mercredi 6 avril 2016

Critique 859 : CANADA, de Richard Ford


CANADA est un roman écrit par Richard Ford, traduit en français par Josée Kamoun, publié en 2013 par les Editions de l'Olivier.
Le livre a été récompensé par le Prix Femina 2013 en France.

L'histoire est racontée par Dell Parsons, adolescent américain de quinze ans, en 1960 (puis dans sa dernière partie adulte de soixante-six ans en 2011).

Dell vit à Great Falls dans l'Etat du Montana avec ses parents, Bev Parsons, ancien pilote de l'US Air Force, et Neeva Parsons, enseignante, et sa soeur jumelle, Berner. Leur famille subsiste des différents boulots que décroche le père après qu'il ait quitté l'armée - il vend des voitures, puis se reconvertit dans la vente de ranches, avant, enfin, de se livrer à un trafic de viande dans lequel il sert de relais entre des indiens qui le fournissent et un employé des chemins de fer qui le paie.
Lors d'une transaction, le commanditaire prétend que la viande que la viande est avariée et il refuse donc de la payer. Bev doit trouver une solution pour tout de même rétribuer les indiens, qui deviennent rapidement menaçants en passant en voiture devant sa maison. Il entreprend alors de braquer une banque dans l'Etat voisin du Dakota du Nord et envisage d'entraîner Dell dans cette opération, mais sa femme, Neeva, s'y oppose évidemment avec fermeté et décide d'être sa complice, malgré ses réticences - elle pointe les faiblesses du plan de son mari, pour qui ce hold-up ne présente aucun danger.
Un week-end, le couple passe à l'action, laissant leurs deux enfants à la maison, sans rien leur dire de ce qu'ils vont faire. Mais à leur retour, bien que le braquage semble s'être parfaitement déroulé, Dell comprend vite que quelque chose s'est produit qui mine ses parents. Le jeune garçon voit ses doutes confirmés quand il trouve, par hasard, une liasse de billets sous la banquette arrière de la voiture de son père, sans rien dire. Quelques jours après, deux policiers frappent à leur porte et viennent procéder à l'arrestation de Bev et Neeva.
Facilement confondus (à cause de multiples témoins et d'autres preuves), les parents Parsons sont incarcérés avant d'être transférés dans le Dakota du Nord pour y être jugés. Leurs enfants leur rendent une ultime visite en prison.
Berner, qui avait déjà plusieurs fois dans un passé récent expliqué à son frère son intention de fuguer (seule ou avec son petit ami, Rudy), le quitte une nuit, après s'être donnée physiquement à Dell, refusant d'être prise en charge par les services sociaux et d'aller dans un orphelinat.

Dell, resté seul, est emmené au Canada par Mildred Remlinger, une amie de sa mère. Ils passent la frontière sans problème et gagne la région du Saskatchewan. Dans un bled pourri du nom de Partreau, le garçon est confié au frère de Mildred, Arthur, qui en livre d'abord la garde à Charley Quarters, une de ses connaissances.
L'adolescent vit dans une cabane minable et aide Charley pour poser des pièges à l'intention des chasseurs d'oies qui viennent dans le coin. Les conditions de vie sont très rudes pour Dell, qui se méfie de Quarters, souffre d'être déscolarisé et livré à lui-même.
Quand, enfin, il fait plus ample avec Arthur Remlinger, le personnage l'intrigue, mais il trouve un certain réconfort auprès de l'amie de celui-ci, une peintre amateur du nom de Florence La Blanc, qui a un fils, suivant des études à Winnipeg. Arthur tient l'Hôtel Leonard, que lui a légué son ancien protecteur, et Dell en intègre le personnel, aux côtés de la cuisinière et de filles de joies (auprès desquelles les chasseurs passent du bon temps). On lui assigne encore des corvées et il continue d'assister Charley.
Quarters finit par lui confier quelques informations sur le passé d'Arthur, qu'il ne porte guère dans son coeur : ancien étudiant prometteur mais aux idées radicales, il vient lui aussi des Etats-Unis qu'il a dû fuir après avoir été impliqué dans un attentat qui a causé la mort accidentelle d'un homme. Charley est convaincu que des américains, quinze ans après les faits, recherchent toujours Arthur, soit pour l'enlever et le faire traduire en justice, soit pour le tuer.
Cette conviction se vérifie bientôt quand deux hommes arrivent à Fort Royal et descendent à l'Hôtel Leonard. Arthur les attire dans un piège en se servant de Dell, qui va voir sa vie basculer à nouveau à la suite d'un drame criminel...

