MONSIEUR JEAN : L'AMOUR, LA CONCIERGE est le premier tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 1991 par Les Humanoïdes Associés.
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Monsieur Jean est une série qui ne se résume pas : il ne s'agit pas en effet d'une histoire linéaire par album mais plutôt d'une succession de petites histoires, aux formats très variables (parfois une page, parfois une dizaine), comme des tranches de vie ou des sketchs. Cette élasticité est un des éléments qui lui donne son originalité et sa fraîcheur, encore savoureuse près d'un quart de siècle après son apparition.
Pourquoi ai-je eu envie de me replonger dans cette série, abandonnée par ses auteurs depuis dix ans tout juste, après 7 tomes, et que j'ai failli il y a quelque temps revendre en bloc ? Je ne l'ai pas saisi immédiatement jusqu'à ce que je sois en train de lire le dernier gag de la série Dad par Nob dans Spirou : soudain, comme une révélation, j'ai compris qu'une des raisons pour laquelle j'appréciai tant ce titre, c'est parce qu'il me semble être un des héritiers de l'oeuvre de Dupuy et Berberian et que le papa de Pandora, Ondine, Roxane, et Bérénice ressemble en vérité de manière troublante à Monsieur Jean avec quelques années et kilos en plus.
La réussite d'une bande dessinée, à fortiori quand elle est développée dans une série d'un bon niveau, se traduit par la rencontre entre ses auteurs et leur sujet. Il y a là comme la manifestation d'un phénomène magique où le talent d'un scénariste et d'un dessinateur s'expriment parfaitement parce qu'ils trouvent le bon cadre, le bon personnage, la bonne histoire. Mais plus une équipe artistique s'aventure dans le registre d'une quasi-autofiction, plus le défi à relever est difficile car il faut alors éviter de basculer dans un récit dont la banalité ne raconte rien qui dépasse l'anecdote ou vire au déballage.
Ce miracle s'est accompli quand Dupuy et Berberian ont entamé la réalisation de Monsieur Jean, bande dessinée où ils ont en permanence marché sur un fil, en équilibre, sans jamais tomber dans le quelconque ou le vulgaire, en gardant toujours la bonne distance - celle-là même qui leur a permis de toucher un lectorat fidèle et conséquent, appréciant de disposer d'une série sensible, à la fois légère et profonde, amusante et touchante.
Le tandem que forme Philippe Dupuy et Charles Berberian procède lui aussi d'une forme de miracle, un cas tout à fait atypique dans le monde de la bande dessinée : lorsqu'on dit qu'ils écrivent et dessinent Monsieur Jean, il faut comprendre qu'ils le font littéralement ensemble, signant textes et dessins sans qu'on sache qui fait exactement quoi. Ils réalisent tout à quatre mains, abolissant la frontière traditionnelle entre le scénariste et le graphiste, postes normalement clairement définis dès le départ : leur oeuvre est donc véritablement fusionnelle.
Mais ça n'a pas toujours été le cas : si un an seulement les sépare (Berberian est né en 1959, Dupuy en 1960), les deux partenaires ont fait leurs armes dans plusieurs fanzines, dont le fameux PLGPPUR (Plein La Gueule Pour Pas Un Rond) où ils se sont rencontrés. Philippe Dupuy cherchait un auteur, il l'a trouvé avec Charles Berberian, puis leur méthode est devenue ce qu'elle est sur Monsieur Jean quand Dupuy a encouragé Berberian à dessiner aussi.
Cela date de 1983 et marque le début de cette collaboration qui les conduira aux pages de la revue Fluide Glacial où ils créent la série Le Journal d’Henriette, chronique acide sur une adolescente au physique ingrat. Mais la périodicité mensuelle ne leur convient pas longtemps et ils proposent ensuite Monsieur Jean aux Humanoïdes Associés, grâce auxquels ils vont atteindre une plus large audience, dès l'apparition du personnage en 1990 dans le revue Yéti.
Consécration pour le duo : en 1999, le tome 4 de la série (Vivons heureux sans en avoir l’air) sera récompensé du Prix du meilleur album au festival d’Angoulême.
