LOCAS, volume 1 est le premier tome (sur deux) de
l'intégrale des aventures de Maggie Chascarillo et Hopey Glass, deux des
héroïnes de la série LOVE & ROCKETS, projet collectif
mené par les frères Hernandez (Jaime ici, et Gilbert, Robert et Mario
par ailleurs). Traduit en français par les éditions du Seuil après avoir
été publié à l'origine en v.o. sous forme de magazine chez
Fantagraphics, il s'agit d'une collection d'histoires plus ou moins
courtes (29 dans ce tome), réalisée entre 1982 et 1996, écrite et
dessinée par Jaime Hernandez.
Soyons clair d'entrée de jeu, c'est impossible à résumer : le format
très variable des histoires, le foisonnement du récit, le nombre de
seconds rôles, la variété des humeurs, la période durant laquelle tout
ceci a été réalisé (pour ce premier tome, entre 1981 et 1988), confèrent
à Locas une élasticité qui défie la critique
traditionnelle avec un les grandes lignes de l'intrigue et une analyse
du scénario et du dessin classiques.
Mais, en même temps, c'est ce qui rend l'entreprise singulière, sa
lecture vivifiante et son décorticage passionnant. On peut aborder
cette oeuvre comme on le veut, comme on le peut, comme on le sent, et
enrichir ses impressions en lisant d'autres témoignages, d'autres fans
qui auront été plus sensibles à des aspects qu'on n'aura pas aussi bien
appréhendé, voire compris.
Hopey Glass & Maggie Chascarillo
Commençons par présenter les deux héroïnes de Locas (ci-dessus dessinées
pour une commission, par Jaime Hernandez) : d'un côté, il y a Hopey
Glass, une jeune punkette homosexuelle au caractère bien trempé,
sarcastique et touchante, indépendante et farouche ; et de l'autre il y a
Maggie Chascarillo, une jeune mécanicienne bisexuelle, romantique et
complexée, vivant dans un barrio (quartier latino) californien, entourée
par les amis de Hopey (Terry Downe, Izzy Ortiz, Tom-Tom, Speedy Ortiz,
Ray Downe...), ses propres copines (Danita Lincoln) et sa famille (dont
la volcanique tante catcheuse Vicki Glory).
Maggie rencontre Hopey alors que la scène punk est en pleine ébullition
et chasse les dinosaures du rock. Hopey incarne littéralement cette
révolution en marche avec son tempérament anarchique, décomplexé et
insolent. Maggie est elle-même dotée d'un caractère contrasté fait d'une
grande force morale et d'hésitations diverses et fréquentes dans
beaucoup de domaines (ses préférences sexuelles, ses aspirations
professionnelles, sa situation familiale). Ensemble, mais aussi
séparément (car Hopey est souvent absente, en tournée avec son groupe -
dont le nom change régulièrement et dont les membres cohabitent
difficilement), ces deux filles font les quatre cents coups, se
disputent, se réconcilient, traversent mille expériences, à la fois
actrices et spectatrices du spectacle de leurs existences et de celles
de leur entourage (avec les tensions entre les bandes du quartier, jeux
de séduction, déménagements incessants, crises de leurs proches,
révélations sur le passé de chacun, etc).
Locas (traduisez "les folles", "les excentriques"), c'est
cela et bien d'autres choses encore. Un suite de récits parfois brefs
(trois à quatre pages) ou de sagas (jusqu'à une soixantaine de pages),
abracadabrantesques, réalistes, touchants, drôles, fantastiques,
loufoques, anecdotiques : un concentré d'émotions, encore souligné par
des ruptures de tons brutales, un mélange de légèreté et de gravité. Y
défilent une étonnante galerie de personnages, majoritairement féminins,
les quelques hommes rencontrés n'étant pas moins mémorables (qu'il
s'agisse de l'amant milliardaire de Penny Century, la plus sexy des
Locas, avec ses cornes sur le crâne, ou de Ray Downe, amoureux de Maggie
et apprenti artiste).
La version française éditée au Seuil renforce encore ce sentiment de
mosaïque, de puzzle, avec le choix de publier ces histoires en deux
épais volumes de 350 pages, sans avoir conservé (ça, c'est plus
discutable) les couvertures des épisodes, qui auraient été agréable de
voir et auraient agi comme des ponctuations. C'est pour cela que je
déconseille de lire tout trop rapidement, pour éviter d'être submergé ou
lassé par la succession de péripéties, spectaculaires ou dérisoires. Il
faut se laisser le temps de digérer tout ça, de laisser respirer les
personnages comme le lecteur, d'aborder l'ensemble comme une matière
organique, mouvante, polymorphe... Au risque de saturer.
