C'est le 22ème et dernier épisode de la série HAWKEYE, écrit par Matt Fraction et dessiné par David Aja, publié en Juillet 2015.
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"This is how it ends."
Penny est de retour dans l'immeuble de Bed-Stuy où elle vient chercher son passeport et de l'argent caché dans le coffre laissé chez Clint Barton lorsqu'elle est surprise par le mafieux russe Ivan et le tueur à gages le Clown.
Alors qu'il a laissé son frère Barney pour mort sur le toit de l'immeuble, Clint Barton surgit dans son appartement et défie une dernière fois ses ennemis. Kate Bishop arrive sur les lieux de la bataille et s'y mêle avec le chien Lucky.
Cette fois, il n'y aura pas d'autre issue possible que la victoire contre les "Tracksuits Dracula" et leur mercenaire ou la mort...
5 mois après la parution du 21ème épisode, voilà enfin le dernier chapitre du run de Matt Fraction et David Aja sur la série Hawkeye. Pour résumer ce qu'inspirent une si longue attente et le résultat concrétisé par le fascicule qu'on tient en main pour cette série si spéciale, initiée en 2013, les américains ont une expression parfaite :
"The wait was worth it."
Qu'on peut traduire par :
"Cela valait la peine d'attendre."
Une bonne partie du plaisir tient à la fois dans l'attente récompensée par la qualité de l'épisode, celle de la conclusion qu'il offre à cette aventure, mais je ne crois pas qu'il faille non plus se plaindre des délais. Qu'importe le flacon pourvu qu'il y ait l'ivresse.
Mais c'est sous un autre angle que j'aimerai vous parler de ce dernier épisode, en revenant à la formule précité ci-dessus.
Posons-nous, posez-vous cette question, toute simple, mais essentielle, déterminante : combien de comics (super-héroïques) vous ont vraiment marqués ?
Ne réfléchissez pas trop et faîtes confiance à votre jugement spontané. Vous verrez qu'il n'y en a pas tant que ça, même si vous êtes un gros lecteur de comics (super-héroïques en particulier). On se rappelle tous de la première collection d'épisodes qui nous a fait aimer ce genre, de l'équipe créative aux commandes, de l'intrigue principale.
Dans mon cas, ce fut les Uncanny X-Men de Chris Claremont et John Byrne avec la saga du Phénix Noir, découverte au milieu des années 80 dans la revue "Spécial Strange" éditée par Lug.
Passé ce choc initial, il y a la rencontre avec une oeuvre souvent plus mature, exigeante, "adulte", où l'on apprend une narration plus sophistiquée, aussi bien écrite que graphique, et qui bouleverse votre regard sur le genre : les auteurs ajoutent au divertissement une réflexion sur le genre lui-même, qui transforme l'appréciation du fan.
Dans mon cas, ce furent les Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons, traduit par Jean-Patrick Manchette aux éditions Zenda, et Batman : Vengeance Oblige (Batman : Year One) de Frank Miller et David Mazzucchelli, chez Comics USA.
Ensuite... Hé bien, pour ma part, j'ai cessé de lire des récits super-héroïques pendant plus de dix ans, passant totalement à côté des années 90, revenant à la production franco-belge. J'ai fait connaissance avec plusieurs bandes dessinées américaines parues à cette époque plus tard, des cours de rattrapage en somme avec au programme Kingdom Come de Mark Waid et Alex Ross notamment.
Lorsque je replongeai dans les comics super-héroïques, Ultimates de Mark Millar et Bryan Hitch entamait sa seconde "saison" et ce fut une grosse claque : moi qui n'avait jamais été familier avec les Avengers, je disposai là d'une relecture puissante et iconoclaste de leurs origines.
Puis je renouai avec les mutants chers à mon adolescence grâce aux Astonishing X-Men de Joss Whedon et John Cassaday.
Puis je renouai avec les mutants chers à mon adolescence grâce aux Astonishing X-Men de Joss Whedon et John Cassaday.
Allez sur quelques forums et vous en trouverez des fans désabusés pour qui "c'était mieux avant", mais qui, pourtant, ne parviennent jamais à décrocher et continuent, avec un mélange de masochisme et de mauvaise foi, à consommer plusieurs séries mensuellement. Ils râlent plus souvent qu'il n'y a des relaunchs sur le piètre niveau des comics actuels, les faiblesses éditoriales, ou pestent contre des détails cosmétiques comme de nouveaux designs de costumes.
