PAGE NOIRE est un récit complet, écrit par Frank Giroud et Denis Lapière et dessiné par Ralph Meyer, publié en 2010 par Futuropolis.
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Après avoir quitté la ferme de son père au Texas, dont elle refusait de s'occuper, Kerry Stevens, une jeune femme, est devenue critique littéraire au magazine "Tales and Writers" à New York. Son ambition est de rencontrer l'écrivain Carson McNeal, un auteur de best-sellers dont le style l'impressionne mais qui vit retiré du monde.
En rusant, Kerry a accès à une adresse où sont envoyés ses relevés de droits d'auteur depuis le siège de sa maison d'édition. Elle se rend ainsi dans un patelin, Blue Falls et approche un certain Lewis Shiffer, qui reçoit le courrier de McNeal et qui est peut-être le romancier lui-même. Elle réussit à se rapprocher de lui jusqu'à ce qu'ils deviennent amants et lui accorde une interview exclusive. Kerry découvre ainsi le dernier manuscrit sur lequel il travaille, "Le Diable et la Poupée", l'histoire d'une jeune palestinienne amnésique suite à un traumatisme durant son enfance, en pleine guerre...
Or, cette histoire, c'est exactement celle de Afia Maadour, une ancienne toxicomane et prostituée, qui vient de sortir de prison, et qui cherche à se rappeler son passé pour se venger d'un soldat qui a tué toute sa famille...
Ce one-shot d'une centaine de pages est un objet curieux dans sa réalisation et sa présentation. Il a été écrit par deux auteurs vedettes, d'un côté Frank Giroud (les sagas Le Décalogue et Quintett) et de l'autre Denis Lapière (le récit complet Un peu de fumée bleue... , le dyptique La dernière des salles obscures, la série Clara), qui se sont véritablement partagés le travail tout en veillant à livrer une histoire cohérente.
Concrètement cela signifie que Giroud s'est occupé de toutes les scènes mettant en scène Kerry Stevens tandis que Lapière s'est chargé de celles avec Afia Maadour. L'expérience narrative est en soi une gageure, mais le projet est doté de grandes ambitions dramatiques à travers les thèmes qu'il brasse.
Le genre du récit est trouble : on peut l'assimiler à un polar puisque les deux héroïnes enquêtent chacune de leur côté - Kerry pour retrouver McNeal, Afia pour localiser son bourreau - , mais des éléments familiers de la série noire sont absents (pas de policiers, à peine un détective). En vérité, puisque le sujet traite aussi de littérature, du rapport entre le réel et la fiction, et n'hésite pas à citer plusieurs auteurs ayant vraiment existé (comme Robert Louis Stevenson, Ernest Hemingway et surtout John Steinbeck), on peut aussi penser à la "série blême", cette variation de la série noire où s'illustra William Irish avec des romans et nouvelles dont les personnages principaux étaient souvent des femmes aux prises avec des situations extraordinaires les révélant à elles-mêmes.
Pourtant, cette belle mécanique, bien huilée et efficace, donne le sentiment d'une bande dessinée en deçà de son vrai potentiel : avec des protagonistes pareils, une intrigue aussi ciselée, des notions aussi puissantes que la vengeance/le pardon/la culpabilité/la quête de vérité, on pouvait espérer mieux que ce résultat qui manque un peu de nerf, d'intensité, d'ambiguïté.
C'est que Giroud comme Lapière n'ont pas su ménager suffisamment leur suspense : on devine trop vite la relation entre le trio de héros, en particulier on se doute rapidement que les pages consacrées à Afia ne sont pas un dispositif suggérant une histoire dans l'histoire. Cela pourrait encore passer si, au moment inéluctable où les trames se rencontrent, cela aboutissait à un effet renversant, éclairant d'un jour nouveau la personnalité de Carson McNeal et désorientant le lecteur, mais ce n'est pas le cas car, là encore, on se doute depuis un bon moment que le mystérieux écrivain ne se cache pas pour une raison artistique et noble.
Le concept même de Page Noire se mord la queue en voulant à la fois produire un récit palpitant et une mise en abyme troublante. C'est "juste" une bonne histoire, mais ce n'est jamais une histoire suffisamment surprenante pour que le lecteur ressente des émotions aussi intenses que ses héroïnes.
Ce qui est rageant, c'est qu'il est fort possible que, seul aux commandes, Frank Giroud en aurait tiré un divertissement tortueux et habile, ou que Denis Lapière en aurait fait un album émouvant et subtil, mais le style des deux ne produit pas l'étincelle attendue, comme si leurs talents conjugués se neutralisaient.
Visuellement, Page Noire bénéficie d'un grand dessinateur en la personne de Ralph Meyer, qui, pour adapter originalement le projet, a adopté une technique audacieuse.
Il a ainsi dessiné, selon le contexte, différemment : pour le parcours de Kerry, un graphisme au trait classique, avec une mise en couleurs de Caroline Delabie (qui aurait mérité d'avoir son nom sur la couverture) en à-plats de bleus et verts ; pour celui d'Afia un traitement en couleurs directes par Meyer lui-même dans des lavis à dominantes brunes et rouges.
Meyer est un des innombrables artistes influencés par Jean "Moebius" Giraud, mais son talent lui a permis de digérer cela pour produire un dessin réaliste, expressif, aux détails bien dosés. Lorsqu'il passe en couleurs directes, son sens du volume est parfois un peu englouti par un manque de nuances, mais le rendu n'en demeure pas moins beau, avec des ambiances évoquant justement la confusion du personnage concerné.
Vous l'aurez compris : ce n'est pas une totale réussite. La lecture est agréable, la production efficace. C'est toujours frustrant de lire une BD et, une fois finie, de constater qu'elle n'a pas exprimé tout son potentiel, malgré une équipe artistique prestigieuse.
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