mercredi 4 juin 2014

Critique 461 : JERÔME K. JERÔME BLOCHE, TOMES 15 + 16 - LA COMTESSE + LA LETTRE, de Dodier


JERÔME K. JERÔME BLOCHE : LA COMTESSE est le 15ème tome de la série, écrit et dessiné par Dodier, publié en 2001 par Dupuis.
Il s'agit de la première partie d'une histoire qui se poursuit et se termine au tome 16.
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Jérôme K. Jérôme Bloche est réveillé par la police qui frappe à la porte d'une certaine Comtesse de Ségur en pleine nuit. Il a la gueule de bois et tient un revolver dans une main puis découvre, horrifié, le corps de la vieille femme sans connaissance sur son sofa. Certain qu'elle est morte et dans la situation du coupable idéal, Jérôme prend la fuite en sautant par la fenêtre.
Il trouve refuge chez Mme Rose, la concierge de l'immeuble où il vit, et profite du temps gagné sur la police pour se rappeler les circonstances qui l'ont conduit à rencontrer la Comtesse. Tout avait commencé lorsqu'il avait acheté chez un antiquaire un petit tableau pour Mme Rose. 
Peu après, celle-ci lui rend la peinture que son amant, le facteur René, a reconnu comme une toile rare d'un artiste du nom de Orca. Jérôme entreprend de connaître la provenance de l'oeuvre et retourne voir l'antiquaire qui lui donne l'adresse du couple auquel il a racheté le tableau. Il avait été récupéré dans les poubelles de l'immeuble où habite la Comtesse par l'ancien concierge.
Jérôme remarque alors que le nom de la jeune femme qui a servi de modèle au peintre figure sur un calendrier reproduisant un autre tableau de Orca et que lui a fourni Mme Rose : une certaine Alexandra De Ségur. Notre détective peut à présent retrouver l'adresse exacte de la Comtesse dans son immeuble de Montfermeil. La vielle dame croit d'abord que Jérôme veut lui revendre la toile contre une forte somme mais il lui explique comment il est entré en possession de l'objet et tous deux comprennent qu'il a dû, avant d'être abandonné dans les poubelles, être volé - mais par qui ?
L'histoire de cette peinture, comme l'explique la Comtesse, est dramatique : Orca était son père et il la prit elle et sa petite-fille comme modèle, mais l'artiste a visiblement abusé sexuellement de cette dernière. Par ailleurs, aujourd'hui, la Comtesse doit supporter son petit-fils, un illuminé désireux d'hériter rapidement pour financer la secte dont il fait partie. Mais Raphaëlle de Ségur n'a jamais dit à son descendant pourquoi sa mère s'est suicidée après l'avoir mis au monde...
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JERÔME K. JERÔME BLOCHE : LA LETTRE est le 16ème tome de la série, écrit et dessiné par Dodier, publié en 2002 par Dupuis.
Il s'agit de la suite et fin de l'histoire débuté dans le tome 15.
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La police a découvert chez Mme Rose le chapeau de Jérôme K. Jérôme Bloche et l'accuse d'avoir abrité un fugitif. Conduite au poste, elle laisse son poste à Zelda, une habitante de l'immeuble, ex-actrice reconvertie en voyante : c'est elle qui va découvrir que Jérôme est toujours caché chez la concierge puis apprendre à sa fiancée, Babette, hôtesse de l'air, qu'il s'est rendu volontairement pour que Mme Rose soit relâchée.
L'inspecteur chargé de l'affaire est convaincu de la culpabilité de Jérôme et il est prêt à le lui faire payer car il a été, gamin, un élève aux cours particuliers que donnait la vieille dame, toujours hospitalisée et dans le coma. Babette ne se résout pas au conclusions du policier et décide de reprendre l'enquête afin que Jérôme soit libéré et le vrai responsable de la tentative d'assassinat appréhendé.
Naturellement, ses soupçons se dirigent tout de suite vers le petit-fils de la Comtesse et elle l'aborde lorsqu'il rend visite à sa grand-mère à l'hôpital en se faisant passer pour une amie. Babette raconte à Bastien de Ségur qu'elle cherche actuellement à se ressourcer spirituellement et il l'invite à une retraite de la secte à laquelle il appartient.
Dans l'église en rénovation qui sert de base à l'organisation, la jeune femme en profite, la nuit venue, alors que Bastien assiste à une messe, pour fouiller sa chambre à la recherche d'une lettre dont s'est souvenu Jérôme et qui contient le secret de la naissance du jeune homme (fruit du viol de sa mère par son grand-père). Imprudente, Babette est démasquée par Bastien, qui trouve dans sa chambre à elle son porte-feuille avec une photo de son fiancé. Elle réussit à s'échapper de justesse.
Cependant, la Comtesse se rétablit lentement mais sa blessure l'a privée de la parole. Néanmoins, elle innocente son petit-fils et Jérôme en affirmant à l'inspecteur Seraphini qu'elle a en fait tenté de se suicider. L'affaire semble close jusqu'à ce que notre détective reçoive la visite d'un voisin de la Comtesse qui a besoin de soulager sa conscience d'un méfait commis quand il était enfant et qui est à l'origine de la disparition du tableau par qui tout a commencé...