Pourtant, il n'y a pas plus ni moins de bonnes et mauvaises bandes dessinées super-héroïques qu'il y a dix, vingt, trente ou quarante ans. Les comics ne sont pas une production figée, mais un organisme en évolution permanente, dont la qualité des parutions varie avec celle de ses auteurs, de l'air du temps. Toutes les séries, prolongations de titres vieux de plusieurs décennies ou créations plus récentes, connaissent des hauts et des bas dès lors qu'un scénariste, un dessinateur et un editor sont plus ou moins capables d'en faire quelque chose de valable sur une durée conséquente.
Et à ce jeu-là, de "petites" séries sont parfois plus gâtées que de "grosses" franchises, peut-être parce qu'elles servent de laboratoires pour que des talents émergent ou confirment, pour que la manière de raconter des histoires (par l'écrit et l'image) évolue, pour atteindre un public qui n'y connaît rien, ou pas grand-chose, ou qui en a marre des séries vedettes.
Daredevil est, chez Marvel, un exemple éloquent de cet aspect laborantin car, même si le titre n'a pas toujours été populaire ou mené par des créateurs géniaux, il a permis à d'immenses talents de percer, de revenir - dans tous les cas, à la série d'éviter la banalité. Durant la décennie écoulée, Brian Michael Bendis et Alex Maleev, Ed Brubaker et Michael Lark ou Mark Waid et Paolo Rivera et Chris Samnee ont animé "tête à cornes" de cette façon, si vigoureuse, si revigorante, comme Frank Miller et Klaus Janson ou Ann Nocenti et John Romita Jr avant eux.
Mais dans cette logorrhée plaintive et vindicative, il y a pourtant l'expression d'une passion insatiable, une quête commune et perpétuelle : celle de trouver et de parler de la série qui va changer leur vie, comme quand on ouvre pour la première fois un comic-book super-héroïque.
Le fan de comics aime le mélodrame, en clamant que plus rien ne va, et est un animal sentimental, qui ne réussit pas à décrocher parce que ça signifierait quitter l'enfance en abandonnant les super-héros dans leurs costumes bariolés, leurs sempiternelles bagarres - tout un folklore au parfum de fête foraine.
Trouver une nouvelle série qui vous fait chavirer, c'est dénicher un trésor, espérer encore que cette industrie des comics est encore capable de miracles, croire qu'on va ressentir à nouveau le délicieux frisson des grandes sagas qui nous ont bouleversés quand on était jeune.
Je considère qu'en entamant la lecture de Hawkeye par Matt Fraction et David Aja et en persévérant, malgré les retards, la frustration qu'ils engendraient, le calvaire subi par son héros, l'angoisse que Marvel implique un autre dessinateur (forcément moins bon) dans le projet, l'appréhension que le scénariste ne soit pas constant ou ne termine pas en beauté son histoire, etc... Je considère que j'ai trouvé cette perle rare, une de ces séries qui marquera ma vie de lecteur au même titre que les Uncanny X-Men de Claremont et Byrne, les Watchmen de Moore et Gibbons, Batman : Year One de Miller et Mazzucchelli, les Ultimates de Millar et Hitch, les Astonishing X-Men de Whedon et Cassaday.
Sur nombre de réseaux sociaux - forums, blogs, sites spécialisés - , la parution de ce 22ème numéro de Hawkeye a suscité des commentaires non seulement élogieux, épatés, mais surtout des témoignages où l'on retrouve ce mélange de mélodrame et de sentimentalisme qui compose la verbalisation des fans de comics. Il n'y a aucun mépris dans ce constat, puisque j'ai attendu fébrilement, comme un gamin trépignant, cet épisode, et qu'à l'heure d'en rédiger la critique je me retiens pour ne pas verser dans la complainte du fan qui voit sa série favorite se terminer (du moins dans la forme que lui ont donnée Matt Fraction et David Aja).
"This is how it ends."
Cette phrase a quelque chose de déchirant et de libérateur.
