jeudi 30 avril 2009

Critique 40 : BATMAN - THE KILLING JOKE, d'Alan Moore et Brian Bolland


Voici un récit complet qui a marqué au fer rouge nombre de lecteurs de Batman, et de comics en général. La première raison à cela est qu'il a été réalisé par un tandem artistique exceptionnel s'emparant d'une des plus célèbres icones de la bande dessinée américaine. Jugez un peu : d'un côté, vous avez Alan Moore, le scénariste hors du commun de séries historiques comme Watchmen ou V pour Vendetta, et de l'autre, Brian Bolland, un des graphistes les plus prodigieux de sa génération et un des cover-artists les plus admirables (comme en témoigne d'ailleurs celle de ce livre).
La réunion de deux hommes d'une telle valeur reste un évènement plus de vingt ans après la parution de cet opus (The Killing Joke, aussi traduit comme Souriez ! ou Rire et mourir, date de 1988), et le résultat est d'une haute facture. Parfois la collaboration de deux fortes personnalités n'aboutit qu'à des oeuvres mitigées, mais pas ici : au contraire, rarement deux talents aussi puissants ont su si bien rendre justice au travail de l'autre.
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Le récit se focalise principalement sur le duel psychologique entre Batman et le criminel dément appelé le Joker. Ce dernier vient une nouvelle fois de s'échapper de l'asile d'Arkham et compte cette foi-ci s'en prendre au fidèle allié de l'homme chauve-souris, le commisaire Jim Gordon. L'objectif que s'est fixé le Joker est simple : il s'agit pour lui de prouver que n'importe qui, même le plus parfait des citoyens, peut sombrer dans une folie sans retour après avoir subi un violent traumatisme.
Le Joker se rend donc au domicile des Gordon et tire sur la fille du policier, Barbara, qui deviendra paraplégique suite à cette agression. Puis il la déshabille (peut-être même est-elle violée par les complices du Joker...) et la photographie avant de kidnapper son père.
Le Commissaire Gordon est ensuite conduit dans un parc d'attraction à l'abandon et soumit à une intense torture mentale.
Batman arrive enfin pour sauver son ami et affronte brièvement le Joker pour finalement l'appréhender. James Gordon est sous le choc de cette nuit cauchemardesque mais encore sain d'esprit. Le plan de son ravisseur a échoué.
Batman offre son aide au Joker pour qu'il se fasse soigner mais le criminel refuse car il se considère comme irrécupérable. Finalement, il raconte une blague au justicier qui ne peut s'empêcher d'en rire... Cette plaisanterie rapproche les deux ennemis, au fond semblablement sous l'emprise d'une aliènation profonde : celle qui mène au crime pour le Joker, à l'obsession de l'éradiquer pour Batman.

Mais l'histoire recèle une deuxième intrigue, qui éclaire la première d'un jour nouveau et tout aussi pertubant. En effet, nous est contée l'origine (ou une des origines possibles) du Joker.

Avant d'être ce dément avec cet effrayant rictus figé, ce fut un simple ingénieur qui quitta son emploi dans une usine chimique pour tenter sa chance comme acteur. Ses ambitions se brisent rapidement et accablé par cet échec, il sombre dans la dépression : pour pouvoir faire vivre confortablement sa femme enceinte, il accepte de participer avec deux malfrats à un cambriolage dans l'usine où il travaillait.
Pour opérer, ces criminels le persuadent de porter le casque et le costume de Red Hood. Mais le jour prévu pour le casse, le comédien raté apprend que sa femme est morte. Il refuse d'abord de participer au coup avant de céder sous la menace.
Une fois à l'usine, le trio est vite repéré par les vigiles qui abattent les deux complices. Batman intervient pour essayer de mettre la main sur Red Hood, mais celui-ci tombe dans une cuve d'acide. Il en sort miraculeusement vivant mais défiguré et surtout complètement ravagé psychologiquement : ainsi nait le Joker !

