C'est la litanie du moment, mais la reprise des sorties de comics permet de renouer avec des histoires laissées en plan à cause de la crise sanitaire. La suite de Strange Adventures par le trio Tom King-Mitch Gerads-Evan Shaner faisait partie de celles que j'attendais le plus, d'autant plus que les trois auteurs ont poursuivi le travail durant la période de confinement (Gerads a récemment posté sur Twitter qu'il venait de finir la couverture du septième épisode).
La construction de la série a été établie d'emblée : on va et vient entre les aventures d'Adam Strange sur Rann durant la guerre contre les Pykkts et sa retraite sur Terre où il est soupçonné d'avoir tué un lecteur de ses Mémoires qui l'avait accusé d'avoir commis des crimes durant le conflit. Il demande alors à Batman de mener une enquête pour l'innocenter, mais ce dernier refuse, estimant qu'il ne sera pas impartial.
Ce numéro revient en arrière : Batman confie les investigations à Michael Holt alias Mr. Terrific. Celui-ci veut d'abord étudier le dossier avant d'accepter et il lit donc l'autobiographie de Strange tout en se soumettant, physiquement et mentalement, à des exercices permanents. Tout cela est ponctué par des scènes sur Rann, durant la guerre, en particulier quand Sardath, son beau-père, envoie Adam et sa femme Alanna négocier une alliance avec Hellotaat, des barbares.
Le principe de cette narration permet à Tom King de montrer à quel point Holt/Terrific et Strange sont comme les deux faces d'une même médaille. Chacun a traversé une épreuve personnelle trauamtisante : Holt en perdant sa femme et son enfant, Strange sa fille, tous deux en employant leurs ressources pour faire règner la justice mais sans se considérer comme des super-héros (ils n'ont aucun super-pouvoir). Mais ils présent aussi des différences nettes.
Dans la page ci-dessus, Michael Holt, en liaison avec Batman, explique ainsi que Strange incarne ce que le public adore : c'est un homme blanc, brave, au destin exceptionnel, dont le récit lui vaut d'être devenu une icone publicitaire - c'est la sensation du moment (même - surtout ? - à cause du crime dont il est accusé). Tandis que Holt, lui, est un homme noir, qui n'aura jamais sa tête sur des mugs, dont l'opinion publique n'acceptera pas que quelqu'un comme lui enquête sur un homme comme Strange. Même si Holt est un savant renommé et un athlète qui a rapporté plusieurs médailles à son pays et oeuvré au sein d'équipes de super-héros.
Ce commentaire lucide et politique étonne dans une histoire qui paraissait emprunter la voie d'une crime story classique sur le mode "l'a-t-il fait ou pas ?" (Strange a-t-il flingué un inconnu qui le traitait de menteur ? Strange a-t-il menti dans son livre ? Et à quel sujet ?). Pourtant, c'est moins à son savoir encyclopédique qu'à une sorte d'intuition double que Michael Holt va se fier pour accepter la mission de Batman : d'abord parce qu'il devine que ce dernier l'a choisi parce qu'il a perdu femme et enfant (comme Strange sur ce dernier point) et ensuite parce qu'il a une espèce de révélation (qui demande à être éclaircie) comme quoi la fille de Strange n'est pas morte (et donc qu'il a menti sur ce point et d'autres).
Juste avant cela, on voit Holt dans une séance d'haltérophilie en train de résumer la légende de Sire Gauvain et du Chevalier Vert. Ce dernier se présente à la cour du roi Arthur avec une hâche et défie l'assistance de la lui prendre. Celui qui y parviendra aura le droit de la garder mais devra accepter que le chevalier prenne sa revanche un an et un jour plus tard. Gauvain réussit.
Douze mois plus tard, il part à la recherche de la chapelle verte mais trouve refuge dans un château. Son hôte l'héberge quelques jours et lui propose un jeu : chacun s'engage à remettre à l'autre ce qu'il aura gagné durant la journée. Le châtelain s'absente pour chasser tandis que sa femme courtise Gauvain, qui se refuse à céder à ses avances, ne lui accordant qu'un, puis deux puis trois baisers - qu'il donne ensuite au seigneur. Elle finit par lui offrir une ceinture censée lui épargner toute blessure.
