dimanche 24 mai 2009

Critique 49 : LA LIGUE DES GENTLEMEN EXTRAORDINAIRES, Vol. 1, d'Alan Moore et Kevin O'Neill


La Ligue des Gentlemen Extraordinaires (The League of Extraordinary Gentlemen, en vo), est une nouvelle production écrite par Alan Moore et dessinée par Kevin O'Neill, publiée par le label America's Best Comics de DC Comics.
Ce premier volume contient une histoire complète en 6 épisodes, tout en annonçant dans sa conclusion l'argument de sa suite.
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Ce récit se déroule en 1898 et tous ses protagonistes proviennent de classiques de la littérature de cette époque, partant du principe qu'ils appartiennent à un univers romanesque partagé par leurs auteurs.
Cependant, il est clair que l'action prend place dans un monde plus avancé technologiquement qu'à la fin de "notre" XIXème siècle. Mais ces anachronismes participent au charme singulier de cette oeuvre et il faut les accepter comme des conventions narratives au même titre que la structure feuilletonnesque et le genre (fantastique) qui la caractérisent.
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- Chapitre I : "Rêves d'Empire". Mina Murray est recrutée par Campion Bond pour former une équipe. Mina part pour l'Egypte avec le Capitaine Némo afin de trouver, au Caire, l'aventurier Allan Quatermain, devenu un minable opiumane. Mina et Quatermain doivent se frayer un passage sur les docks alors qu'ils sont poursuivis par des Arabes qui veulent violer la jeune femme mais Nemo émerge avec son Nautilus et les embarque juste à temps.
Ils se dirigent ensuite vers Paris où les attend Auguste Dupin
pour les aider à capturer une créature mi-homme, mi-bête, qui n'est autre que le Dr Jekyll/Mr Hyde. Ce dernier se cache dans la capitale française après avoir fait croire à son suicide.
- Chapitre II : "Fantômes et miracles". Après avoir mis la main et raisonné Jekyll/Hyde, Nemo, Quatermain et Murray visitent une école pour filles à Edmonton, administrée par Miss Rosa Coote. La rumeur court que plusieurs élèves de l'établissement sont tombées enceintes après avoir été possédées par un esprit malin. Une seule nuit d'enquête suffit au trio de visiteurs pour démasquer le responsable : il s'agit d'Hawley Griffin, l'Homme Invisible, qui s'est caché ici après avoir simulé sa propre mort et qui a abusé sexuellement les jeunes filles de l'école - il est d'ailleurs pris en flagrant délit !

- Chapitre III : "Les Mystères de l'Orient". La Ligue maintenant au complet découvre son quartier général dans une annexe secrète du British Museum et leur mission : récupérer un échantillon de cavorite en possession de Fu Manchu (le méchant n'est pas explicitement nommé mais il n'y a aucun doute sur son identité - le nom n'a pu être utilisé par Moore en raison de problèmes juridiques et il rebaptisé "le Docteur" pour cette raison).
Sous la direction du Pr Selwyn Cavor
, la Grande Bretagne prépare en effet un voyage sur la Lune grâce à ce minerai qui annule la gravité, comme le révèle Bond à ses agents. Mais Fu Manchu, lui, compterait s'en servir pour attaquer l'Empire.
Nemo emmène à bord de son sous-marin l'équipe, direction : Limehouse
, le quartier du "Docteur". Murray et Griffin y apprennent par un informateur du nom de Quong Lee que Fu Manchu prépare une opération d'envergure depuis les sous-sols de cette partie de la ville "où dormirait un dragon". Griffin se montre sceptique mais Murray en déduit que Manchu est du côté de Rotherhithe Bridge.
Pendant ce temps, Quatermain et Jekyll mènent leurs investigations dans la fumerie de Shangaï Charlie, mais sur le point d'être arrêtés par les Chinois, ils battent discrètement en retraite.
De retour à bord du Nautilus, la Ligue fait le point et Murray convainc ses partenaires que Manchu est installé dans un tunnel du côté de Rotherhithe Bridge, un endroit parfait pour abriter une machine de guerre aérienne. Tandis que Nemo reste à bord de son vaisseau, les quatre autres partent inflitrer le repaire présumé du "Docteur" pour y récupérer la cavorite.

- Chapitre IV : "Dieux de l'Annihilation". Quatermain et Murray sont les premiers à se glisser dans l'antre du "Docteur", où ils découvrent éffectivement un gigantesque aéroplane, lourdement armé avec des mitraillettes et des canons, évoquant le "dragon" mentionné par Quong Lee. Mais alors qu'ils sont surpris par un garde, Griffin, sous sa forme invisible, tue ce dernier et sauve la vie de ses acolytes. Quatermain revêt l'uniforme du Chinois pour gagner l'intérieur du "Dragon" et y voler la cavorite.
Griffin rejoint Jekyll et l'insulte jusqu'à ce qu'il se transforme en Hyde et aille massacrer les sbires de Manchu pour faire diversion.
La cavorite en leur possession, Murray et Quatermain retrouvent Hyde et Griffin dans un tunnel où ils réalisent qu'ils sont piègés. Pour s'en tirer, Murray active la cavorite, ce qui propulse le groupe dans le ciel de Londres. La base de Manchu est inondée par les eaux de la Tamise, le "Dragon" est détruit, et la Ligue ré-embarque dans le Nautilus.
Bond félicite le groupe et se retire avec la cavorite pour la remettre à son supérieur, M,
Griffin décide de le suivre à son insu, sans prévenir les membres de la Ligue, et découvre ainsi que M est en vérité le Pr Moriarty, l'ennemi de Sherlock Holmes !