Que Hawkeye se termine est une délivrance car, même si je n'en ai jamais vraiment voulu à David Aja de tant tarder pour livrer ses épisodes, même si je gratifie Marvel de ne jamais avoir modifié la réalisation et la publication de ce run, il n'empêche que ça aura été épique à lire, à suivre. Lire Hawkeye aura été une expérience. Ses cliffhangers semblaient d'autant plus terribles qu'on savait qu'il faudrait des mois avant d'en connaître les conséquences. Et de savoir si Matt Fraction tiendrait toutes les promesses de ces rebondissements.
Mais toute l'impatience, contenue ou pas, laisse place aujourd'hui à une vraie mélancolie. Je ne veux pas exagérer avec les violons mais on ne sort pas des 12 épisodes de Matt Fraction et David Aja comme ça, en claquant des doigts, en fermant ce 22ème fascicule, en le rangeant dans sa bibliothèque et en attendant sereinement le prochain coup de coeur. Tout ça qui finit aujourd'hui, ça fait quand même quelque chose. D'ailleurs, depuis que j'ai achevé la lecture de ce dernier épisode, je n'arrête pas de rouvrir le comic-book, de le re-feuilleter, de m'arrêter sur une image, une planche, une ligne de texte. Je souris en redécouvrant les derniers plans. Mais en même temps, malgré toutes les vicissitudes de la production de cette série, j'en aurai bien pris encore un peu (et même plus qu'un peu).
Toutefois, je suis infiniment reconnaissant à Matt Fraction et David Aja (et Matt Hollingsworth, le coloriste magique ; et Chris Eliopoulos, le lettreur unique ; et Sana Amanat, l'editor qui a si intelligemment porté ce projet) d'avoir réussi une si belle, une si bonne sortie.
Accrocher un lecteur, c'est déjà difficile. Le convaincre de suivre une série, lui rendre les personnages attachants, leurs aventures passionnantes, la manière de les raconter narrativement et visuellement stimulante, c'est rare et formidable. Mais réussir à bien conclure, ce n'est pas non plus une mince affaire.
Là encore - là surtout :
"The wait is worth it."
Parce que ce 22ème épisode est un vrai concentré de ce qui rend Hawkeye unique, palpitant : jouissif. L'action s'y déroule en temps réel avec l'ultime règlement de comptes entre les Hawkeyes et le Clown : la baston proprement dite entre Clint Barton et Kazi (et aussi un peu Kate Bishop) occupe 7 pages sur les 30 de l'épisode. C'est un affrontement qui n'est pas spécialement spectaculaire mais d'une brutalité sèche mémorable où les adversaires se rendent coup pour coup, sans se ménager. Il y a du sang, de la fatigue, une volonté d'en découdre définitivement que Fraction et Aja rendent incroyablement perceptibles. L'issue de cette opposition est incertaine, on vibre en la vivant.
Matt Fraction fait (une fois de plus) le pari de dialogues très économes, plusieurs pages sont dénuées d'échanges verbaux, parfois seulement ponctuées d'onomatopées évoquant le son des coups, le bruit des armes, le fracas des dégâts infligés aux corps et aux meubles. Ce quasi-mutisme, ce silence assourdissant sont extrêmement intenses, puissants - et efficaces : enfin une lutte entre un héros et son ennemi sans voix-off qui parasite l'action, qui formule les états d'âme des adversaires, les réflexions des protagonistes. C'est à la fois reposant et terriblement poignant. On lit ces pages en étant immergé comme on l'est très peu souvent dans une bagarre (super-héroïque ou tout court d'ailleurs).
Le scénariste choisit aussi de mixer un certain sentimentalisme avec une dose de malice pour ce qui concerne quelques éléments. Le sort de Lucky et celui de Barney Barton en témoigne : il est évident que Fraction ne s'est pas résolu à quitter ces personnages en brisant le coeur des lecteurs qui les appréciaient. On peut estimer qu'il est trop clément, voire roublard, mais qu'aurait gagné cet ultime chapitre à tout liquider. Même si j'ignore ce que Jeff Lemire fera du legs de Fraction dans son All-New Hawkeye (les previews suggèrent que l'ancien auteur de Green Arrow a pris cependant une direction bien distincte), Fraction semble avoir voulu laisser la série et ses acteurs dans un état qui n'handicaperait pas son successeur pour sa relance. Et je trouve cela louable.
