Avec SUPERMAN : SECRET IDENTITY, le scénariste Kurt Busiek et le dessinateur Stuart
Immonen ont produit en 2004, dans cette mini-série (hors continuité) en 4 épisodes, une variation originale sur l'homme d'acier.
Busiek a puisé son inspiration, comme il l'explique dans la préface de l'album, dans un vieil épisode de la revue DC Comics Presents (#87), écrit par Elliot S. Maggin
et dessiné par Curt Swan, publié à l'époque de la saga Crisis on
Infinite Earths (de Marv Wolfman, George Perez et Jerry Ordway).
C'était une histoire sur le Superboy de Terre-Prime, un jeune Clark
Kent qui avait grandi dans une réalité parallèle considéré comme notre
monde, c'est-à-dire sans autre super-héros ou vilain, ni
extra-terrestres, où tous les personnages étaient considérés seulement
comme des figures de comics. Dans ce monde-là, Clark Kent était moqué à
cause de son nom inspiré par celui du Superman des bandes dessinées, et
quand il découvrait ses pouvoirs, il décidait de les cacher... Mais il
n'est nul besoin d'avoir lu cet épisode pour apprécier le récit de
Busiek et Immonen.
Nous faisons ici également connaissance avec un adolescent du nom de
Clark Kent, qui vit dans une bourgade du Kansas. Ses parents l'ont
prénommé ainsi sans malice mais le garçon souffre des railleries de ses
camarades. Un week-end, il part camper, seul. La nuit venue, alors qu'il
ne trouve pas le sommeil, il découvre qu'il peut voler...
Que feriez-vous si vous vous trouviez subitement doté des pouvoirs de
Superman ? Pour ce jeune garçon, c'est d'abord l'extase de voler dans
les airs. Mais quand il voit quelqu'un en danger, suite à l'inondation
d'un village voisin, il n'hésite pas et lui sauve la vie, tout en
prenant soin de ne pas être identifié.
Cet acte fondateur va servir de principe et de moteur à ce Clark Kent,
résolu à utiliser ses pouvoirs (dont il ignore l'origine) pour le bien
tout en veillant à ne jamais être reconnu (en premier lieu par une
journaliste qui enquête sur ce phénomène). Bientôt, ce sera au tour du
gouvernement d'essayer de découvrir qui il est, d'où il vient, et
comment le contrôler...
L'histoire est découpée en quatre parties.
Le premier chapitre, Smallville, raconte la découverte de ses pouvoirs par Clark et sa décision de ne jamais dévoiler publiquement son état.
Le deuxième chapitre, Metropolis, voit Clark s'installer à New
York pour y devenir un écrivain (avec succès), jusqu'à sa rencontre avec
une certaine Lois (Chaudhari) et son premier affrontement avec les
autorités gouvernementales (qui réussissent à la capturer brièvement).
Le troisième chapitre, Fortress, voit Clark devenir père et
s'assurer que le gouvernement ne cherchera plus à le piéger en passant
un accord avec un agent fédéral, Malloy.
Le quatrième et dernier chapitre, Tomorrow, conclut l'histoire
avec un Superman devenu plus âgé, découvrant si ses filles jumelles ont
hérité de ses pouvoirs, et observant l'évolution du monde qui l'entoure,
un monde dont il a fait partie sans vraiment jamais s'y sentir chez
lui.
Les deux auteurs (car, comme Busiek le souligne dans sa préface, le
projet doit considérablement à son dessinateur) suffiraient à eux seuls à
justifier l'achat de cet album : d'un côté, Kurt Busiek, un
scénariste réputé pour sa connaissance encyclopédique des super-héros et
sa capacité à les appréhender avec l'oeil de l'homme de la rue (procédé
à la base de ses deux chefs d'oeuvre, Marvels avec Alex Ross, pour Marvel Comics, et son creator-owned, Astro City, avec Brent Anderson, pour DC) ; de l'autre, Stuart Immonen, un artiste de premier plan capable de passer des comics mainstream (New Avengers, Ultimate Spider-Man, All-New X-Men avec Brian Michael Bendis) à des projets indépendants (Moving Pictures avec sa femme Kathryn Immonen) ou un mix déjanté des deux (Nextwave, série culte avec Warren Ellis).
Leur rencontre est à la hauteur des attentes et aboutit à une production
somptueuse, d'une rare finesse narrative et d'une grande beauté
visuelle.
Esthétiquement, Immonen est encore dans sa période réaliste, et il
assure également la mise en couleurs et l'encrage. Ses efforts, comme il
le précisa dans une interview au magazine "Comic Box", portèrent sur la
manière la plus subtile de représenter les personnages et les décors de
façon vraisemblable, crédible, sans tomber dans le photo-réalisme, mais
plutôt en privilégiant une vivacité dans le trait.
Immonen mixe ainsi des images non encrées ou partiellement encrées avec
une colorisation directe avec d'autres plans complétés digitalement.
