LA THEORIE DES GENS SEULS est un recueil de 9 histoires écrites et dessinées par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 2000 par Les Humanoïdes Associés.
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(Extrait de La Théorie des gens seuls, chapitre du même nom.
Textes et dessins de Dupuy et Berberian.)
Les histoires de cet album, bien qu'étant hors collection de la série Monsieur Jean, se déroulent chronologiquement entre les tome 3 et 4 (lorsque Félix s'installe chez Jean).
Le statut de ce livre est donc mixte : il peut se lire sans avoir suivi la série Monsieur Jean tout en en constituant un complément.
- 1/ ça commence mal (10 pages) : Jean fait un cauchemar récurrent où trois tueurs veulent le supprimer avant qu'ils n'obtiennent d'eux un sursis pour aller voir une dernière fois son film préféré, Baisers volés de François Truffaut.
L'onirisme a toujours été présent dans la série de Dupuy et Berberian, il n'est donc guère étonnant qu'ils ouvrent ce volume par une histoire de rêve - ou plutôt de cauchemar. A priori donc, rien que de très banal, si ce n'est l'insistance avec laquelle les auteurs auront toujours fait de leur héros un individu assailli par des songes dont lui comme le lecteur ne saisissent pas le sens.
Clément en propose une explication très drôle, qui évoque les comédies de Woody Allen, sous le signe de la psychanalyse loufoque. Ce segment est de toute manière sous le signe de la cinéphilie puisque François Truffaut y est cité : la référence est logique tant Monsieur Jean fait penser à un avatar de Antoine Doinel, le double fictif du réalisateur et protagoniste de Baisers volés.
Visuellement, comme tout le reste de l'album, Dupuy et Berberian dessinent en noir et blanc, ce qui souligne encore plus l'épure de leur style. L'encrage au pinceau sec donne une texture particulière à leur trait, plus spontané.
- 2/ Félix dans le bus (5 pages) : Félix est témoin de la dispute d'un couple dans le bus qu'il emprunte et a la mauvaise idée de s'en mêler. Lorsque deux nouveaux passagers montent dans le car et s'embrassent, c'en est trop pour lui : on prend toujours des coups mais on ne reçoit jamais de baisers en observant des amoureux.
Félix sera en vérité le vrai héros de cet ouvrage : Dupuy et Berberian ont toujours soigné ce second rôle dans la série Monsieur Jean, au point qu'il lui a souvent volé la vedette. Il est vrai que le personnage est mémorable, avec ses projets professionnels improbables, sa situation personnelle atypique (il a la charge de Eugène, un garçonnet qui est son beau-fils) et il tape l'incruste chez son meilleur ami.
Celui qui a tout d'une tête à claques est pourtant irrésistiblement drôle et attachant, avec ses réflexions philosophiques décalées et sa malchance chronique. L'histoire qui lui arrive ici en est une admirable synthèse et la preuve du brio narratif des auteurs.
- 3/ La Théorie des gens seuls (7 pages) : Lors d'une garden party chez Clément, Félix gratifie deux jolies filles (dont l'une semble séduite par lui) et Jean d'une nouvelle théorie sur les célibataires qui seraient prioritairement attirés par des hommes ou femmes déjà en couple, plus attirant que les gens seuls.
Un nouvel exemple de l'adresse avec laquelle Dupuy et Berberian convoque la comédie et un zeste de mélancolie grâce au personnage de Félix, dont le défaut principal est sans doute de penser tout haut. Non pas que ce qu'il exprime soit si farfelu mais plutôt inopportun, ce qui en fait la première victime de ses tirades.
Graphiquement, les auteurs savent tirer le maximum de leur découpage pour qu'une séquence reposant uniquement sur le dialogue, avec des personnages statiques, ne soit jamais ennuyeux à lire.
- 4/ Tous des bêtes (10 pages) : Désobéissant à une recommandation de Jean, Félix se distingue lors d'un dîner en présence de Cathy et d'une de ses amies : il estime en effet que les hommes cherchent constamment à marquer leur territoire et que les jeunes couples se bercent d'illusions sur le bonheur.
Bien que Félix suscite souvent le rire, c'est aussi un authentique maniaco-dépressif, chez qui les moments d'euphorie alternent avec des périodes plus sombres : il pose alors sur ses semblables un regard pessimiste - lucide diront certains.
Il faut à Jean composer avec ce caractère, ce qui n'est pas évident et lui porte volontiers sur les nerfs, mais cela témoigne aussi de l'indéfectible amitié entre les deux hommes puisque tout est pardonné à Félix, malgré la gêne qu'il provoque.
Cela confirme une fois encore que Monsieur Jean échappe ainsi au pur registre de la comédie pour s'échapper régulièrement dans des zones plus tourmentées.
- 5/ Un Anniversaire à la campagne (23 pages) : Véronique invite ses amis, dont Jean, Clément et Félix, à son anniversaire, pour une fête qui se tient chez ses parents à la campagne. La soirée se déroule mal : la météo est exécrable, l'ambiance ne prend pas, l'hôte est tendue, ce qui exacerbe les jalousies et l'ennui. Le service pathétique du gâteau achève de ruiner la partie.