Gauvain se rend à la chapelle verte et y trouve le chevalier. Il se soumet à sa hâche mais son adversaire ne lui inflige qu'une petite entaille à la nuque au lieu de le décapiter avant de révéler qu'il est le seigneur qui l'a hébergé. Il a voulu éprouver Gauvain et constater que sa seule faiblesse est d'avoir voulu rester en vie, grâce à la ceinture.
Chacun interprétera ce passage à sa guise et trouvera la correspondance avec Adam Strange puisque, c'est à partir de là, que Michael Holt déduit quel genre d'homme est Strange. Pour ma part, je crois, et l'avenir me dira si j'ai raison, que Strange a aussi voulu rester en vie durant la guerre sur Rann et a consenti pour cela à mentir dans la relation de ses exploits. Le sort véritable de sa fille est sûrement la clé de la compromission de Strange dans cette affaire. Sans négliger la possibilité qu'il ait été le jouet de forces le dépassant (on voit ainsi qu'il obéit aveuglèment à son beau-père, qui représente une figure de sage mais qui est aussi - surtout - le père de son épouse : il n'est donc pas impossible que Sardath ait joué un mauvais coup à Strange). En revanche, je doute que Strange soit l'assassin de ce lecteur qui l'a accusé sur Terre.
La série joue aussi habilement sur le contraste des deux dessins. Celui de Mitch Gerads prend en charge les scènes avec Michael Holt sur Terre et compose des ambiances hivernales splendides. Il saisit aussi à merveille la solitude à laquelle s'astreint le personnage, même quand il communique avec un tiers (comme lorsqu'il demande son avis sur Strange à son entraîneur du club de boxe). Holt est représenté comme une sorte de surhomme pythagoricien, qui se soumet aux interrogatoires incessants de ses T-sphères et à la pratique de divers sports (course, boxe, natation, etc). Gerads le montre dans la force de l'âge, imposant et marmoréen, il en impose dans tous les sens du terme (et cela fait passer le côté "annales du Bac" du texte de King, qui, à la manière d'un Alan Moore, parsème son script de références savantes pour donner à sa BD un aspect intelligent, malin, roublard). En même temps, il émane du personnage une profonde mélancolie : il ne manifeste pas d'enthousiasme à l'idée de fouiner dans la vie de Strange ou d'instruire son dossier. Il fait le job avec une rigueur implacable, sa lucidité est totale (sur les intentions de Batman, sur la perception de l'opinion, sur les cachotteries de Strange). La suite de son enquête promet d'être passionnante.
A l'opposé, Evan Shaner évolue dans des pages ensoleillées qui contrastent avec la situation de son héros et ses proches sur Rann durant la guerre. Les Ranniens se sont réfugiés dans le désert mais on ne les voit pas, tout passe par les échanges entre Adam et Alanna, qui rapportent une situation dramatique. Strange se pose en sauveur, refusant d'abdiquer, avant de subir plusieurs déconvenues. King offre à Shaner d'illustrer des passages qui renvoient à des films connus : l'habit que revêt Adam rappelle énormément alors celui de Peter O'Toole dans Lawrence d'Arabie, puis lorsque Alanna convainc son époux de poursuivre seul on pense au Patient Anglais quand Ralph Fiennes laisse derrière lui Kristin Scott-Thomas, enfin la rencontre entre Adam et les Hellotaat évoque le western comme si un soldat nordiste croisait des indiens hostiles. Les planches baignent dans une lumière chaleureuse mais au coeur de décors extérieurs sauvages, que Shaner dépeint admirablement : c'est réellement ce que l'artiste a produit de meilleur de toute sa (jeune) carrière, c'est excellent, techniquement irréprochable, esthétiquement superbe - au point que le lecteur pourra préférer ces pages plus classiques à celles de Gerads. Pourtant la saveur graphique de la série repose toute entière sur ce mélange entre les styles des deux hommes : ce caractère hybride est à la fois l'originalité nécessaire du projet et une idée toute simple.
Tom King et ses deux acolytes prouvent leur aisance dans ce format de la mini-série (qui impose un début et une fin, des conséquences, une concision et donc produit de l'intensité). Et cet épisode est une leçon de narration pour promouvoir ce type de récit quand on peut être las des ongoing.
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