Mais le rendu est si parfait qu'il est impossible de détecter quand des
éléments numériques sont intégrés au dessin traditionnel. Les ombrages
sont admirablement nuancés, la texture des ambiances incroyablement
sophistiquée : cela donne merveilleusement pour les scènes de la vie
ordinaires, croquées avec un naturel confondant, comme dans les
séquences plus extraordinaires (notamment quand Superman vole ou lévite
avec des angles de vue, des compositions simples et efficaces, comme on
en a rarement vues, y compris au cinéma).
Le dessinateur y prouve son talent unique pour capter les mouvements,
les expressions, les décors (qui ne sont jamais surchargés). Cette
sensation de naturalisme est troublante et donne presque l'impression
d'un reportage car le même traitement est appliqué qu'il s'agisse de
Clark Kent ou de Superman, prolongeant cette effet de normalité.
Le transformisme graphique d'Immonen (dont le style varie selon le
projet avec une souplesse déconcertante) est vraiment prodigieux, mais
surtout il trouve toujours le bon traitement quelle que soit l'histoire.
Le scénario de Busiek n'est pas en reste et séduit d'abord par sa
simplicité. Car le mérite premier de son histoire est de raconter un
surhomme à hauteur d'homme : en vérité, ce Superman-là parle davantage
de Clark Kent que de Superman, et l'on se dit que, s'il y avait bien
matière à adapter ce personnage au cinéma, les producteurs auraient été
bien inspirés de puiser à cette source (plutôt que d'en tirer des
versions spectaculaires, sérieuses jusqu'à être pompeuses - seul,
finalement, le premier film de Richard Donner a réussi à traduire la
merveilleuse métaphore qu'offre ce héros, immigré, "alien", comme ses
créateurs).
Par exemple, une riche idée est de faire de Clark Kent un jeune homme
qui, une fois qu'il a découvert ses pouvoirs, choisit, lors d'Halloween,
de se déguiser en... Superman - la couverture idéale pour brouiller les
pistes et entretenir la thèse que, lorsqu'il interviendra, ce sera
considéré comme un canular (au même titre que beaucoup croit qu'Elvis Presley est encore vivant).
Pour faciliter l'immersion du lecteur dans la psychologie du héros,
Busiek recourt à la voix-off en abondance : le procédé est facile, mais
quand il est bien utilisé, que ce que pense le héros et apprend ainsi le
lecteur est bien écrit, qu'on accède à ses émotions en les comprenant,
c'est imparable. Ce monologue intérieur dit comment il gère ses
capacités extraordinaires, l'appréhension constante qu'on le démasque,
qu'on s'en prenne à ses proches (sa femme puis ses enfants), ses
sentiments sur le fait que les autorités cherchent à la fois à le
contrôler ou le supprimer car elles ont peur qu'un tel individu se
retourne contre le gouvernement...
Sur la source des pouvoirs, Busiek prend le parti de ne pas expliquer,
tout juste suggère-t-il quelques pistes. mais ce n'est pas important en
fait, d'ailleurs, très vite, on ne s'interroge plus à ce sujet. Il
écarte aussi les clichés, le folklore : pas de super-vilain, pas de
grandes batailles... Si Superman existait et qu'il soit le seul surhomme
au monde, il s'emploierait à sauver des gens pris au piège lors de
catastrophes naturelles tout en admettant qu'il ne peut pas tout régler,
il négocierait avec les fédéraux sa participation à des opérations
précises, il se presserait d'agir pour pouvoir retrouver sa femme
lorsqu'elle accouche. Il se comporterait aussi normalement en définitive
qu'un être de son calibre le ferait.
Busiek ne fait également que peu de références à l'univers des comics,
tout juste joue-t-il sur des situations qui justement souligne à quel
point ces références embarrasse son personnage ou alors il s'en amuse de
façon discrète (avec les citations de noms comme ceux de Lana Lang ou
Jimmy Olsen : ainsi évite-il l'écueil de la parodie ou du méta-texte,
qui plomberaient son récit. Tout est fait pour ne jamais s'éloigner des
doutes, des angoisses, mais aussi des buts, des joies de ce Clark Kent,
ainsi ils revêtent une portée universelle et permettent de s'identifier à
partir d'un personnage auquel il est pourtant apparemment impossible de
le faire : l'émotion de cette histoire provient de sa capacité à parler
de manière touchante, intelligente, juste, de la condition d'un
individu dont la seule distinction (certes, de taille) est d'être un
homme avec des pouvoirs fantastiques, mais un homme d'abord et avant
tout.
La plausibilité étonnante de ce récit montre la pertinence de la
démarche narrative et graphique de Kurt Busiek et Stuart Immonen : au
fond, Secret Identity est un conte initiatique dont les éléments
les plus fantaisistes ne servent qu'à souligner l'universalité de ce que
traverse son héros. Selon une théorie célèbre du cinéaste Quentin Tarantino,
cette histoire illustre parfaitement et avec sensibilité que ce n'est
pas Clark Kent qui devient Superman mais bien Superman qui devient Clark
Kent.
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