Le récit se déroule donc dans une continuité quasi-permanente, mais Fraction y glisse de brefs flash-backs : parfois ceux-ci se situent quelques minutes avant le feu de l'action, parfois ils renvoient à des épisodes du tout début de la série (une scène d'une page fait référence à la réunion des vilains du #2 quand, sous l'égide du Caïd, la pègre new-yorkaise convient de l'élimination de Clint Barton et Kate Bishop à la demande des russes). Le scénariste glisse aussi, de manière plus indirecte, des allusions à des épisodes antérieurs via l'utilisation d'une barrette pour fixer le col de la chemise de Clint devenant une arme contre le Clown (l'ustensile avait été fourni par Kate lors des obsèques de Grill dans le #13). La présence de Penny nous ramène au #3 de la série et ses apparitions suivantes, conférant au personnage une étonnante persistance, comme le fil rouge de la série (rouge aussi comme sa chevelure et sa robe). Les câbles du combo télé-lecteur dvd de Clint (figurant dans une scène comique du #6) sont réutilisés aussi, de façon très pratique. Et le langage des signes est encore usité, car Clint n'a toujours pas recouvré son audition (on le voit même désormais équipé de prothèses).
L'écriture de Fraction s'amuse visiblement avec ces références qui parleront, complices au fan, mais sans égarer celui qui ne les avait pas relevés. C'est comme si la série, qui a su développer son propre langage, bâtir sa propre mythologie, établir sa propre continuité, se parlait à elle-même et communiquait de façon privilégiée (mais pas exclusive) avec le lecteur. Maintenant qu'il est temps de conclure, il est aussi temps de se rappeler et d'employer ces petits cailloux scénaristiques semés depuis deux ans. Sans faire le malin avec ce qu'il a disséminé, Fraction rappelle la cohérence de tout son dispositif et la richesse de son appareil narratif grâce à la résurgence de ces éléments.
David Aja ne procède pas différemment dans la forme. L'épisode est en effet abondant en compositions symétriques grâce à un découpage dont la densité toujours sidérante n'empêche pas une remarquable fluidité.
Si on traduit ça en chiffres, on obtient 243 plans en trente pages, soit une moyenne de 8 plans par page. En soi, ce n'est pas extraordinairement élevé, mais le nombre importe moins que ce qu'on fait de ces cases, de leur disposition, de leur enchaînement et des effets qu'elles produisent sur celui qui les lit. Car avec Aja on lit l'image comme un texte - une partition même, plutôt : avec ses accélérations, ses décélérations, ses pauses, ses relances, ses cimes, ses descentes. Une véritable leçon de découpage une fois de plus.
Avec un script dépouillé en dialogues, cartons indicatifs sur les unités de lieu et de temps, voix-off, mais très riche en action - coups échangés, explosions, tirs de pistolets, fusils, arcs - , l'artiste doit orchestrer les planches de telle manière que ce qui s'y joue ne soit jamais ennuyeux ni racoleur. Les variations qu'il réussit à imposer à la distribution des vignettes, elles-même inscrites dans des bandes, et souvent uniquement ornées d'onomatopées sont décisives pour maintenir l'attention du lecteur, lui communiquer l'intensité des situations, les émotions des personnages.
Cet épisode ne repose pas sur un concept strict comme ceux sur qui Aja a pu s'appuyer dans le passé (à l'instar du #13 avec son "gaufrier", du # 11 avec le point de vue du chien ou du #15 avec ses grilles évoquant les mots croisés), mais il emploie une diversité dans les cadrages qui pourrait résumer tout son travail sur la série, passant d'une planche en 12 vignettes égales et muettes à d'autres avec seulement 3,4 ou 5 cases qui valorisent les espaces (quitte à dénuder les décors envahis par la fumée consécutive à une explosion - comme après l'arrivée de Kate qui s'est servie d'une flèche spéciale pour neutraliser plusieurs "tracksuits draculas", ou quand les locataires de l'immeuble mettent en garde les gangsters sonnés).
Aja s'appuie aussi sur le lettrage de Chris Eliopoulos pour mettre en scène des moments précis : le tonnerre d'une déflagration (traduit par un "KBOOM") devient le cadre de l'image, plus loin c'est le coup de feu du pistolet caché du Clown (un "BLAM" énorme) qui est ainsi exploité. Par ce biais, Aja coupe ou met le son au gré des séquences et de l'effet recherché : ainsi Clint et le Clown défoncent une porte sans qu'aucun caractère écrit ne traduise le bruit de la casse : à cet instant, l'impact est suffisamment exprimé par l'image pour qu'une onomatopée soit utile. Idem quand, dans un réduit, des coups de poings sont échangés sans que le son soit figuré : c'est à la fin de cette séquence qu'un coup de feu est tiré par le Clown (le "Blam" précité) et le lettrage rend la détonation encore plus dramatique par l'importance de la dimension de chaque lettre.
