mardi 9 juin 2015

Critique 638 : LUCKY LUKE, TOMES 29 & 30 & 31 - DES BARBELES SUR LA PRAIRIE & CALAMITY JANE & TORTILLA POUR LES DALTON, de René Goscinny et Morris

Pour conclure cette série de critiques sur le premier run de Goscinny et Morris, non pas deux mais les trois albums parus chez Dupuis : les tomes 29 à 31... Avant (peut-être) de prochaines entrées consacrés aux épisodes publiés par Dargaud.

LUCKY LUKE : DES BARBELES SUR LA PRAIRIE est le 29ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1967 par Dupuis.
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Cass Casey est le plus puissant et riche "cattle king" (propriétaire de troupeaux de bétail) de la région de Cow Gulch.
Vernon Felps est un modeste fermier qui s'installe dans la région avec sa femme Annabelle. Son arrivée déclenche l'ire de Casey qui dévaste son champ avec ses bêtes et ses hommes.
Lucky Luke, de passage, prend le parti de Felps qui décide, pour protéger sa terre de la clôturer avec du fil de fer barbelé : une vraie provocation contre les éleveurs.
L'affrontement prend de l'ampleur quand, d'un côté, Felps convainc les autres agriculteurs des environs d'entrer en résistance contre Casey qui, de son côté, réunit ses amis éleveurs. Mais Lucky Luke finit, pour obliger les "cattle kings" à négocier la paix sinon leurs bêtes mourront de faim. 
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LUCKY LUKE :  CALAMITY JANE est le 30ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1967 par Dupuis.
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Lucky Luke est sauvé des indiens, alors qu'il se baignait dans une rivière, par Calamity Jane, une aventurière à l'existence mouvementée (qu'elle résume ensuite au cowboy, tout en le prévenant qu'elle est un peu menteuse : née Martha Jane Canary à Princeton, dans le Missouri, en 1850, aînée de six enfants, elle devient scout dans l'armée, puis conductrice d'attelages, courrier pour le Pony Express, orpailleuse, ouvrière du rail, épouse et veuve de Wild Bill Hickock).
Lucky Luke l'accompagne à El Plomo où il doit mener une enquête pour le compte du bureau des affaires indiennes sur des livraisons d'armes aux Apaches. Calamity Jane n'est pas la bienvenue dans le saloon de August Oyster qu'elle défie au bras de fer : il se fait remplacer par son homme de main, Baby Sam, et elle le bat avant de racheter avec de l'or l'établissement.
Lucky Luke soupçonne Oyster d'être mêlé à l'affaire sur laquelle il investigue, mais ce dernier complote auprès des bourgeoises d'El Plomo pour chasser Calamity Jane. Le cowboy découvre une grotte dont la galerie mène sous le saloon et dissimule les armes vendues aux Apaches, ce qui lui permet de confondre et arrêter Oyster.
Les indiens, furieux de ne pas avoir été livrés, attaquent la ville alors que Calamity Jane passe l'examen pour en intégrer la haute société.  
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LUCKY LUKE : TORTILLA POUR LES DALTON est le 31ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1967 par Dupuis.
Il s'agit du dernier épisode de la série publié par Dupuis.
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Joe Dalton, lassé d'être toujours reconduit en prison par Lucky Luke, décide de ne plus s'en évader. Hélas ! l'administration choisit ce moment pour transférer les quatre frères dans un nouveau pénitencier près de la frontière mexicaine.
Le fourgon qui les transporte est attaqué par le gang d'Emilio Espuelas qui les entraîne de l'autre côté du Rio Grande.
La nouvelle met en émoi les autorités mexicaines et américaines qui ne veulent pas plus l'une que l'autre des Dalton. Lucky Luke se dévoue alors, pour éviter une crise diplomatique, à rattraper les fugitifs.
De son côté, Espuelas veut d'abord se débarrasser de ces prisonniers sans valeur mais Joe le persuade d'être alliés pour enlever le riche Don Doroteo Prieto contre une rançon.

