mercredi 16 décembre 2015

Critique 773 : JE NE SUIS PAS N'IMPORTE QUI ! de Jules Feiffer


JE NE SUIS PAS N'IMPORTE QUI ! est un recueil de six histoires écrites et dessinées par Jules Feiffer, publié en 2007 par Futuropolis.
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(Extrait de Passionella.
Textes et dessins de Jules Feiffer.)

L'album compte six récits complets :

- 1/ Passionella (48 pages). Ella est une ramoneuse de cheminées au physique disgracieux et à l'existence morne. Elle perd son emploi, remplacée par une machine d'entretien. Rêvant de devenir une star de cinéma glamour, elle est exaucée quand la bonne fée de son quartier qui s'adresse à elle à travers son poste de télévision et se transforme en Passionella, créature aux formes plantureuses.
Sa carrière décolle rapidement mais elle reste frustrée car elle n'a personne avec qui partager son bonheur, jusqu'à ce qu'elle rencontre Flip, le prince, un tombeur qui lui conseille de prendre des cours de comédie pour obtenir des rôles plus intéressants.
Elle convainc les producteurs de financer un film où elle jouera une ramoneuse de cheminées, qui lui vaudra de gagner un Oscar et l'amour de Flip. Mais celui-ci a aussi un étonnant secret...

- 2/ Harold Swerg (32 pages). Harold est un employé de bureau aux capacités physiques exceptionnelles mais qui n'éprouve aucun plaisir à les exploiter. Lorsque la Russie présente ses meilleurs champions aux Jeux Olympiques, Harold est sollicité pour le vaincre. Il accepte sans conviction mais se contente de les égaler car cela ne l'intéresse pas de gagner...

- 3/ La Lune de George (32 pages). George vit sur la lune sans savoir qui il est ni d'où il vient ni comment il est arrivé là. Il cherche un sens à son existence, sans succès. Lorsqu'il remarque une fusée en approche du satellite, il comprend qu'il n'est plus seul mais s'interroge sur ses voisins de l'espace. Méfiant, il se prépare à les recevoir...

- 4/ La Machine Solitaire (40 pages). Walter Fay n'aime personne car personne ne l'aime. Il se fabrique une machine capable de l'apprécier sans rien attendre de lui. Gagnant ainsi en assurance, il renoue avec les mondanités et rencontre la belle Mercedes qui s'installe chez lui. Quand elle découvre la machine abandonnée dans un placard, elle le prend pour un mannequin de couturière et un cadeau de Walter... 

- 5/ Munro (52 pages). Munro n'a que quatre ans quand il est appelé sous les drapeaux. Il essaie, en vain, de faire comprendre aux officiers et aux médecins leur méprise. Ce n'est qu'en croisant de nouveaux appelés et en pleurant que les adultes admettent leur erreur. Mais gare à lui s'il se montre capricieux : sa mère saura le raisonner en évoquant l'armée...

- 6/ La Relation (14 pages). Un couple se morfond lorsqu'une fleur touche l'homme. Il s'énerve et en casse la tige, ce qu'il regrette aussitôt. La femme le console et ils s'étreignent. Mais ils se tournent à nouveau le dos ensuite. Jusqu'à ce qu'une fleur touche la femme... 

Il existe bien des manières de catégoriser la bande dessinée et ses auteurs. L'une d'elles consisterait à distinguer ceux qui développent leur art dans les cadres de cette discipline et proposent des scénarios et des dessins pour la faire progresser, et ceux qui incarnent à eux seuls une expression unique, singulière, formulent une proposition narrative et esthétique à part.

C'est dans cette seconde catégorie que se situe Jules Feiffer car son oeuvre ne ressemble à rien de ce que ses confrères ont pu produire : c'est un créateur de récits et de formes unique dont la lecture offre une expérience à nulle autre pareille.

Le choc est d'autant plus remarquable que Feiffer est un inconnu en France alors qu'il est un auteur renommé en Amérique. Sa biographie, présentée à la fin de cet ouvrage, présente l'homme et son impressionnant parcours : né en 1929, il suit des études au New York Pratt Institute (qui comptera comme autres élèves Jack Kirby, Daniel Clowes, Joseph Barbera...) de 1947 à 49. Il est repéré par Will Eisner dont il devient l'assistant avant d'écrire des épisodes du Spirit.

Feiffer créera durant cette période son propre personnage, Clifford (qui croisera le Spirit dans une aventure de ce dernier). Puis il s'émancipe en collaborant pour "Village Voice" auquel il fournira pendant 42 ans (!) une page hebdomadaire. Hugh Hefner, le fondateur de "Playboy", le recrute pour son magazine.

Dans les années 60, Feiffer écrit son premier roman (Harry, salaud avec les femmes) ; une série d'articles qui composeront le livre de référence The Great Comic Books Heroes ; une comédie musicale (Little Murders) ; et le scénario du film Ce Plaisir qu'on dit charnel réalisé par Mike Nichols.

Il alterne ensuite bandes dessinées et pièces de théâtre tout en manifestant son opposition à Richard Nixon, la guerre au Viêtnam, Ronald Reagan. En 1980, on lui doit l'adaptation de Popeye mise en scène pour le cinéma par Robert Altman, et plus tard le script de I Want to go home d'Alain Resnais.

Au début du XXIème siècle, il abandonne le dessin politique pour se consacrer à l'illustration pour la jeunesse. Feiffer est consacré en 1986 par le Prix Pulitzer puis par l'Académie des Arts et Lettres en 1995.

Jules Feiffer n’est donc vraiment pas n’importe qui ! Et c'est cet illustre inconnu chez nous dont on découvre six récits complets, réalisés dans les années 50-60, qu'a traduit François Cavanna (le créateur de "Charlie Hebdo").

Il s'agit d'une collection de contes dont les héros servent de véhicules à des réflexions philosophiques malicieuses ou fatalistes sur la place de l'individu dans la société. Dans Passionella, Feiffer s'est inspiré de Marilyn Monroe pour une métaphore brillante sur les apparences et la superficialité du showbiz. Harold Swerg est une satire subtile, pince-sans-rire, sur le complexe de supériorité des grandes puissances. La Lune de George nous interroge sur le sens de la vie et la notion de territoire. 

La Machine solitaire a été initialement publié dans "Playboy" et Feiffer l'a conçu comme une réponse au "féminisme" de Hugh Hefner. Munro est le chef d'oeuvre du recueil : cette fable, absurde et cruelle, sur la bêtise militariste et l'enfance sacrifiée sera adapté en court métrage et remportera l'Oscar. Enfin, La Relation est une séquence muette étrange et pessimiste sur la vie de couple.

Dessinées d'un trait simple et spontané, expressif et épuré, rehaussé de lavis, les planches ont été reproduites à partir de fac-similés car les originaux ont été perdus. Mais le résultat demeure d'une force admirable, dont la sobriété offre un contrepoint idéal au style des histoires, dont le sens ne se révèle qu'à la dernière page, de manière allusive mais éloquente.

Il y a donc, en plus de la qualité narrative et graphique, une valeur documentaire dans ce livre dont la découverte se révèle comme un présent précieux : on lit cet album émerveillé comme si on mettait la main sur un trésor dont l'originalité et l'intemporalité éblouissent. 

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