Je disais plus haut que, à la fin de l'épisode, on voit Clint équipé de prothèses auditives, cela se passe après la bataille, une fois les malfrats embarqués par la police. Cela veut dire qu'avant cela Clint est complètement sourd : il devine ce qui se dit en lisant sur les lèvres ou alors il n'entend pas quand on s'adresse à lui. Aja et Eliopoulos ont recours à des phylactères blancs qui nous indiquent qu'un personnage prend la parole sans que Clint et le lecteur sachent ce qu'il dit. Le procédé est simple mais toujours merveilleusement efficaces.
Un autre motif cher à Aja est le recours aux silhouettes noires sur un fond coloré uni (mauve, gris, jaune, bleu, rouge). L'image se réduit alors à son aspect le plus iconique, ce qui dramatise l'action et oblige le dessin à ce qu'il représente de la manière la plus épurée à être néanmoins le plus évident. Mais cela permet aussi de suggérer aussi ce que raconte une image : l'imagination du lecteur est mise à contribution, nous devons deviner ce qui se produit et cela est plus puissamment évocateur parfois que si tout était éclairé. De multiples coups assénés par Clint au Clown (et vice-versa) sont ainsi montrés - ou, en fait, non-montrés - sans que la violence soit atténuée, au contraire : les gestes sont capturés dans un contre-jour et des éclats de sang noir giclent pour bien souligner leur impact, les dommages qu'ils infligent à celui qui les reçoit.
D'autres fois encore, Aja produit des travellings arrière en partant d'une case noire sur laquelle est inscrite une indication laconique ("Now", "Just like ten minutes ago", "So now then", "But then", "And then") puis le cadre recule pour dévoiler un objet ou un personnage partiellement avant d'aboutir à un plan plus large qui montre la totalité de l'espace scénique (la pièce où se joue l'action, en intérieur ou en extérieur). Cela agit aussi sur la temporalité du récit en freinant son rythme tandis que, lorsqu'on est dans le feu de l'action, les plans s'enchaînent en jouant sur la latéralité ou les ruptures dans la valeur des plans, l'angle de vue (quoique Aja n'est pas du genre à abuser des plongées/contre-plongées, champs/contre-champs : il préfère dérouler des continuités séquentielles en conservant le cadre à hauteur d'homme).
Enfin, revenons un instant sur le nombre de plans : selon qu'une planche compte peu ou beaucoup de vignettes, le lecteur a plus ou moins d'informations visuelles à absorber et donc cela influe sur la vitesse avec laquelle il lit la page (et par extension l'épisode). Si une page comporte un nombre important de cases mais que chaque case contient peu d'éléments, cette page se lit rapidement mais la grille des plans force le regard à s'y attarder quand même pour bien suivre le déroulement de la scène. Si une page comporte peu de cases mais que chacune d'elles contient beaucoup d'éléments, cette page est analysée rapidement mais prendra du temps à être décrypté si on s'attache à détailler tous les éléments de chaque image.
Les grands dessinateurs savent non seulement alterner les pages avec beaucoup de plans contenant peu d'éléments à déchiffrer mais s'enchaînant avec fluidité et les pages avec peu de plans mais contenant suffisant de détails pour ne pas paraître vide. Cela permet de manoeuvrer le regard du lecteur à l'aide du découpage, qui est le moyen qu'a l'artiste pour écrire visuellement des phrases graphiques plus ou moins longues et fournies (comme un scénariste peut écrire des phrases avec plus ou moins de mots exprimant plus ou moins d'informations). Tout est une affaire de dosage pour ne pas fatiguer les yeux du lecteur (en le saturant de détails et d'informations visuelles, en plus du texte dans des cartons et des bulles) ou le laisser dériver faute d'éléments visuels importants (avec des cases insuffisamment remplies - par exemple, un plan avec seulement un personnage sans décor).
