UNE BLONDE A MANHATTAN est un livre écrit par Adrien Gombeaud, agrémenté de deux cahiers intérieurs illustrés par les photographies de Ed Feingersh, publié en 2011 aux Editions du Rocher (dans la collection "Le Serpent à Plumes").
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(Ci-dessus : la couverture, et les trois pages du
reportage, du magazine "Redbook", Juillet 1955.
Photos de Ed Feingersh.)
C'est un sacré défi qui a motivé le récit écrit par Adrien Gombeaud, journaliste et critique d'art : d'une part, il évoque Marilyn Monroe, sujet d'une abondante littérature, sans doute l'actrice américaine qui a généré le plus de commentaires ; et d'autre part, il s'est lancé à recherche d'un photo-reporter tombé dans l'oubli, Ed Feingersh, mais qui a signé une série de clichés retrouvée miraculeusement en 1987 et qui a enrichi la mythologie iconographique de Marilyn.
En vérité, il s'agit de dresser le portrait de deux énigmes en relatant leur brève rencontre, dans un cadre professionnel, en Mars 1955.
Marilyn Monroe et Ed Feingersh n'ont pas en commun que leur fin tragique et prématurée, ils avaient le même âge quand la mort les a fauchés : surtout, ils demeurent deux météores fascinants, elle saisie au sommet de sa gloire dans un moment où elle remit audacieusement en cause sa carrière ; lui réalisant des photos pour un magazine "people" alors qu'il rentrait de la guerre de Corée et qu'il n'avait accepté ce job que comme un pige.
En 1954, Marilyn Monroe (alors âgée de 29 ans) tourne un de ses plus grands succès au box-office, Sept ans de réflexion, réalisé par Billy Wilder, et Sam Shaw a l'idée pour promouvoir le film, avant qu'il soit terminé, d'une sorte de happening génial en invitant une meute de photographes à immortaliser une scène-clé de l'histoire (qui sera, en vérité, re-filmée en studio à Hollywood ensuite). Cette image est une des plus fameuses du 7ème Art : on y voit la robe de Marilyn se relevant sous une bouche de métro par la soufflerie, devant Tom Ewell, qui interprète son voisin, resté seul pendant que sa femme est partie en vacances et qui rêve de séduire cette créature de rêve.
Derrière cette mise en scène, il y a aussi une humiliation, celle de Joe Di Maggio, ancien joueur réputé de base-ball, à l'époque époux de Marilyn, et qui assiste à ce numéro où sa femme exhibe ses charmes devant les flashs crépitants des journalistes. Peu après, ils divorceront, lui comprenant que la vedette de cinéma ne serait jamais une ménagère comme il le souhaitait ; elle sur le point d'accomplir un coup d'éclat mémorable contre le studio (Twentieth Century Fox) qui l'exploitait.
En 1955, Marilyn fuit Los Angeles avec la complicité de son ami photographe Milton Greene, qui, avec des avocats, a disséqué le contrat de l'actrice avec la major qui l'emploie. Elle atterrit à New York, prend une suite à l'Ambassador Hotel (où elle est enregistrée sous le nom de Zelda Zonk), et annonce le lancement de sa propre maison de production, la MMP (Marilyn Monroe Productions) pour développer des projets plus personnels, à des conditions financières plus convenables. Peu après, elle intègre l'Actor's Studio, le cours d'art dramatique de Lee Strasberg, connu pour avoir formé Marlon Brando notamment (même si ce dernier ne reconnaîtra Stella Adler que comme sa seule vraie professeur). Pour Marilyn, il s'agit d'être prise au sérieux comme actrice, comme femme d'affaires - comme femme tout simplement.
Edwin "Ed" Feingersh est né en 1925 et est appelé sous les drapeaux fin 1944. Il fait partie des premiers soldats américains à découvrir les camps de concentration, une révélation qui le hantera toute sa vie. La légende raconte qu'il arracha au cadavre d'un soldat allemand son premier appareil photo.
De retour au pays, il est engagé par l'agence Pix et travaille pour les plus fameux périodiques de l'époque : "Life", "Newsweek", "Time", "Look", "Vanity Fair"... Elève d'Alexeï Brodovitch, qui révolutionna l'esthétique de "Vogue" ou "Harper's Bazaar", il développe pourtant un style aux antipodes, préférant le photo-reportage, et articulant son travail autour de la "lumière disponible". Ses clichés ont déjà cet aspect brut, avec une mise au point relégué au second plan au profit du réalisme et de l'immédiateté.
L'artisan de la rencontre entre la star hollywoodienne, exilée volontaire à New York, et le photographe, si loin de ce monde de paillettes dont elle vient, est Robert "Bob" Stein, rédacteur en chef du magazine "Redbook", auquel Marilyn donna une de ses premières interviews. Il s'agit, littéralement, de montrer Marilyn Monroe comme on ne l'a jamais vue ("The Marilyn Monroe you've never seen"), du 24 au 30 Mars 1955.
Feingersh procède à plusieurs séances : d'abord à l'Ambassador Hotel, au balcon et dans la chambre de la suite de l'actrice ; puis dans le métro de Grand Central ; puis au bar du Costello's (qu'il fréquentait en habitué, avec ses amis George Zimbel et Garry Winogrand) ; puis dans un dressing ; de retour à la suite de l'Ambassador (où Marilyn se parfume avec du Chanel n°5, dont elle a largement contribué à la notoriété depuis qu'elle a déclaré en interview que c'était tout ce qu'elle portait pour dormir) ; et enfin lors d'une séance d'essayage pour une soirée caritative au Madison Square Garden (où elle apparaît sur un éléphant rose).
