Faisons une pause avec les productions du "Millarworld", les comics U.S., pour examiner l'adaptation d'une des bandes dessinées françaises les plus enthousiasmantes de ces dernières années : Quai d'Orsay. J'avais écrit la critique des deux tomes il y a déjà un moment mais pas celle du film, qui mérite pourtant qu'on s'y arrête parce que réalisé par le brillant vétéran Bertrand Tavernier, qui a étroitement collaboré avec les auteurs Abel Lanzac et Christophe Blain. Le résultat est très intéressant.
Arthur Vlaminck et Alexandre Taillard de Worms
(Raphaël Personnaz et Thierry Lhermitte)
Arthur Vlaminck, jeune diplômé de l'ENA, est recruté pour travailler au service d'Alexandre Taillard de Worms, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement français. Homme de Droite, charismatique et fougueux, celui-ci impressionne tous ses collaborateurs.
Claude Maupas, Arthur Vlaminck et Alexandre Taillard de Worms
(Niels Arestrup, Raphaël Personnaz et Thierry Lhermitte)
Il est épaulé par Claude Maupas, son flegmatique directeur de cabinet, et une flopée de conseillers ambitieux, qui ne cessent de s'infliger des coups bas dans l'espoir assumé de s'attirer les faveurs de leur patron, comme le constate rapidement, d'abord dépité puis résolu à ne pas se laisser faire, Arthur.
Guillaume Van Effentem, Sylvain Marquet, Arthur Vlaminck,
Alexandre Taillard de Worms, Claude Maupas, Valérie Dumontheil et
Stéphane Cahut (Thierry Frémont, Thomas Chabrol, Raphaël Personnaz,
Thierry Lhermitte, Niels Arestrup, Julie Gayet et Bruno Raffaeli)
La situation internationale est tendue, notamment en Afrique, et requiert les efforts de tout le personnel ministériel, bien moins nombreux et équipé que celui d'autres grandes puissances, mais motivé. Au milieu des feuilles qui volent sur le passage de Taillard de Worms, toujours impatient de recevoir ses fiches et discours, Arthur a la délicate mission de s'occuper du "langage", la mise en forme des textes officiels du ministre, l'expression de la parole publique de la diplomatie française.
Arthur et Marina
(Raphaël Personnaz et Anaïs Demoustier)
Dans ces conditions, la rédaction d'un discours destiné à être prononcé devant le conseil de sécurité de l'ONU n'est pas une mince affaire : le directeur de cabinet doit l'approuver, mais les divers conseillers sollicités pour l'élaborer le dénigrent, la copie doit être corrigée à toute heure du jour et de la nuit - ce qui impacte la vie amoureuse d'Arthur avec sa fiancée, institutrice engagée à Gauche, compatissante mais aussi souvent étonnée par ces cadences infernales.
Arthur et Taillard de Worms
Pourtant, au prix d'efforts incroyables, d'un dévouement sans failles, d'une patience à toute épreuve, entre deux crises gérées énergiquement, Arthur parvient à produire pour Taillard de Worms un document qui fera date pour signifier le refus de la France de s'engager dans un conflit aux motivations spécieuses (la détention par un pays d'armes de destruction massive) au Moyen-Orient auprès des Etats-Unis.
Taillard de Worms
Ce n'est pas la première fois que Bertrand Tavernier explore les coulisses du pouvoir : déjà, en 1975, il avait montré les dessous de la Régence de Louis XV au XVIème siècle dans Que la fête commence. En revanche, c'est la première fois qu'il s'essaie à la comédie pure en adaptant, qui plus est, une bande dessinée.
Les deux tomes de Quai d'Orsay - Chroniques diplomatiques ont été un gros succès de librairie, où Antoine Baudry alias Abel Lanzac avait puisé dans sa propre expérience de conseiller de Dominique de Villepin qui a inspiré le personnage de Alexandre Taillard de Worms, auquel le dessinateur Christophe Blain avait d'ailleurs donné les traits.