Aja a assimilé ça comme seuls les très grands dessinateurs le font et, sur un format de trente pages (au lieu des vingt habituelles), déploie cette maîtrise de telle sorte que l'épisode donne une impression à la fois de grande facilité dans sa lecture (grâce à des enchaînements de plans très fluides, un dosage parfait des informations visuelles dans chaque plan) et de grande densité (en donnant à chaque image un sens précis, une intensité dramatique forte, une valeur esthétique inspirée). Parfois cela est raconté graphiquement avec une économie redoutable (les silhouettes, une transition spatio-temporelle subtile - Penny qui quitte l'appartement de Clint dans une case et qui est assise dans un avion de ligne dans la case suivante) - , parfois avec une sophistication raffinée (un mouvement décomposé dans un seul plan avec six personnages quand Clint est entouré de toutes ses "femmes", des "gaufriers" à la fois sobrement expressifs et puissamment évocateurs quand Clint et le Clown se dévisagent ou quand les visages de tous les parrains de la pègre défilent pour condamner Clint et Kate à mort).
Il fallait bien un épisode exceptionnellement écrit et dessiné pour clore un run exceptionnellement développé au sein de la production si standardisée d'un gros éditeur comme Marvel. Mais il faut surtout du talent pour que cette qualité ne transforme pas en une démonstration suffisante. C'est ce à quoi sont parvenus Matt Fraction et David Aja dont la dernière élégance est de fermer le ban avec deux dernières pages comme un générique de fin de film, sobre, simple, définitive :
Cet épisode ne repose pas sur un concept strict comme ceux sur qui Aja a pu s'appuyer dans le passé (à l'instar du #13 avec son "gaufrier", du # 11 avec le point de vue du chien ou du #15 avec ses grilles évoquant les mots croisés), mais il emploie une diversité dans les cadrages qui pourrait résumer tout son travail sur la série, passant d'une planche en 12 vignettes égales et muettes à d'autres avec seulement 3,4 ou 5 cases qui valorisent les espaces (quitte à dénuder les décors envahis par la fumée consécutive à une explosion - comme après l'arrivée de Kate qui s'est servie d'une flèche spéciale pour neutraliser plusieurs "tracksuits draculas", ou quand les locataires de l'immeuble mettent en garde les gangsters sonnés).
Aja s'appuie aussi sur le lettrage de Chris Eliopoulos pour mettre en scène des moments précis : le tonnerre d'une déflagration (traduit par un "KBOOM") devient le cadre de l'image, plus loin c'est le coup de feu du pistolet caché du Clown (un "BLAM" énorme) qui est ainsi exploité. Par ce biais, Aja coupe ou met le son au gré des séquences et de l'effet recherché : ainsi Clint et le Clown défoncent une porte sans qu'aucun caractère écrit ne traduise le bruit de la casse : à cet instant, l'impact est suffisamment exprimé par l'image pour qu'une onomatopée soit utile. Idem quand, dans un réduit, des coups de poings sont échangés sans que le son soit figuré : c'est à la fin de cette séquence qu'un coup de feu est tiré par le Clown (le "Blam" précité) et le lettrage rend la détonation encore plus dramatique par l'importance de la dimension de chaque lettre.
Je disais plus haut que, à la fin de l'épisode, on voit Clint équipé de prothèses auditives, cela se passe après la bataille, une fois les malfrats embarqués par la police. Cela veut dire qu'avant cela Clint est complètement sourd : il devine ce qui se dit en lisant sur les lèvres ou alors il n'entend pas quand on s'adresse à lui. Aja et Eliopoulos ont recours à des phylactères blancs qui nous indiquent qu'un personnage prend la parole sans que Clint et le lecteur sachent ce qu'il dit. Le procédé est simple mais toujours merveilleusement efficaces.
Un autre motif cher à Aja est le recours aux silhouettes noires sur un fond coloré uni (mauve, gris, jaune, bleu, rouge). L'image se réduit alors à son aspect le plus iconique, ce qui dramatise l'action et oblige le dessin à ce qu'il représente de la manière la plus épurée à être néanmoins le plus évident. Mais cela permet aussi de suggérer aussi ce que raconte une image : l'imagination du lecteur est mise à contribution, nous devons deviner ce qui se produit et cela est plus puissamment évocateur parfois que si tout était éclairé. De multiples coups assénés par Clint au Clown (et vice-versa) sont ainsi montrés - ou, en fait, non-montrés - sans que la violence soit atténuée, au contraire : les gestes sont capturés dans un contre-jour et des éclats de sang noir giclent pour bien souligner leur impact, les dommages qu'ils infligent à celui qui les reçoit.