Enfin, après avoir suivi sa scolarité à Winnipeg, où l'a envoyé Florence La Blanc, Dell devient au début des années 1980 enseignant. Alors qu'il s'apprête à prendre sa retraite, ses étudiants retrouvent, pour fêter son départ, la trace de Bev Parsons - en vérité, il s'agit de sa soeur Berner, qui a repris le prénom de leur père.
Très malade, condamnée par la médecine, n'ayant revu son frère que quelques rares fois lors des cinquante dernières années (et souvent dans des circonstances déplorables), elle lui fait ses adieux en lui remettant des notes manuscrites par leur mère, quand elle était détenue (elle n'a pas purgé toute sa peine, préférant mettre fin à ses jours en prison, alors que leur père a fini par en sortir mais sans chercher à revoir ses enfants).
La découverte de la "chronique" tenue par sa mère permet à Dell de tirer un bilan de sa propre existence avec la philosophie qu'il a pu se forger.
Richard Ford 

Voici donc le livre qui m'a tenu éloigné de mon blog ces quatre derniers jours. C'est un ouvrage consistant, de plus de 470 pages, dans lequel je me suis plongé et dont la lecture m'a tellement absorbé que je ne pouvais pas ouvrir un autre ouvrage. Canada de Richard Ford, c'est d'abord cela : une expérience littéraire si intense, si puissante, qu'on sait très vite qu'on tient là un opus majeur dont on ne sortira pas tout à fait indemne.

L'ouvrage a valu à son auteur le Prix Femina 2013 et la récompense est méritée, mais Ford n'en est pas à son premier trophée : il a déjà reçu les prestigieux Prix Pulitzer et le PEN/Faulkner Award en 1996 pour son roman Indépendance - ça vous situe l'envergure du bonhomme.

Mais, même s'il est impressionnant déjà de lire un romancier aussi chevronné, reconnu aussi bien par la critique que par le public, il reste aussi complexe d'en tirer une critique sans tomber dans les clichés ou de verser dans l'hyperbole car Ford est quelqu'un qui, quand on lit ou écoute ses interviews, désarme l'analyste. Parler lui de l'écriture et des efforts qu'elle réclame, il vous répondra que, lui, écrit facilement, quand il sent que c'est le moment simplement. Evoquer le style, il réplique qu'il n'y croit pas et que pour lui, la rédaction, c'est d'abord la construction de phrases simples qui ont un sens, du rythme et qui s'enchaînent avec fluidité. Pas question donc de gloser sur le mythe du scribe laborieux et l'ambition d'une grande oeuvre : c'est tout juste s'il ne se présente pas comme un simple plumitif !

Mais le pire, en quelque sorte, c'est que c'est vrai : ce qui frappe, ce qui sidère chez Ford, et dans Canada, c'est ce prodigieux art en mouvement de conteur, cette simplicité étonnante de narrateur, cette absence de maniérisme. A tel point qu'on commence, avec fébrilité, ce bon pavé puis que son histoire vous emporte, vous transporte, vous émeut, vous fait vibrer, au point que vous oubliez votre crainte devant le volume à engloutir, et que vous le terminez totalement retourné, sidéré, bouleversé. Du grand art.

Néanmoins, Ford peut s'en défendre, il demeure troublant, quand on se penche sur sa propre biographie, de constater les liaisons entre l'histoire du roman et celle de son auteur. Raconté entièrement du point de vue de Dell Parsons, excluant donc tout ce que ce jeune garçon de quinze ans ne voit pas, tout ce à quoi il n'assiste pas directement, dont il n'est pas le témoin, des similitudes frappent avec la vie du romancier quand on apprend qu'il a perdu son père (souffrant de problèmes cardiaques) au même âge. Et que, une fois marié (avec Krystina Hensley), il n'aura pas, lui non plus d'enfants.

Au-delà de l'anecdote, il y a la construction du roman : malgré des critiques très favorables, certains ont déploré que Ford ait fracturé son récit en trois parties. Sommairement, on peut ainsi distinguer trois temps :

- d'abord, un récit d'inspiration criminelle, avec le hold-up commis par Bev et Neeva Parsons, acte fondateur et destructeur pour leur famille, qui occupe les 220 premières pages du roman. Ce premier acte se lit tout seul : la description de la cellule familiale, les différences criantes mais jamais formulées entre le père et la mère, la rébellion de Berner, les observations multiples de Dell (soulignées par son goût des échecs - dont il admire un des grands maîtres de l'époque, Mikhaïl Tal - et de l'apiculture - dont l'organisation sociale est, contrairement à sa famille, un modèle structurel), sont exposées et développées sur un tempo lent mais jamais ennuyeux, absolument passionnant. La tension grimpe progressivement, la situation bascule avec le hold-up (lui-même indirectement dévoilé/confirmé) puis l'arrestation des parents. Ford réussit même à aborder une scène d'inceste (entre Berner et Dell, à un moment particulièrement sensible pour eux) sans choquer, avec une pudeur exemplaire. Quand un écrivain arrive à ce niveau d'excellence, il peut tout se permettre, il réussit tout, le lecteur ne se pose même plus de questions convenues (le roman est-il bon ? Il est mieux que bon : il est renversant, d'une audace aussi stupéfiante que réaliste, au fil d'une écriture admirablement ciselée et pourtant sans artifices).
 Le champion d'échecs Mikhaïl Tal,
idole de Dell Parsons.