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Batman responsable de l'état du Joker ? L'idée est aussi audacieuse que dérangeante. Mais c'est surtout en liant ainsi le destins des deux adversaires que ce livre se révèle d'une grande puissance. Une astuce diabolique comme seul Alan Moore pouvait en avoir.
Pourtant, jamais il n'est clairement et formellement établi que cette version de l'origine du Joker prévaudrait sur d'autres. Effectivement, le personnage laisse planer le doute en disant qu'il ne se souvient pas avec certitude des évènements de la nuit où il est devenu ce qu'il est. Le Joker apparaît comme un maître-manipulateur, sadique, mais aussi comme un individu à la mémoire devenue peu fiable à cause de la démence irréversible dans laquelle il a sombrée. Seul point indéniable : il a endossé l'identité du Red Hood. Mais il ne sait plus exactement pourquoi, trop ébranlé par la mort de sa femme et sa chute dans la cuve d'acide.
Alan Moore emploie des motifs qui sont familiers à ses fans pour traiter ses intrigues : le plus évident reste celui de la boucle fermée. Ainsi, le récit débute un soir de pluie, les gouttes forment elles-même des cercles sur le sol, et s'achèvera de la même manière, avec les mêmes effets. C'est dans un asile que s'ouvre l'histoire. C'est dans un parc d'attraction évoquant le cirque du film Freaks (La monstrueuse parade), de Tod Browning, lieu aussi cauchemardesque, peuplé de créatures aussi inquiètantes, qu'elle se clôt.
Une autre figure typique de l'auteur : les raccords symétriques entre passé et présent. Un personnage se fige dans une position aujourd'hui qu'il avait déjà hier. Le temps semble être aboli par cette transition où deux situations se ressemblent de manière très troublante, comme si elles se faisaient écho l'une l'autre.
Le thème de la gémellité est encore une fois exploré avec une puissance et une habilité peu communes, qui témoignent de la méticulosité des scripts de l'auteur (connu pour livrer des découpages incroyablement détaillés à ses illustrateurs). Batman et le Joker apparaissent ainsi comme les deux faces d'une même médaille, pareillement aliènés, détraqués : ne faut-il pas déjà être fou pour se déguiser en pseudo-chauve-souris ? Et plus encore pour prétendre faire régner l'ordre dans un monde harcelé par des anarchistes déséqulibrés comme le Joker ?
A la fin de l'histoire, pris d'un fou rire, Batman et le Joker semblent en vérité plus proches que jamais, admettant tous deux la dérision de tout cela, mais également le fait que leur affrontement sera sans fin. Peut-être même ont-ils fini par se battre pour mieux se retrouver, pour mieux justifier leurs positions respectives - le vertueux redresseur de torts, le dangereux pertubateur - ? Cette proximité, cette complicité, bouscule la hiérarchie habituelle des comics de super-héros et donne une humanité confondante à ses protagonistes. Et on s'interroge : le Joker n'est-il pas finalement plus sage, plus conscient, de sa névrose que Batman ? Il s'est abandonné à la folie là où son adversaire affirme encore avoir conserver sa normalité...
Moore nous déstabilise encore plus avec son évocation brutale de la violence du Joker, qui mutile Barbara Gordon, humilie son père, et avec la relation de son passé aussi traumatisante : il y est décrit sans complaisance comme un raté complet, qui va perdre la femme qu'il aimait dans des circonstances horribles puis être obligé de commettre son méfait originel, fondateur, alors qu'il a perdu tous ses repères, contraint par deux acolytes aussi abrutis que sans pitié. C'est aussi ce qui fait de cette Killing joke une farce amère, pathètique et bouleversante dont on ne sort pas vraiment indemne.
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Brian Bolland illustre ce récit avec une maestria difficile à traduire. La finesse de son trait, l'expressivité qu'il a donnée aux personnages, la manière dont il a su restituer au plus près les subtilités de l'écriture de son partenaire, sont dignes de tous les éloges. On se prend à s'arrêter de longs moments sur chaque vignette pour en admirer la composition, le luxe de détails, l'élégance, et plus encore pour analyser la fluidité dans la succession de chaque image. Du grand art.
Rompu à l'art de la couverture où il faut à la fois évoquer, suggérer tout en surprenant le futur lecteur, Bolland ne se contente pourtant pas, loin s'en faut, d'aligner de beaux dessins, encrés et mis en couleurs avec goût et savoir-faire. Il enrichit esthétiquement un scénario déjà exceptionnel en lui offrant un écrin à la mesure de son propos.
Grâce à cet artiste, cet album fait indiscutablement partie de ces ouvrages dans lequel on peut se replonger avec l'assurance d'en découvrir de nouvelles pépites, de ceux qu'on peut étudier pour reconnaître une grande bande dessinée et en tirer des leçons de storytelling lorsqu'on entreprend de réaliser ses propres comics.
Il en subsiste un sentiment mémorable : on est intimidé par tant de maîtrise mais on est aussi enrichi par cette leçon dispensé par un ténor du genre.
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Il existe une expression, en définitive, toute désignée pour qualifier un album comme celui-ci : celle d'avoir sous les yeux un "classique instantané", cette catégorie de bouquins dont l'impression initiale tellement forte ne se dilue jamais mais qui surtout se pose comme une évidence dès la première lecture.

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