Avec ce premier album, intitulé Monsieur Jean, l’amour, la concierge, on aborde la série avec sept histoires de tailles diverses. Les auteurs refusent tout effet spectaculaire : on y découvre et suit un presque trentenaire, romancier (son premier livre, La table d'ébène, vient de paraître) et traducteur. C'est le prototype du bo-bo tel qu'on l'appellera plus tard, le bourgeois bohème, qui vit sans avoir apparemment de gros soucis financiers, dans un quartier simple mais confortable, célibataire à la recherche de l'amour mais qui peut se contenter de quelques romances éphémères, entourés d'amis appartenant au même milieu, avec des parents de condition plus modeste habitant dans une maison en banlieue.
Autour de Monsieur Jean gravitent une galerie de seconds rôles récurrents : d'abord son meilleur ami, Félix, qui lui confie la garde de son chat Théo (dont les caprices sont redoutés) et qui essaie de refaire sa vie avec Marlène, mère célibataire ; puis Clément, un riche oisif qui papillonne de fêtes en fêtes.
La concierge de l'immeuble où vit Jean est Madame Poulbot (Paulette de son prénom), avec laquelle il entretient des relations difficiles : la dame n'a guère d'estime pour ce locataire dont elle juge la vie dissolue et les fréquentations peu recommandables, jusqu'à ce qu'elle découvre qu'il est un jeune écrivain médiatisé.
Dupuy et Berberian revisitent la figure de l'anti-héros, non pas dans sa formulation antipathique mais plutôt comme un individu qui n'a rien de spécialement remarquable, en fait un personnage sur lequel il n'y a rien à raconter. Mais sur ce héros "en creux", les auteurs fondent les bases d'une série de tous les possibles : discret, timide, modeste, tout peut lui arriver. Les auteurs font de cet auteur leur double fantasmé mais un fantasme raisonnable, crédible, immédiatement familier.
Quand la série ose davantage, c'est le temps d'un épisode à Avignon où Jean est engagé par un producteur de cinéma véreux poursuivi par des tueurs, qui trompe sa femme avec la baby-sitter (la belle Solveig dont s'entiche le héros avant de découvrir sa liaison avec son hôte). Le chapitre se conclut sur une note malicieuse.
Mais on sent bien que Dupuy et Berberian tâtonnent encore, cherchent leurs marques : la plupart du temps, leurs récits ne sortent pas de la chronique des vicissitudes d’un célibataire dans des situations dont la banalité suscite au mieux un sourire amusé (des courses cauchemardesques, la garde du chat de Félix, le rapport tendu avec la concierge). Monsieur Jean subit plus les événements qu'il ne les surmonte, et c'est pour cela qu'on s'identifie facilement à lui.
Le dessin correspond parfaitement à la simplicité humble de l'écriture avec un trait rond, épuré, mais qui ne se prive pas d'une expressivité élégante. Le découpage est habile, avec parfois l'usage de "gaufriers", mais toujours un bon dynamisme : le format court des histoires est soutenu par une narration graphique très fluide, aérée.
Ce style évoque celui de Frank Margerin et son Lucien, dont Monsieur Jean pourrait être une sorte de cousin : la rondeur et l'absence de maniérisme esthétique se parent d'un raffinement certain, signifié par une colorisation délicate de Claude Legris, avec des à-plats souvent réduits à une seule gamme chromatique (les scènes nocturnes sont ainsi classiquement traitées avec une palette de bleus : une convention que n'importe qui interprète facilement).
Si ce premier tome est un peu (trop) sage, il est aussi plein de promesses. Qui seront confirmées dès l'épisode suivant....
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MONSIEUR JEAN : LES NUITS LES PLUS BLANCHES est le deuxième tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 1992 par Les Humanoïdes Associés.
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Les Nuits les plus blanches s'inscrit dans la droite ligne du précédent tome de la série : on renoue avec les éléments les plus séduisants posés par Dupuy et Berberian tout en appréciant quelques audaces inédites.
Comme pour résumer cette progression, l'album débute avec un mini-événement : Monsieur Jean fête ses trente ans. Mais cette anniversaire va entraîner le héros dans une période de doute.
Le décalage entre les tourments qui assaillent le personnage et l'existence confortable qu'il mène suscite la comédie. En vérité, c'est un sentiment d'insatisfaction qui anime Jean : il est toujours célibataire, on devine que cela commence à le miner même s'il collectionne les aventures (séduisant sans trop de problèmes, mais sans ressentir le grand frisson). Pour ce jeune homme pourtant déjà installé, le fait de ne pas être posé familialement reste un manque, une faille à combler. Avoir trente ans dans ces conditions résonne comme un échec.
