Aimant beaucoup ce que produit le dessinateur Rod Reis, notamment avec le scénariste Kyle Higgins, j'ai acquis il y a quelque temps ce récit complet, C.O.W.L., paru initialement en deux tomes chez Image Comics en 2014-2015 et disponible en vf chez Urban Comics en un seul volume. L'histoire est co-signée par Alec Siegel et explore les motifs super-héroïques sous un angle très original, dans un acdre rétro et une ambiance noire.
Chicago, 1962. La C.O.W.L. (Chicago Organized Workers League), une équipe de forces de l'ordre super-héroïque, appréhende le vilain Skylancer qui a pris en otage un conseiller municipal. Cette intervention survient alors que la Ligue est en pleine négociation avec la Mairie pour obtenir un nouveau contrat. Mais les discussions sont difficiles pour Geoff Warner, le leader de la Ligue, car la criminalité est au plus bas.
La Ligue est donc victime de sa trop grande efficacité, mais aussi de tensions avec la police qui réclame des équipements qu'elle n'a pas à cause du budget alloué par la Mairie aux super-héros. De son côté, Jonathan Pierce, un fin limier de la COWL, découvre une curiosité dans le rapport de l'arrestation de Skylancer : son attirail proviendrait des stocks de la Ligue.
Avec Eclipse, un collègue, et Grant, un flic, il enquête en fouillant l'ancien repère de Skylancer puis bâtiment où ont été déplacées les archives de la Ligue, notamment les documents relatifs à leurs équipements. Geoff Warner découvre les investigations de Jonathan Pierce et lui explique que le conseiller municipal pris en otage par Skylancer était un traître qui lui a fourni l'adresse des archives. Mais Pierce n'est pas convaincu et Warner charge Arclight, un de ses hommes, impliqué dans des violences sur une prostituée, de s'occuper de Pierce...
Arclight s'acquitte de cette mission avec trop de zèle et élimine Pierce. Les négociations entre la Ligue et la Mairie tournent au bras-de-fer et la COWL se met en grève. Pour forcer la main de l'équipe municipale, Warner n'hésite pas à sceller une alliance avec le caîd Camden Stone pour qu'ils laissent ses malfrats reprendre leurs méfaits, ce qui contraindra à faire appel à la Ligue.
Radia, la seule femme de la COWL, et Eclipse interviennent contre Stone sans avertir Warner et il les rappelle à l'ordre. Evelyn Hewitt, une flic à qui Pierce comptait révèler les magouilles de Warner à propos de Skylancer et de Stone, interroge la veuve du limier, dont Warner cherche à acheter le silence en l'assurant d'un confortable soutien financier.
Des agents fédéraux sont envoyés à Chicago par J. Edgar Hoover pour contraindre le Maire à satisfaire les exigences de la Ligue pour juguler la criminalité qui reprend. Eclipse lâche Radia qui décide de traquer seule Doppler, un homme de Stone, qui a enlevé un autre conseiller municipal. Cette opération se solde par la neutralisation du criminel et un séjour à l'hôpital pour l'héroïne.
Et cela provoque une réaction en chaîne : la Mairie cède aux exigences de la Ligue, Radia tancée par Warner démissionne et fonde une agence de détectives privés avec Eclipse, Warner tue Stone pour le réduire au silence après qu'il ait menacé de révèler leur alliance. Quant à l'inspectrice Hewitt, alors qu'elle a échoué à récupérer le dossier que devait lui remettre Pierce, elle reçoit l'aide d'un ancien partenaire de Warner pour faire tomber ce dernier...
A l'origine de C.O.W.L., il y a un projet de film co-écrit par Alec Siegel et Kyle Higgins alors qu'ils sont étudiants. Le projet aboutira sous la forme d'un court-métrage mais les deux amis sont convaincus que leurs idées ont du potentiel et vont chercher pendant plusieurs années à les convertir pour un autre média, comme ils l'expliquent dans deux textes disctincts de la postface du recueil en français.
Higgins commence à percer dans les comics et rappelle Siegel pour lui proposer de retravailler leur scénario pour en faire une série. C'est ainsi que les dix épisodes de C.O.W.L. voient le jour, avec l'espoir de leur donner une suite (qui n'a cependant jamais vu le jour, mais l'histoire en tant que telle se suffit à elle-même).
Le postulat est très intéressant et original : il s'agit de montrer une équipe de super-héros, née pendant la seconde guerre mondiale, qui s'est organisée ensuite en un puissant syndicat avec un contrat le liant à la Mairie de Chicago. Les résultats sont exceptionnels : en 1962, quand démarre l'intrigue, la criminalité de la ville est au plus bas.
Mais la COWL est en quelque sorte victime de son succès : en effet alors que la municipalité veut renégocier le contrat avec la Ligue, les super-héros ne sont plus en position de force pour exiger davantage de moyens, d'autant que les simples policiers, eux, manquent cruellement d'équipement. Une simple affaire va achever de pourrir l'ambiance quand un énième super-vilain est tué lors d'une intervention et qu'un agent de la COWL découvre que son arsenal emprunte à la technologie développée par la Ligue...
On suit alors en parallèle l'enquête de Jonathan Pierce, un fin limier de la Ligue qui suspecte une sale magouille, et les discussions entre Geoffrey Warner, le chef de la COWL, et le Maire. Bien entendu, Pierce a raison mais la vérité qu'il découvre est choquante puisqu'elle révèle que Warner, et son adjoint Blaze, ont fourni ses armes à Skylancer afin que la Ligue soit toujours indispensable à la ville pour arrêter des individus comme lui.
