu des périodes de chômage. Tout cela trouve sa confirmation et sa relation dans ce texte intitulé Tribulations d'un précaire, comptant moins de 200 pages mais écrites avec un réalisme rageur. Jack London n'est pas mort : il a changé de nom et s'appelle Iain Levison.
A l'origine, l'auteur rappelle qu'il a dépensé 40 000 dollars pour suivre des études universitaires et décrocher un diplôme de lettres - certificat qui ne lui a en vérité jamais permis de trouver un travail décent pour lequel il serait compétent. Pourtant, il a eu le rêve d'écrire "le grand roman américain", mais la réalité l'a rattrapé et de manière très brutale.
Levison a recensé les jobs qu'il a enchaîné : 42 ! Et il n'a pas ménagé sa peine en devenant tour à tour poissonnier, cuisinier, livreur de fioul, déménageur, serveur... Il a aussi vu du pays puisqu'il a été jusqu'en Alaska où on promettait aux postulants qu'ils bosseraient plus mais pour gagner plus : en vérité, il y a été confronté à des cadences infernales, un climat hostile, une ambiance électrique, pour pêcher du poisson, dormir trempé dans des couchettes, supporter les humiliations de petits chefs et des collègues aux passés troubles et aux opinions limites. Au bout du compte, quand tombe la paie, la récompense est dérisoire, les recours contre les patrons nuls, les travailleurs sont hagards ou à moitié fous, et le retour à la civilisation rude...
Pourtant, malgré ce tableau glaçant, Tribulations d'un précaire est un récit vigoureux, rédigé par un homme à la volonté étonnante, à la lucidité terrible : la prose de Levison est toujours aussi sarcastique, sa narration aussi nerveuse que dans ses romans, et son livre a l'allure d'une aventure (douloureusement) initiatique. On voyage avec lui dans des Etats-Unis à l'économie en bonne santé grâce à l'exploitation de ses salariés. Dans ce pays où tout est possible mais où rien n'est certain et acquis, le secret réside dans le fait qu'il y aura toujours quelqu'un pour accepter (même s'il n'est pas qualifié) un boulot que les autres refusent.
Levison devient donc un de ces vagabonds, sillonnant l'Amérique d'Est en Ouest, du Sud au Nord, version moderne du héros de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, dont l'histoire se répète. Le quotidien est rythmé par les petites annonces, les entretiens d'embauche, et la prise conscience qu'on engage moins des hommes qu'ils ne se vendent pour survivre. Seul l'amour de la littérature et de vagues projets d'écrire un jour (peut-être vivre de l'écriture) l'empêchent de sombrer.
Cette nouvelle lutte des classes est racontée avec les tripes : Levison a à coeur de montrer, de décrire, évitant la langue de bois. L'ouvrage abonde en anecdotes, ce qui rend la lecture palpitante et édifiante, Substituant à l'aigreur et la haine une clairvoyance, presque un détachement, imparables. Il s'en amuse quelquefois ("D'où viennent les riches ? (...) Sont-ils une race à part, débarquent-ils d'une autre planète ?"), s'emporte aussi (dénonçant la mutation des universités en "industrie" qui ne produit rien sinon de futurs sans-emploi ou les agences d'intérim qui sont devenus "les plus gros employeurs du pays"), mais maintient en toutes circonstances une dignité et une volonté extraordinaires, comme s'il envisageait tout cela comme des expériences de vie.
Deux passages sont particulièrement significatifs et éloquents dans ce récit. D'abord quand Levison philosophe avec ironie : "Regardez l'Union soviétique, un pays fondé sur l'idée que ceux qui travaillent pour vivre devraient être respectés, protégés : ça n'a pas bien marché. Cette expérience sociale sert à présent d'histoire édifiante pour quiconque pense que ceux qui travaillent pour gagner leur vie ont des droits. C'est presque une justification pour ne pas respecter vos ouvriers, pour leur pisser dessus de toutes les manières possibles, pour promouvoir l'idéal capitaliste éprouvé".
Puis, à la fin du livre, il livre un constat sans concession, sans illusion : on peut considérer le travail comme une façon honorable de vivre, mais on n'en retient souvent que les vicissitudes, les dérives, réduisant l'homme à l'état d'esclave d'un système qui se moque des lois. "Ce n'est pas une question d'argent. Le véritable problème, c'est que nous sommes tous considérés comme quantité négligeable. Un humain en vaut un autre. La loyauté et l'effort ne sont pas récompensés.(...) Ceux qui font des promesses sont si loin de tout qu'ils ne voient même plus que leurs promesses ne signifient rien".
Au terme des périples retracés ici, Iain Levison dit : "Je pourrais écrire un bouquin sur cette merde". Tribulations d'un précaire en est le résultat, en provenance d'Amérique mais parlant de partout : un parfait résumé de la mondialisation en somme.
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