Alain Dodier a créé son héros en 1982 dans les pages du "Journal de Spirou". A l'époque, il est aidé pour les scénarios par l'expérimenté Serge Le Tendre (à qui on doit entre autre La Quête de l'Oiseau du Temps, avec Loisel), puis Pierre Makyo (qui lâche la série au troisième tome en 1986, pour se consacrer à Balade au bout du monde avec Laurent Vicomte). Dodier, qui avait co-écrit le tome 3, devient auteur complet en 89, avec le 4ème épisode.
Au fil des albums, il va développer Jérôme K. Jérôme Bloche, qui doit son nom au romancier anglais Jerome Kaplan Jerome, en en faisant une série mêlant la comédie et le polar, avec un casting enrichi, alternant les histoires à Paris et en province. L'entreprise connaît un beau succès critique et public, même s'il faudra attendre 2010 et le 21ème tome pour que le festival d'Angoulême distingue Dodier en lui décernant le prix de la meilleure série.

Lorsqu'il s'engage dans le 15ème épisode pourtant, Dodier va donner une autre ampleur à sa comédie policière puisqu'il construit pour la première fois une intrigue en deux parties, augmentant aussi au passage la pagination de ses albums (qui passent des traditionnelles 46 planches à plus de 52).
Le diptyque formé par La Comtesse et La Lettre compose un récit dense et efficace, moins humoristique aussi, amorçant une subtile variation à la série. Dès le début, Jérôme est en fâcheuse posture et le lecteur en proie au doute : a-t-il tué Raphaëlle de Ségur au terme d'une soirée bien arrosée ? Jusqu'au bout, Dodier ménage un vrai suspense, même si on est convaincu comme Mme Rose, Zelda et Babette que la police se trompe sur la culpabilité du héros.
L'intrigue s'appuie sur un secret de famille dramatique (un viol commis par un grand-père sur sa petite-fille) et épingle au cours de l'enquête les dérives sectaires via le personnage du petit-fils de la Comtesse. Les deux affaires sont résolues avec subtilité, et celle, initiale, qui concerne le tableau, trouve son dénouement de manière surprenante, montrant comment la vengeance dérisoire d'un enfant a provoqué une cascade d'évènements. La dernière page clôt l'histoire familiale des Ségur avec une sobriété poignante.
Scénaristiquement, Dodier, qui, depuis le début de sa série, puise ses idées dans les faits divers, prouve qu'il sait bâtir une construction solide, qui supporte d'être étirée sur deux albums. La caractérisation de ses personnages est au diapason : des individus décrits simplement mais avec un passé complexe et des réactions logiques, avec au centre un héros dont la personnalité attachante n'en fait pas un benêt mais un détective ingénieux, pugnace et sympathique.

Comme dessinateur, Dodier ne paie pas de mine au premier abord et d'ailleurs bien peu de fans de bande dessinée (en général, et franco-belge en particulier) le citerait comme un artiste qui sort du lot. Pourtant, c'est un très grand, que la simplicité de son style empêche indubitablement de donner à son travail les louanges qu'il mérite.
D'abord, c'est quelqu'un dont la productivité est d'une régularité étonnante (23 albums en 29 ans, et un 24ème à venir !). 
Ensuite son trait n'a cessé de s'affirmer depuis ses débuts où il était plus cartoony et relâché pour atteindre un réalisme délicat mais très précis, avec des personnages expressifs, des décors extrêmement détaillés (le fruit de repérages minutieux) et un découpage très élaboré malgré son allure classique (les changements d'angle de vue, de valeurs de plans, le soin apporté aux éclairages, tout ça témoigne d'efforts constants sur toutes les pages).  
Enfin, à l'image de ses scripts inspirés par des histoires plausibles, Dodier est un dessinateur dont la qualité du graphisme tient dans les petites choses sur lesquelles le lecteur ne s'attarde pas mais qui font pourtant qu'il tient entre ses mains une bande dessinée aboutie : la dégaine de Jérôme, par exemple, avec son imperméable beige, son feutre marron, mais aussi ses lunettes rondes ou son solex, traduit parfaitement un personnage entre deux âges (même si, dans un précédent album, l'auteur a précisé qu'il avait 25 ans), influencé par des icônes du cinéma policier (Humphrey Bogart et Robert Mitchum), mais possédant encore une immaturité certaine (il ne tient pas l'alcool, se débrouille mal avec la technologie, néglige sa fiancée pourtant prête à tout pour le sauver, et il est materné par plusieurs vieilles dames de son entourage comme sa concierge, Mme Rose, ou Zelda). En traitant tous les éléments de sa bd avec le même goût des détails, Dodier impose naturellement un univers, une ambiance, un récit dont les aspects modestes révèlent un goût pour le travail bien fait, un sens du storytelling très abouti.

Deux des meilleurs épisodes d'une série formidablement ouvragée par un des auteurs les plus talentueux de sa génération.

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