Pas moins de trois nouveaux tomes auront donc été publiés en 1967, ce qui témoigne de l'activité intense et de l'inspiration vigoureuse du tandem Goscinny-Morris. Mais ce tiercé annonce aussi la fin d'une époque pour les auteurs et la série puisque ces albums seront les derniers publiés par Dupuis : Lucky Luke va ensuite rejoindre la maison Dargaud (avant la fondation tardive de Lucky Comics). L'âge d'or du titre durera encore 15 épisodes, jusqu'au décès de Goscinny - ensuite, le poor lonesome cowboy vivra d'autres aventures de qualité variable, avec différents collaborateurs après de l'artiste, puis avec la disparition de ce dernier sombrera dans une médiocrité désolante, repris par de célèbres fans qui auraient été bien inspirés de se dispenser... 

Néanmoins, l'heure n'est pas à la mélancolie quand on lit ces tomes 29 à 31, qui figurent (au moins pour deux d'entre eux) comme d'authentiques classiques de la série.

Commençons par Des barbelés sur la prairie : Lucky Luke y renoue avec son rôle de défenseur de l'opprimé face à un adversaire abusant de sa puissance. La concurrence entre les gros éleveurs et les petits fermiers possède encore une étonnante modernité quand on pense aux propriétaires qui surproduisent face aux agriculteurs altermondialistes. 

L'affrontement que Lucky Luke arbitre (de manière certes partiale) entre Vernon Felps et l’autoritaire Sam Casey, ce potentat local qui ne refuse que de clôture pour ses bovins, est riche d'une tension remarquable et l'issue du combat reste longtemps incertaine. Goscinny y glisse un message subtile sur le thème de l'exploitation des ressources et les abus de pouvoir des grands producteurs : il s'agit ici de dénoncer, avec humour mais sans finasser, la loi de la jungle contre l'état de droit, une lutte dont l'Amérique est le cadre par excellence. 

L'originalité du propos tient aussi à la situation adoptée par Lucky Luke lui-même : après tout, voilà u héros qui est présenté d'abord comme un cowboy, donc logiquement comme employé par les éleveurs, mais qui prend pourtant la défense d'un modeste agriculteur. C'est qu'il a compris que le bétail a besoin de prairies entretenues pour paître et donc que pour avoir de la viande, il faut aussi de l'herbe. Cela aboutira à une scène d'anthologie quand Casey, littéralement clôturé, devra rendre les armes.

Goscinny emploie le fil barbelé comme un symbole ambigu : ce qui est censé matérialiser la limite d'un terrain devient ici l'instrument de résistance puis de pression des fermiers. Faisant preuve d'un admirable sens de l'absurde, le scénariste montre les modestes agriculteurs fêter ainsi leur émancipation en s'exclamant qu'il sont libres alors qu'ils se sont isolés en s'entourant de fil de fer barbelé... 

Il est probable encore une fois que Morris et Goscinny aient trouvé leur inspiration dans le cinéma américain car l'histoire évoque L'Homme des vallées perdues (Shane), réalisé en 1953 par George Stevens, avec Alan Ladd (où il est question de la rivalité éleveurs-cultivateurs), et surtout Les Ranchers du Wyoming (Cattle Kings) de Tay Garnett (1963),  avec Robert Taylor et Robert Middelton (dont le rôle de méchant fait penser à Cass Casey). 

Calamity Jane est une nouvelle fois l'occasion de puiser dans le folklore des personnages mythiques de l'Ouest, c'est aussi la première fois qu'une femme tient la vedette d'un album au point de figurer seule sur la couverture. 

Ce n'est pas la première fois que Martha Jane Canary est évoquée dans la série (voir Hors la loi et Lucky Luke contre Joss Jamon, mais où elle était représentée avec un physique totalement différent) : on peut donc supposer que c'est Morris qui a initié cet épisode, confiant à Goscinny la mission d'en donner une version définitive cette fois.