Après cela, Feingersh et Marilyn ne se reverront plus. Comme un symbole, leur rencontre marquera aussi le début de leur déclin.
Elle épouse le dramaturge Arthur Miller le 21 Juin 1956 ; tourne Bus Stop, Le Prince et la Danseuse (où Lawrence Olivier la méprisera odieusement), Certains l'aiment chaud (ses retrouvailles avec Billy Wilder). Elle se sépare de Milton Greene sous l'influence de Miller qui le détestait. Puis elle enchaîne avec Le Milliardaire (où elle séduit Yves Montand), Les Désaxés (écrit par Miller), mais ne finira jamais Something's got to give. Elle a une liaison avec John Fitzgerald Kennedy, le nouveau président des Etats-Unis à l'anniversaire duquel elle chantera. Le 5 Août 1962, elle est retrouvée morte chez elle après avoir une overdose de barbituriques.
Le photographe voit deux de ses clichés accrochés lors de l'exposition géante au Museum of Modern Art de New York. Son ami, Bob Stein, se marie, après Zimbel, Sal Grossman, Winogrand, mais lui reste seul. Jusqu'à ce qu'il rencontre Miriam. Mais leur couple sombre : l'avènement de la télévision oblige la presse à se repenser et condamne les "pictures stories", la spécialité de Feingersh. Il range son appareil et accepte un poste de directeur photo pour "Redbook", mais son alcoolisme et son addiction aux barbituriques le perdent. Il meurt d'une overdose en 1961.
Adrien Gombeaud dresse donc un parallèle éloquent entre Marilyn et Feingersh : sa narration du reportage de Mars 1955 donne lieu à des pages magnifiques, détaillant les clichés les plus marquants de ce projet, où Ed réussit à montrer effectivement l'actrice comme on ne l'a jamais vue (et on ne la reverra plus). Toutefois, l'auteur n'est pas dupe : Marilyn était un fantastique animal médiatique dont on ne savait jamais si elle était vraiment saisie à l'improviste. Sortie du métro, elle demande à Feingersh s'il veut "la" voir : elle prend alors quelques poses suggestives, tous les passants la reconnaissent alors alors que l'instant d'avant, elle se fondait dans la foule new-yorkaise !
Néanmoins, les photos de ces quelques jours dégagent une vérité troublante qui autorise l'auteur et le lecteur à croire que Marilyn est parfois réellement captée au-delà de ce qu'elle savait si bien montrer. Certaines des images reproduites dans les deux cahiers du livre sont fascinantes pour leur ambiguïté : ainsi, sur l'une d'elles, on voit l'actrice apparemment endormie, paisible - dort-elle vraiment ? Et ce sommeil ne préfigure-t-il pas étrangement celui qui l'emportera définitivement sept ans plus tard ? Marilyn ne serait pas vraiment morte : elle ne serait pas réveillée.
La puissance érotique de Marilyn déborde aussi des images de Feingersh qui la saisit dans des attitudes ordinaires, dont l'intimité est aussi plus suggestives que des poses étudiées : ainsi, le fameux cliché où elle se parfume ou celui où elle accroche un de ses bas à son porte-jarretelles, dans une robe noire moulante et très sobre.
La force de ces images réside dans le fait que Feingersh n'était pas amoureux, attiré, fasciné par la star : cet homme, que sa famille trouvait "bizarre", qui fut aimé par une certaine Roberta qu'il ignora jusqu'à la nuit où il vint mourir chez elle, qui partit en Corée au péril de sa vie en redevenant simple soldat, ne tomba pas dans le piège d'un reportage réalisé par un fan épris de Marilyn. Du coup, comme l'explique très bien Adrien Gombeaud, la justesse de ses clichés, qui ne sont jamais esthétisants (les images sont toujours un peu, voire très, granuleuses, la lumière naturelle est magistralement manipulée, les compositions sont très vivantes et originales : tout cela raconte une histoire visuelle), on voit là ce qui annonce les paparazzi sans le côté glauque, racoleur, indiscret.
L'auteur, lui non plus, ne cède pas aux facilités de langage pour décrire Marilyn dont il sait évoquer la beauté si temporalisée et éternelle à la fois, citant Jane Russell ou Tony Curtis pour parler en termes merveilleusement choisis de cette créature de chair si sensuelle et psychologiquement si fragile mais qui tenta de reprendre son destin en main, ou pointant du doigt avec beaucoup de force (presque de rage) les dérapages d'autres scribes (les passages dégradants de Blonde de Joyce Carol Oates ou, plus abjects, de Alina Reyes) pour rappeler qu'aucune actrice n'aura connu de tels traitements.
Hommage vibrant à cet "instant décisif" dont Feingersh fut un maître méconnu et Marilyn le sujet inattendu et sublimé, Une Blonde à Manhattan est un portrait poignant qui sort de l'oubli un photographe génial et fulgurant qui sut (autant, sinon plus que Milton Greene) montrer son éphémère modèle d'une manière intensément humaine sans forcer les portes de son mystère hypnotique.
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Ci-dessous, quelques photos d'Ed Feingersh
au cours des six jours en compagnie de Marilyn Monroe :
Ci-dessus : l'autoportrait d'Ed Feingersh lors
de la séance d'essayage de Marilyn Monroe
pour le gala de charité du Madison Square Garden.
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