Au terme du premier acte (au cinquième épisode), Higgins et Siegel sacrifient spectaculairement et audacieusement leur seul héros vraiment intègre, qui plus en le faisant tuer par un de ses collègues, sur lequel on fait pression car il est mêlé à un scandale sexuel. Cela, pourtant, relance l'intrigue en précipitant ses protagonistes dans une spirale infernale. Warner va se compromettre définitivement en s'alliant avec le caïd local, Radia (la seule femme de la Ligue) fait cavalier seul au mépris des ordres, la grève entamée par les super héros dégénère, et une femme flic, avec qui Pierce était en contact pour lui communiquer les preuves qu'il avait collectées, vient mettre son grain de sel...
Higgins et Siegel développent plusieurs pistes narratives à la fois mais n'en négligent aucune et font preuve d'une maîtrise impeccable. On se passionne aussi bien pour les différentes enquêtes (de Pierce, de Hewitt) que pour les négociations politiques (entre Warner et le Maire et Warner et Stone). Le récit est dense mais jamais fouillis. On passe d'un personnage à un autre, d'une situation à une autre, sans jamais être perdu. Les enjeux sont clairement posés, les ambiances sont intenses, les effets superbement dosés, la caractérisation admirable. Chaque protagoniste a droit à un profil fouillé (et même à une fiche signalétique, disponible dans les bonus de l'album), la COWL a un passé riche, une ascension bien tracée, quelques secrets (qui auraient pu être éclaircis dans une suite - comme le personnage de Sparrow, l'ex-sidekick de Warner/Grey Raven, qui se mue en "Gorge Profonde" pour Hewitt sur la fin), et des compromissions réalistes compte tenu de sa position et des menaces qui pèsent sur son avenir.
Mais les auteurs explorent aussi, à la marge et efficacement, des sujets en rapport avec l'époque de leur histoire. Le personnage de Radia est à cet égard magnifiquement traité : seule femme de la Ligue, elle est victime du sexisme ordinaire à la fois de l'époque et de ses collègues. Ce n'est pas pour autant une oie blanche : elle a une liaison avec Warner et ne laisse visiblement pas indifférent son ami, Eclipse, ni le caïd Stone (qui paie une prostituée en la grimant comme elle tout en exigeant sa mort). Quant à son boyfriend, il ne veut l'épouser que pour en faire une femme au foyer. Lorsqu'elle neutralise le criminel Doppler, devant une foule de badauds qui la voit dépassée, elle se révolte et finit par lâcher, une fois victorieuse, : "je suis un super héros, merde !"
Un autre cas captivant, quoique plus secondaire, est celui de Grant. Il n'a pas de super pouvoir, ni même de costume, c'est un agent qui accompagne Eclipse en patrouille tout en faisant partie malgré tout de la COWL. Mais il nourrit des complexes à cause de son fils qui a honte de lui car ses camarades de classe ricanent du fait que son père ne fait qu'assister les vrais héros. Lorsque Grant à l'opportunité de briller en arrêtant un super vilain, il reçoit une raclée qui manque de le tuer et lui vaut à la fois les reproches d'Eclipse et son admiration pour s'être battu avec autant de culot contre plus fort que lui. Ce que son fils reconnaîtra aussi.
Le traitement graphique de cette intrigue aurait pu être classique, en jouant la carte facile de la représentation nostalgique, avec un look rétro insistant sur la mode vestimentaire par exemple. Mais avec Rod Reis, rien de tel. L'artiste a un style suffisamment affirmé et atypique pour se jouer des clichés.
Grâce à son usage de la tablette et des effets de colorisation dont il dispose, il a plutôt opté pour des images sombres, et transforme ce scénario en une bande dessinée aux tons de film noir, dans des décors nocturnes ou sous la pluie, dans des intérieurs sobres, parfois austères. L'action est finalement rare et a lieu dans des bureaux, lors d'échanges tendus, à la lumière d'une simple lampe, autour d'une table, entre quatre yeux.
Et pourtant, ce parti-pris réussit à conserver son caractère haletant au projet. Plus qu'un simple comic-book super-héroïque, grâce à Reis, C.O.W.L. rappelle les polars anglais, sociaux, avec une esthétique souvent naturaliste et parfois expressionniste. On est au plus proche du terrain, des individus. Cela génère un côté oppressant, gangréné, vicié. Il y a quelque chose de pourri au sein de cette Ligue et cela commence par la première séquence avec l'arrestation brouillonne, indécise, de Skylancer, puis le meurtre de Pierce par Arclight, la neutralisation de Doppler par Radia. Jusqu'aux pages finales où une succession de vignettes de la largeur de la bande montre, rapidement, le démantelement de l'organisation de Stone, la victoire de Warner, la fondation de l'agence d'enquêtes privées de Radia et Eclipse, comme un précipité de situations dont le lecteur comprend qu'elles sont un échec sous le vernis du succès.
Il est dommage que cette série n'ait pas connu de suite, et n'en connaîtra probablement jamais. Aujourd'hui, Rod Reis est devenu un artiste établi (il signe les dessins de New Mutants), Kyle Higgins enchaîne les projets - j'ignore de ce que fait Alec Siegel. C.OW.L. avait un sacré potentiel, peut-être pas pour être un titre avec une grande audience, mais grâce à son univers, ses personnages. En somme, comme la Ligue, on peut dire que cette BD a été victime de son talent car ceux qui l'ont produite ont depuis été récupérés. Mais que ça ne vous empêche pas de la découvrir.
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