Avec le premier épisode de la nouvelle série dérivée du Black Hammer-verse, j'ai gardé le meilleur pour la fin des critiques des nouveautés de cette semaine car la nouvelle production de Jeff Lemire est sans conteste un instant-classic. Cette fois, le prolifique scénariste rend un hommage avoué aux comics de Frank Miller dans les années 80. Et il s'est adjoint les services du surdoué (mais trop discret) Tonci Zonjic pour la peine. Le résultat est extraordinaire.
Spiral City. Un jeune garçon assiste au meurtre de ses parents par un malfrat récidiviste, William Bowers. Il ne veut pas laisser de témoin et s'apprête à exécuter l'orphelin qui est pétrifié. Mais un bruit détourne l'attention de l'assassin.
Skulldigger, un vigilante, intervient et fracasse le crâne de Bowers, après avoir demandé, en vain, au garçon de ne pas regarder. Le justicier ne s'attarde pas, la police va arriver et s'occuper de l'orphelin, mais il s'excuse quand même de ne pas avoir pu agir à temps pour éviter le drame.
Au commissariat, l'enquête est confiée à la detective Reyes, qui a l'interdiction par son supérieur de chercher à relier l'affaire à Skulldigger. Elle doit boucler le dossier, point barre. Pourtant elle montre une photo du justicier au garçon, mais il garde le silence.
Cependant, à l'asile de Spiral City, le super-criminel GrimJim croupit dans une cellule et se moque de son gardien, également surhumain. Lorsqu'il remarque la "une" du journal, annonçant que Tex Reed alias Crimson Fist, se présente à la mairie, il organise son évasion.
Une nouvelle nuit tombe sur la ville. Reyes retrouve sa compagne. Skulldigger esst obsédé par l'orphelin qui a été remis à l'hôpital psychiatrique. Le justicier va l'y chercher et le garçon accepte de le suivre tout en sachant que c'est un aller sans retour.
Les familiers des séries écrites par Jeff Lemire pour Dark Horse ont peut-être le souvenir d'avoir entendu parler de Skulldigger dans Sherlock Frankenstein, un des spin-off de Black Hammer. Il fallait être attentif pour le retenir, mais si cela vous a échappé, pas de souci, cette série est accessible sans cela.
De même qu'auparavant, dans cet univers, le scénariste creuse ce qu'on pourrait qualifier de filon puisqu'il réinterprète à sa façon des comics et leurs personnages fondateurs. Cette fois-ci, il rend un hommage déclaré à Frank Miller qui l'a, dans les années 80, comme beaucoup de lecteurs (dont moi), marqué au fer rouge. C'était l'époque où Miller aligna des classiques comme Daredevil : Born Again, Batman : Year One, The Dark Knight returns, bien avant que son aura ne se dissipe et ne s'abîme dans des polémiques désastreuses et des productions bien moins mémorables.
Skulldigger & Skeleton Boy est donc une relecture de Batman et Robin mais ici l'homme chauve-souris serait plutôt un avatar du Punisher et son sidekick annonce à la fin de l'épisode que son mentor sera l'homme qu'il finira par tuer.
Narré par la voix off du garçon (qui n'a pas de nom, tout comme Skulldigger dont on ignore la véritable identité - on découvre juste, subrepticement, qu'il travaille dans le civil comme boucher), le récit emprunte le même procédé que celui de Miller dans ses classiques suscités. Mais Lemire n'est pas un bavard impénitent et l'usage qu'il fait de cet instrument est mesuré, éclairant sur l'état d'esprit de l'orphelin sans jamais céder au sentimentalisme.
La caractérisation est admirable, précise, concise. Lemire n'a pas besoin de souligner ses effets pour présenter une flic désobéissante et homosexuelle, qui souhaite coincer Skulldigger, ni un candidat à la mairie qui est un ancien justicier masqué - ce qui conduit à introduire le méchant de l'histoire, GrimJim, au faciès ravagé comme l'esprit. Et quand on va de Skulldigger au garçon (qui n'est pas encore le Skeleton Boy du titre), l'effet miroir fonctionne pleinement sans qu'on ait besoin de nous coller le nez sur cette évidence (il est suggéré que le vigilant est lui-même l'ancien partenaire d'un super-héros, peut-être également victime d'un drame familial ou de mauvais traitements). De même que le parallèle entre GrimJim et l'orphelin ne manque pas de piquant (l'un est enfermé dans un asile semblable à celui d'Arkham et l'autre est confié à l'hôpital psychiatrique car il ne prononce plus un mot depuis l'assassinat de ses parents).
Initialement, Lemire avait prévu de dessiner cette série - un signe qu'il y est spécialement attaché - mais son emploi du temps ne le lui a pas permis. Cela m'arrange car si je suis fan de son écriture, je le suis beaucoup moins de son graphisme. Et c'est ainsi que, sur la proposition de son editor, il a confié cette tâche à Tonci Zonjic.
Depuis sa révélation grâce à Who is Jake Ellis ? (écrit par Nathan Edmondson), Zonjic s'est fait discret alors que la voie semblait toute tracée pour lui vers la gloire. Au lieu de ça, il a servi de suppléant sur des titres côtés (comme Immotal Iron Fist), ou s'est perdu dans des projets sans avenir (Heralds, toujours chez Marvel). Puis il a intégré le "Mignola-verse" en dessinant la série Lobster Johnson, dérivée de Hellboy et du BPRD, dont les ambiances rétro et délirantes lui ont permis de mûrir tranquillement.
N'empêche, ce disciple surdoué de Alex Toth méritait mieux que de jouer les utilités. Et Lemire lui offre l'occasion de briller pleinement avec Skulldigger & Skeleton Boy. Zonjic semble l'avoir compris qui s'est emparé du projet en assurant le character's design, au-delà des espérances du scénariste. Il suffit de voir les deux protagonistes en couverture pour avoir la certitude qu'on ne les oubliera plus.
Le reste est à l'avenant : Zonjic produit des planches magnifiques, de son trait épuré mais impeccablement expressif. C'est un sommet de "less is more", avec une science remarquable des effets d'ombre et lumière, un découpage d'une fluidité et d'une intelligence rares (voyez comme il aligne les cases verticales sur la fin pour montrer Reyes, Skulldigger, GrimJim et le garçon, chacun dans leur intimité).
C'est très beau, c'est efficace, c'est un vrai régal. Quand on lit cela, on lit ce que les comics offrent de mieux, cette narration limpide et efficace, au service des mythes d'une culture qui assume sa marginalité, ses auto-citations mais filtrées par un auteur inspiré et un artiste au top.
Alors oui, si je ne devais que vous encourager à démarrer une série ce mois-ci, ce serait ce Skulldigger & Skeleton Boy qui m'a fait une impression très forte, ce sentiment d'avoir affaire à un classique instantané, une pépite. C'est le cadeau de cette fin 2019.
La variant cover de Mike Deodato Jr.
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