En narrant les efforts d'un plumitif chargé d'écrire les discours de ce hussard tonitruant, planchant en particulier sur le discours prononcé le 14 Février 2003 qui traduisit le refus de la France de s'engager militairement aux côtés des Etats-Unis en Irak, le film s'affiche comme une satire ambitieuse mais légère sur le monde de la diplomatie, ses jeux de pouvoir, ses luttes d'influence, mettant surtout en scène les collaborateurs du ministre et ce dernier.
Certainement conscient qu'il ne pourrait rivaliser avec la puissance visuelle et humoristique du matériau d'origine, Tavernier a pris le parti, avec l'accord des auteurs qui ont participé à l'écriture de l'adaptation, à la fois de tailler dans les abondantes péripéties des albums mais aussi de ne pas coller fidèlement à la représentation graphique des personnages. Dans la BD, Taillard de Worms est un géant à la fois illuminé et avisé et tous ceux qui gravitent autour de lui n'existent qu'en fonction de ce qu'il leur demande ou de ce qu'ils disent de lui. Un film procède d'une mécanique différente où il faut caractériser plus finement les personnages pour ne pas sombrer dans un one-man show, mais surtout parce qu'il n'existe pas un acteur rivalisant physiquement avec son alter ego de papier. A cause de ces contraintes, je me sens d'humeur indulgente face au résultat.
Tavernier privilégie donc une comédie qui s'appuie sur les dialogues (quand bien même il a conservé des tics de langage qui fonctionnent parfois moins bien comme les fameux "Tchac ! Tchac ! Tchac !" qu'emploie Taillard de Worms pour expliquer comment il faut structurer ses discours). Il compose ainsi un étonnant ballet, grâce à une caméra très mobile, empruntant au vaudeville (les portes claquent) avec un rythme soutenu. Ponctué de citations d'Héraclite (comme dans la BD), l'auteur préféré du ministre (même s'il y fait référence de façon parfois très personnelle), le récit défile comme une série de séquences dans un dispositif qui évoque les sitcoms. Les gags qui en découlent sont parfois très amusants (les micro-siestes de Maupas, les explications pleines de sous-entendus tordus - souvent sexuels - de Van Effentem), ironiques (les amis et la fiancée d'Arthur, tous de Gauche, qui s'étonnent qu'il serve un ministre de Droite, la fascination d'Arthur pour Taillard de Worms et ses "visions"), parfois aussi inutilement insistantes (les feuilles qui volent - un truc trop "cartoonesque" pour être transposé littéralement).
Mais plus que la précision documentaire ou les ressorts de la farce, ce qui fonctionne vraiment tient au tableau du ministère dans son ensemble, véritable ruche aux couloirs interminables, avec ses codes désuets mais immuables, son cérémonial, sa hiérarchie, observée avec malice mais sans complaisance.
Dans la peau de ce diplomate hors normes, Thierry Lhermitte a l'intelligence de ne pas en rajouter : il le joue avec vivacité mais ironie, une sorte de folie douce et élégante, constamment excédé mais joueur. S'agitant au milieu de sa cour, il trouve son parfait contrepoint avec Niels Arestrup, étonnant et épatant dans un contre-emploi, tandis que Raphaël Personnaz incarne parfaitement le Candide de l'histoire, avec une ingénuité subtile. Les seconds rôles sont superbement distribués (Julie Gayet magistrale en conseillère provocante, Thierry Frémont impeccable en éminence grivoise).
Au fond, Tavernier compare, habilement mais justement, le ministère et ses occupants divers à une scène de théâtre/un plateau de cinéma, avec son metteur en scène et sa troupe. Ce parallèle suggère son inspiration : comme pour une pièce/un long métrage, l'équipe doit être soudée et compétente pour obtenir un bon résultat, quand bien même à la fin de la représentation/projection, seule la tête d'affiche retient l'attention et reçoit les lauriers.
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