La structure même de Locas invite d'ailleurs à picorer ce
qui s'y raconte car Jaime Hernandez ose des ruptures de tons
audacieuses, passant du rire aux larmes, de la frivolité au drame, du
sketch à la saga, d'une narration linéaire à des flash-backs ou de
brusques avancées dans le temps. Les changements de looks, de coiffures,
sont par exemple autant d'indicateurs pour le lecteur que l'histoire
avance non seulement dans les faits mais aussi dans les époques. On va
et vient entre des paysages urbains suggérés plus que définis dans leur
ensemble (les barrios californiens) à des espaces fantasmatiques (île
imaginaire, sur la route, dans des tunnels, dans des clubs).
Cette malléabilité de la matière dramatique se retrouve dans la manière
dont Jaime Hernandez déroule ses récits : il existe bien une sorte de
"fil rouge" - le désir de Hopey pour Maggie, parfois exaucé (mais ne
vous attendez pas à vous rincer l'oeil, la nudité ou la représentation
du sexe est plus suggérée que figurée) - mais la trajectoire de
l'histoire est sans cesse déviée, détournée, ajournée, épicée, par
d'autres leitmotivs ou béances - ainsi les familles de Hopey et Maggie
ne sont jamais montrées, à l'exception notable de la "Tia" ("tante")
Vicki Glory, qui couve de façon musclée Maggie, et dont les aventures de
catcheuse forment des apartés savoureuses.
Hernandez a recours aussi aux rêves pour s'exprimer : dans le "réel",
Maggie est ainsi une mécanicienne douée et régulièrement sollicitée,
mais soudain elle et Hopey se plaignent de la manière dont leur créateur
les traite, pointant l'absurdité de leurs aventures. Elles sont alors
les actrices d'une histoire fantaisiste et extraordinaire, où Maggie
suit le beau Rand Race, mécanicien "prosolaire", sur l'île du Chepan,
théâtre d'une guerre entre son propriétaire (le patron de Rand) et ses
habitants. Au bout d'un moment, suite à un attentat, Hopey croit Maggie
morte et, abasourdie, refusant de sombrer dans le chagrin et de faire
son deuil, veut s'éloigner.
Il est clair que Hopey est un personnage plus spectaculaire, plus séduisant, plus relevé que Maggie, mais Hernandez sait l'employer avec mesure, conscient que c'est le meilleur moyen de ne pas l'user. Maggie, personnage qui se définit empiriquement, de façon plus réactive, est plus présente à l'image et au coeur des intrigues, à la fois objet du désir et pivot des situations, comme si en étant juste là, elle révélait les autres, les mettait en lumière.
Parfois, ce procédé d'action/réaction permet à un second rôle d'être décrit de manière à la fois suggestive et fulgurante, comme avec Izzy Ortiz, dont le passé est découvert par Hopey qui a découvert accidentellement une partie de son journal intime. Idem avec Terry Downe, qui est en quelque sorte la meilleure ennemie de Hopey, moteur d'une tension sexuelle palpable entre elles, et dont les origines en disent aussi longs sur elle que sur sa partenaire.
Jaime Hernandez est expert dans l'art du contraste : cela est remarquable dans son traitement graphique, avec un dessin au lignes épurées d'une fabuleuse élégance et des à-plats noirs profonds et bien définis somptueux. Certaines de ses pages sont renversantes de beauté, et l'effet est encore plus fort grâce à un découpage très simple (l'usage du gaufrier est abondant, ou de splash-pages admirablement composés, parfois avec des niveaux lumineux sophistiqués - qui prouvent que Frank Miller ou Daniel Clowes n'ont rien inventé -, parfois avec seulement un gros plan qui vous subjuge par son économie).
En écho à cela, il éprouve aussi cette méthode dans le texte et la caractérisation. La sexualité, ominprésente, influencée par Robert Crumb (l'autre source d'Hernandez avec les comics super-héroïques de Jack Kirby), est verbalisée de manière très drôle, crue, mais aussi décrite comme par ricochet : le couple que forme Hopey et Maggie est au coeur de bien des échanges, mais si elles s'aiment, y compris charnellement, elles ne sont pas insensibles aux hommes (Hopey avec Penny Century violent presque Texas, Maggie fantasme sur Rand Race puis s'installe avec Ray). Leur homosexualité est plus souvent commentée par leur entourage, comme la tante Vicki qui les traitent de "goudous"... Ce qui a évidemment pour effet de les rapprocher, même si elles s'étaient éloignées auparavant ! Par ailleurs, à son amie Danita Lincoln, Maggie avouera qu'elle a bien fait l'amour avec Hopey plusieurs fois, mais sans imaginer le faire avec une autre fille (et tout laisse penser qu'Hopey ne trompera pas Maggie à la légère, même si elle semble plus libre).
Vers la fin de ce premier volume, la violence du barrio, les tensions
entre les gangs, commencent à gagner du terrain. Si Hernandez aborde
d'abord le thème avec détachement, presque en s'en moquant, l'ambiance
devient plus lourde et devient une composante nouvelle qui influence les
relations des protagonistes.
Nous verrons comment Jaime Hernandez développera (ou pas) tout cela dans
le deuxième tome.
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