Dupuy et Berberian matérialisent cette crise existentielle en ponctuant l'album par les soucis gastriques de Monsieur Jean après qu'il ait mangé une pizza et par des insomnies chroniques, que les conseils de son ami Clément n'apaisent pas durablement (solutions parfois burlesques comme quand il s'agit de compter les hippopotames, oui mais les hippopotames amoureux sinon ça ne marche pas !). La représentation des rêves permet aux auteurs de s'amuser (et de nous amuser) avec leur héros sur un champ de bataille loufoque.
Dupuy et Berberian matérialisent cette crise existentielle en ponctuant l'album par les soucis gastriques de Monsieur Jean après qu'il ait mangé une pizza et par des insomnies chroniques, que les conseils de son ami Clément n'apaisent pas durablement (solutions parfois burlesques comme quand il s'agit de compter les hippopotames, oui mais les hippopotames amoureux sinon ça ne marche pas !). La représentation des rêves permet aux auteurs de s'amuser (et de nous amuser) avec leur héros sur un champ de bataille loufoque.
On retrouve bien entendu d'autres figures déjà connues comme Félix, dont le personnage et la relation avec Jean acquièrent une dimension supplémentaire : il y a là matière à une réflexion subtile sur le temps qui passe, l'amitié, qui dépasse le cadre habituel du duo d'amis dans la bande dessinée.
Lorsque Jean accepte d'aider Félix à déménager, il doit composer avec un rendez-vous romantique dont l'issue est totalement bouleversée par un aveu terrible.
Clément agit différemment sur le héros et ses aventures : il est celui qui titille constamment Jean, moins d'ailleurs pour se moquer de lui que pour l'aiguiller lors de moments importants dans sa vie. Cela aboutit au chapitre le plus réussi du tome quand il est question d'un voyage au Portugal, où un traducteur passionné par Fernando Pessoa, une jolie libraire (au fiancé jaloux) et un livre et une lettre perdus forment des étapes émouvantes.
Un autre très bon épisode est celui où Monsieur Jean est accompagné une journée durant par Monsieur Négatif, incarnation de sa mauvaise humeur. La rencontre fugace avec une admiratrice chassera ce démon, représenté comme une hommage évident aux Idées Noires de Franquin.
Graphiquement, Dupuy et Berberian n'effectuent pas de progression spectaculaire : c'est une autre caractéristique notable de la série que d'avoir trouvé son style esthétique presque définitif tout de suite (même si, en matière d'encrage, on notera ensuite une évolution subtile).
La colorisation toujours aussi nuancée de Claude Legris contribue aussi à cette identité et cette unité visuelles.
Lorsque Jean accepte d'aider Félix à déménager, il doit composer avec un rendez-vous romantique dont l'issue est totalement bouleversée par un aveu terrible.
Clément agit différemment sur le héros et ses aventures : il est celui qui titille constamment Jean, moins d'ailleurs pour se moquer de lui que pour l'aiguiller lors de moments importants dans sa vie. Cela aboutit au chapitre le plus réussi du tome quand il est question d'un voyage au Portugal, où un traducteur passionné par Fernando Pessoa, une jolie libraire (au fiancé jaloux) et un livre et une lettre perdus forment des étapes émouvantes.
Un autre très bon épisode est celui où Monsieur Jean est accompagné une journée durant par Monsieur Négatif, incarnation de sa mauvaise humeur. La rencontre fugace avec une admiratrice chassera ce démon, représenté comme une hommage évident aux Idées Noires de Franquin.
Graphiquement, Dupuy et Berberian n'effectuent pas de progression spectaculaire : c'est une autre caractéristique notable de la série que d'avoir trouvé son style esthétique presque définitif tout de suite (même si, en matière d'encrage, on notera ensuite une évolution subtile).
La colorisation toujours aussi nuancée de Claude Legris contribue aussi à cette identité et cette unité visuelles.
De la belle ouvrage qui, sous son aspect modeste, présente en vérité un authentique travail d'orfèvres. Avec son air de ne pas y toucher, Monsieur Jean nous touche par la justesse de son écriture et l'élégance de son dessin.
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