- Ensuite, l'exil de Dell au Canada et sa nouvelle vie s'inscrivent dans le veine du récit d'apprentissage. Cela introduit effectivement une sorte de cassure, mais pas si nette que certains le déplorent. Car, en même temps, qu'on suit le garçon dans une existence très rude, incertaine, menacée, dangereuse, la figure d'Arthur Remlinger est introduite et hante chaque page de cette deuxième partie sur 200 pages. Personnage défini en creux, il se présente comme un écho à ce qu'a déjà vécu Dell avec ses parents tout étant plus radical. Là encore, le choix d'une narration subjective, avec ce qu'elle induit de non-vu, de deviné, s'avère très judicieuse : elle permet au lecteur de fantasmer sur cet individu autant que le jeune héros tout en ayant une attitude semblable, faite de prudence, de doute, de pré-science d'un nouveau malheur. Le rebondissement attendu s'opère en deux temps : d'abord avec les révélations de Charley Quarters, qu'on reçoit comme Dell avec mesure car l'informateur est moyennement fiable (le fait qu'il soit également décrit comme physiquement repoussant, figure inquiétante et grotesque - rustre capable de se farder, on le croirait issu d'une vision de David Lynch - renseigne déjà sur sa dimension "ogresque"), puis avec la façon dont Arthur va régler ses comptes, aboutissant à une séquence cauchemardesque, quasi-irréelle (autant pour ce dont témoigne Dell que pour ce qu'il se contente de résumer ensuite).
Remlinger est un caractère fascinant parce que tout autour de lui, lieux comme autres personnages, souligne cet aspect : mystérieux, fuyant, séduisant, trouble, on projette, comme le fait Dell, des sentiments contradictoires qui font mieux que le décrire directement - il est attirant parce qu'insaisissable, imprévisible, traumatisé. Ce qu'il a vécu est ce que vit Dell et c'est pourquoi l'adolescent est à la fois charmé, aimanté même, par lui tout en s'en méfiant, car il entrevoit ce qu'il pourrait devenir, ou ce qui pourrait le détruire.
La figure de Florence La Blanc est la seule vraiment rassurante dans le territoire hostile du séjour au Saskatchewan de Dell. Mais la rareté de ses apparitions, renforcée encore une fois par des dialogues économes, n'autorise pas ni Dell ni le lecteur à en profiter assez pour être apaisé. Là encore, avec ces procédés narratifs, très simples mais magnifiquement maniés, Ford fait très fort et ne relâche pas son étreinte sur le lecteur. 
 Le poète William Butler Yeats

- Enfin, le troisième et dernier acte propulse le héros de nos jours et le récit s'accélère, concentré en moins de trente pages. Cela suffit pour mesurer le chemin parcouru en cinquante ans par le narrateur, l'impact qu'ont eu sur lui les deux expériences subies durant son adolescence, et préparent aux retrouvailles attendues mais terriblement poignantes avec Berner. Ford s'abstient pourtant de scènes facilement émouvantes, avec des déclarations convenues, larmoyantes, ou des révélations de dernière minute formant un twist déplacé dans un roman qui file droit jusqu'à son crépuscule. De la même manière, il évite un dénouement trop plombé et l'émotion qui vous saisit n'en est que plus forte : avec la simplicité intense et laconique qui a animé toute cette fresque intimiste, l'heure des constats, du bilan et des leçons à en tirer se résume avec la même beauté que le vers cité dans la première partie, écrit par le grand poète américain William Butler Yeats :

"Rien ne saurait être complet ni entier
qui n'ait été déchiré."

Réflexion sensible sur les frontières - géographique, mentale, etc - qu'on franchit souvent sans s'en rendre compte, sans en mesurer l'importance, de ce somptueux livre, finalement, accompli par un immense écrivain, on retient une valeur rare, qui force sans doute encore plus l'admiration que sa virtuosité littéraire, son souffle romanesque, sa vérité pure : cela s'appelle de la pudeur. Et, portée si haut, cette vertu atteint une forme de poésie dont seuls les très grands auteurs sont capables dans la fiction - ce voyage qui part de l'imaginaire pour nous toucher au plus profond du coeur.
*
Sacré défi que d'adapter pour le cinéma un tel bouquin ! Mais voilà quels acteurs je verrais bien dans les rôles principaux :
 Tom Holland : Dell Parsons
Elle Fanning : Berner Parsons
 Guy Pearce : Bev Parsons
 Ruth Wilson : Neeva Parsons
 Hilary Swank : Mildred Remlinger
 Angus MacFadyen : Charley Quarters 
 Charlie Hunnam : Arthur Remlinger
Rebecca Hall : Florence La Blanc

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