Toutefois, cette présence féminine n'introduit aucune dimension romantique dans la série car Calamity Jane possède un caractère très masculin et cela permet une foule de gags : elle boit, chique, jure, se bat, tire... Lucky Luke est quasiment relégué au second plan (heureusement qu'il a la charge d'une vague enquête sur un trafic d'armes en relation avec des Apaches - une intrigue secondaire cependant bien menée) et se pose comme une sorte de chaperon auprès d'elle, tentant de lui éduquer les bonnes manières. La grossièreté imagée de Calamity Jane rappellera aussi, immanquablement, Ugly Barrow (voir La caravane, tome 24), avec des phylactères remplis de pictogrammes suggestifs et très drôles. L'autre morceau de bravoure se situe au début du récit avec le bras de fer contre Baby Sam (un autre crétin gratiné dans la collection imaginée par Goscinny) - scène reproduite d'ailleurs sur la page de garde.

Enfin, Tortilla pour les Dalton signe l'adieu de Lucky Luke aux éditions Dupuis. C'est le moins bon des trois tomes parus en cette année 67, même si c'est un opus agréable, divertissant : j'ai tendance à être moins clément avec les aventures des Dalton que j'ai toujours trouvé surexploités alors qu'ils ne sont pas des méchants si intéressants que ça (comme Zorglub dans Spirou et Fantasio).

Pourtant l'argument initial est astucieux : la résignation de Joe Dalton puis le passage des frères au Mexique où ils sont sous la coupe d'un bandito qui ne les craint pas, veut même s'en débarrasser sont deux bonnes idées. Mais comme souvent, Goscinny, passé ce premier effort, n'en tire pas grand-chose qu'une succession de sketches inégaux, aux figures répétitives (l'éternelle fringale d'Averell, les colères de Joe, la vengeance contre Lucky Luke qui prend le pas sur le reste).

Le véritable intérêt est ailleurs, c'est le cas de le dire, avec l'exotisme du décor : Goscinny s'amuse (et nous amuse) avec les clichés attribués aux mexicains (la sieste, les combats de coqs, la tequila, l'économie en retard, les enlèvements), en se montrant plus inspiré que lors du périple canadien des Dalton dans le Blizzard (tome 22). Le vrai méchant de l'histoire, Emilio Espuelas, est également très abouti et à l'origine de dialogues et quiproquos délirants. De l'autre côté, le notable Don Doroteo Prieto est aussi merveilleusement écrit : il apparaît comme un personnage positif, aidant Lucky Luke, mais c'est aussi un autre de ces privilégiés qu'adore épingler Goscinny pour pointer la cause de la pauvreté d'une population. 

Visuellement, ces trois tomes montrent un Morris au sommet de son art, carburant à plein pot : on est encore stupéfait de la cadence qu'il maintenait et qui en faisait un des artistes les plus productifs de sa génération (la BD franco-belge n'a pas attendu Trondheim ou l'insupportable Sfar pour avoir des dessinateurs capables d'enchaîner les albums à grande vitesse... Et avec un résultat autrement plus peaufiné !).

Les planches sont toujours d'une fabuleuse densité sous leur apparence bien sage : dix cases en moyenne, avec des gags valorisés par des continuités séquentielles d'une fluidité redoutable. La manière dont Morris enchaîne les plans et aboutit à des fins de pages reste une leçon de narration justement parce qu'on ne remarque pas l'effort, la technique. Lorsque l'art devient invisible comme ça, celui qui le produit est un dessinateur accompli qui peut emmener le lecteur où il veut.

Morris s'amuse dans Calamity Jane avec quelques caricatures très réussies, avec Sean Connery pour August Oyster et David McNiven pour le professeur de maintien Roger Gainsborough. Dans un autre registre, l'artiste fait preuve d'une égale virtuosité pour camper les animaux : Jolly Jumper est devenu un personnage à part entière, très expressif, et la rencontre entre Ran-tan-plan et le chihuahua Rodriguez (dans Tortilla pour les Dalton) est hilarant.

Je ne sais pas encore si je vous parlerai tout de suite des albums parus chez Dargaud, mais n'hésitez pas à lire ou relire les Lucky Luke de Goscinny et Morris publiés par Dupuis (même si je n'ai pas critiqué leur premier effort commun, Des rails sur la prairie, tome 9, ni de La ville-fantôme, tome 25) : la série y connaît une évolution et une progression épatantes, avec quelques épisodes absolument fabuleux dans les 23 qui composent ce run.  

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