D'autres fois encore, Aja produit des travellings arrière en partant d'une case noire sur laquelle est inscrite une indication laconique ("Now", "Just like ten minutes ago", "So now then", "But then", "And then") puis le cadre recule pour dévoiler un objet ou un personnage partiellement avant d'aboutir à un plan plus large qui montre la totalité de l'espace scénique (la pièce où se joue l'action, en intérieur ou en extérieur). Cela agit aussi sur la temporalité du récit en freinant son rythme tandis que, lorsqu'on est dans le feu de l'action, les plans s'enchaînent en jouant sur la latéralité ou les ruptures dans la valeur des plans, l'angle de vue (quoique Aja n'est pas du genre à abuser des plongées/contre-plongées, champs/contre-champs : il préfère dérouler des continuités séquentielles en conservant le cadre à hauteur d'homme).
Enfin, revenons un instant sur le nombre de plans : selon qu'une planche compte peu ou beaucoup de vignettes, le lecteur a plus ou moins d'informations visuelles à absorber et donc cela influe sur la vitesse avec laquelle il lit la page (et par extension l'épisode). Si une page comporte un nombre important de cases mais que chaque case contient peu d'éléments, cette page se lit rapidement mais la grille des plans force le regard à s'y attarder quand même pour bien suivre le déroulement de la scène. Si une page comporte peu de cases mais que chacune d'elles contient beaucoup d'éléments, cette page est analysée rapidement mais prendra du temps à être décrypté si on s'attache à détailler tous les éléments de chaque image.
Les grands dessinateurs savent non seulement alterner les pages avec beaucoup de plans contenant peu d'éléments à déchiffrer mais s'enchaînant avec fluidité et les pages avec peu de plans mais contenant suffisant de détails pour ne pas paraître vide. Cela permet de manoeuvrer le regard du lecteur à l'aide du découpage, qui est le moyen qu'a l'artiste pour écrire visuellement des phrases graphiques plus ou moins longues et fournies (comme un scénariste peut écrire des phrases avec plus ou moins de mots exprimant plus ou moins d'informations). Tout est une affaire de dosage pour ne pas fatiguer les yeux du lecteur (en le saturant de détails et d'informations visuelles, en plus du texte dans des cartons et des bulles) ou le laisser dériver faute d'éléments visuels importants (avec des cases insuffisamment remplies - par exemple, un plan avec seulement un personnage sans décor).
Aja a assimilé ça comme seuls les très grands dessinateurs le font et, sur un format de trente pages (au lieu des vingt habituelles), déploie cette maîtrise de telle sorte que l'épisode donne une impression à la fois de grande facilité dans sa lecture (grâce à des enchaînements de plans très fluides, un dosage parfait des informations visuelles dans chaque plan) et de grande densité (en donnant à chaque image un sens précis, une intensité dramatique forte, une valeur esthétique inspirée). Parfois cela est raconté graphiquement avec une économie redoutable (les silhouettes, une transition spatio-temporelle subtile - Penny qui quitte l'appartement de Clint dans une case et qui est assise dans un avion de ligne dans la case suivante) - , parfois avec une sophistication raffinée (un mouvement décomposé dans un seul plan avec six personnages quand Clint est entouré de toutes ses "femmes", des "gaufriers" à la fois sobrement expressifs et puissamment évocateurs quand Clint et le Clown se dévisagent ou quand les visages de tous les parrains de la pègre défilent pour condamner Clint et Kate à mort).
Il fallait bien un épisode exceptionnellement écrit et dessiné pour clore un run exceptionnellement développé au sein de la production si standardisée d'un gros éditeur comme Marvel. Mais il faut surtout du talent pour que cette qualité ne transforme pas en une démonstration suffisante. C'est ce à quoi sont parvenus Matt Fraction et David Aja dont la dernière élégance est de fermer le ban avec deux dernières pages comme un générique de fin de film, sobre, simple, définitive :
"a
Clint Barton / Kate Bishop
Comic Book"
"by
Matt Fraction & David Aja"
"with
Matt Hollingsworth & Chris Eliopoulos"
"End."
Chapeau bas. Et merci : ça en valait vraiment la peine.
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