Avec ce chapitre, c'est comme si Dupuy et Berberian prenaient vraiment leur envol, après les premiers épisodes d'un format plus court. Les deux auteurs s'amusent visiblement à dépeindre cette soirée catastrophique et trouvent le ton juste pour représenter l'atmosphère délétère qui y règne, avec un décor, des personnages, une situation au diapason.
Ce mélange de sinistrose et d'humour est réjouissant, d'autant que la narration se double des mésaventures de deux autres invités qui ont été contraints de se déplacer en train et qui vont également vivre des heures pénibles.
Le dessin en noir et blanc, toujours encré au pinceau, au trait simple, convient parfaitement au récit de ce calvaire qui n'a pas besoin d'un graphisme plus poussé pour être bien exprimé.
- 6/ Le Voisin du dessus (6 pages) : Jean et Cathy se demandent bien ce que fiche leur voisin du dessus, dont la vie sexuelle est très bruyante. L'affaire devient même bizarre quand un grille-pain, dont l'usage est bien mystérieux, s'ajoute à la situation.
Totalement délirant, ce petit épisode est d'une efficacité imparable : le lecteur est aussi intrigué que Jean et Cathy, et le cadre de l'action, qui touche à l'intimité des personnages (fait notable dans une bande dessinée au dessin non réaliste), devient source de gags.
Dupuy et Berberian ont par ailleurs l'intelligence de dessiner ça de façon très distanciée, classique, avec l'usage de "gaufriers" de six cases, et sans apporter de réponse à l'énigme, ce qui laisse au lecteur la liberté d'imaginer tout et n'importe quoi.
- 7/ L'Ecole buissonnière (26 pages) : A nouveau en plein épisode dépressif, Félix interrompt une interview que Jean donnait pour une chaîne de télé. Clément est appelé à la rescousse pour une virée en ville où son infortuné ami comprend que le temps passe et avec lui les espiègleries de l'enfance.
Sans doute le chapitre le plus réussi de la collection : tout y est, des gags (avec Jean qui doit quand même à Félix d'échapper à une interview dont le thème le désarçonnait complètement - "les auteurs et leurs blocages"), de l'émotion (la prise de conscience pour Félix que les jeux d'enfants partagés avec ses amis sont révolus), le tout raconté l'air de rien mais avec une fluidité remarquable.
Le réflexion de Dupuy et Berberian, exprimé par Félix, rejoint parfaitement les célèbres vers de Renaud dans Mistral Gagnant : "Il faut aimer la vie / Et l'aimer même si / Le temps est assassin / Et emporte avec lui / Les rires des enfants".
C'est toute la magie du personnage de Félix : nous faire sourire et nous attendrir - et tout le talent des auteurs que d'écrire et dessiner ça avec une telle justesse.
- 8/ Félix dans l'ascenseur (10 pages) : Félix est coincé dans l'ascenseur de l'immeuble où habite Jean. Lorsqu'une voisine se manifeste pour lui porter secours en appelant le dépanneur, il croit trouver l'amour fou et providentiel. Mais une fois libéré, il ne pourra pas remercier celle qu'il prenait pour la femme de sa vie, qui s'est éclipsée juste avant sa sortie.
Cet épisode semble renvoyer, par sa position dans l'album et sa construction, au 2ème récit (Félix dans le bus) : la situation est cruelle pour Félix qui, même quand il pense lire un signe favorable du destin au coeur d'une énième galère, en est frustré.
Le traitement visuel est aussi efficace que la narration : Dupuy et Berberian semblent spécialement inspirés par le défi que représente la mise en scène d'une telle histoire, mais ils s'en sortent mieux que leur personnage principal.
- 9/ Jean s'aére (21 pages) : Jean est toujours harcelé en rêve par les trois tueurs, et pour ajouter à son tracas, il piétine dans la rédaction de son nouveau roman. Sur le conseil de son éditeur, il part se mettre au vert avec Cathy chez les parents de celle-ci. Mais sur place, entre leurs hôtes, des amis de passages et des travaux en cours, ce n'est pas mieux : un roquet en fera les frais...
Pour boucler la boucle, les auteurs concluent leur ouvrage en remettant Jean au coeur du dispositif : l'enchaînement des péripéties se déroule sur un rythme soutenu et le gag final, dont le petit chien teigneux de l'amie de la famille de Cathy sera la victime, est à la fois terrible et hilarant, fabuleusement mis en scène.
Cette collection de récits est une pièce de choix à ajouter à la série Monsieur Jean, indispensable pour tous les fans. Les amateurs, eux, y trouveront matière à apprécier avec quel talent Dupuy et Berberian déploient leur art dans des histoires de 5 à une vingtaine de pages. Bref, voilà une BD qui a tout pour être un album de chevet, à (re)lire sans crainte d'être déçu ou de s'en lasser.
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