- Chapitre V : "Apparences et manipulations...". Moriarty révèle qu'il a fait construire sa propre forteresse volante, qu'il va pouvoir faire fonctionner à présent qu'il détient la cavorite.
Griffin retourne au Nautilus et informe le groupe de ses découvertes. Nemo pense que M/Moriarty a planifié le bombardement de l'East End de Londres pour y détruire ce qui reste de l'empire criminel de Manchu.
La Ligue embarque à bord du Victoria, une montgolfière cachée dans le navire de Nemo
et aborde le vaisseau de Moriarty.
- Chapitre VI : Le Jour du Firmament". Hyde et Nemo attaquent l'équipage de Moriarty, tandis que Murray et Quatermain retrouvent leur adversaire (Griffin est lâchement resté dans le ballon). Quatermain abat les gardes de Moriarty avant que celui-ci ne le désarme et ne s'apprête à l'exécuter. Mais Murray brise le tube contenant la cavorite et Moriarty s'envole dans la ciel étoilé de la nuit londonienne.
L'équipe quitte l'engin de Moriarty pour s'éloigner à bord de leur montgolfière et regagner le Nautilus, piloté cette fois-ci par le matelot de nemo, Ishmael.
Mycroft Holmes congratule la Ligue tout en comptant sur elle pour l'avenir. Mais déjà, dans les cieux, d'étranges vaisseaux martiens se dirigent sur la Terre...

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C'est une fantastique récréation que s'est autorisé Alan Moore en créant cette Ligue des Gentlemen Extraordinaires, une échappée belle d'une érudition élégante car jamais elle n'oublie le lecteur en route : c'est la plus belle preuve d'intelligence que celle de nous instruire sans jamais nous prendre de haut, mieux de le faire en nous amusant.
Ainsi, les rappels abondants à des oeuvres littéraires, plus ou moins connues, du XIXème siècle ne pèsent jamais sur le déroulement palpitant et d'une virtuose fludité du récit : c'est peut-être là qu'on mesure l'exceptionnelle qualité narrative et rédactionnelle d'un auteur comme Moore, à cette manière sans égale de jouer avec des figures qu'il n'a pas inventées mais qu'il s'approprie si aisèment et qu'il nous présente comme si c'étaient de vieilles connaissances.
Les titres de chaque chapitre peuvent également servir de guides tout au long de la lecture tant ils sont programmatiques, tout en jouant sur les clichés de la littérature de cette époque. Le plus remarquable, le plus symbolique reste peut-être celui du cinquième volet - "Apparences et manipulations..." (et les points de suspension comptent autant que les mots en l'occurrence !) - : il semble résumer à lui seul la "griffe" de Moore où rien n'est jamais ce qu'il semble être et où on est ravi de s'être fait posséder.
Le plaisir que semble avoir pris le scénariste à composer ce récit, à en articuler les péripéties, à en manipuler les acteurs, est évident. On pourrait presqu'affirmer que la Ligue... serait un manifeste de la part de Moore, que beaucoup réduisent encore à celui qui désacralisa le genre super-héroïque avec les Watchmen, parangons des justiciers désenchantés évoluant dans un monde où ils ne sont plus que des pantins ridiculement costumés aux prises avec des problèmes qui les dépassent.
Ici, au contraire, préside une forme de jubilation à s'amuser avec les codes du feuilleton, les invraisemblances, les archétypes héroïques ou malfaisants. C'est une représentation permanente qui aboutit à un feu d'artifices dans le ciel de Londres, peuplée d'aventuriers décatis qui renaissent dans le feu de l'action, de monstres supposés morts, de scientifiques déjantés, de criminels sadiques à l'imagination tordue, de fausses ingénues... Il est difficile de résister à ce spectacle si bien mis en scène, où tous les ingrédients sont là pour nous faire passer un grand et bon moment.
La façon dont Moore croque ces personnages du patrimoine romanesque est souvent savoureuse et parfois politiquement incorrecte, il les malmène, mais avec amour et humour, comme pour les régénérer et pimenter l'ensemble. Le choix de faire d'une femme, Mina Murray, est significative de cet esprit irrévérencieux quand on voit à quelle époque (sous le régime victorien où tout était si corseté, au propre comme au figuré) ecla se déroule : d'ailleurs, dans la (dispensable) adaptation cinématographique qui sera tiré du comic-book (par Stephen Norrington, avec Sean Connery), cela sera vite corrigé... L'auteur avait pourtant composé un personnage farouchement indépendant, ne s'en laissant pas conter, d'un relief bien supérieur à beaucoup d'héroïnes.
Le traitement infligé à l'Homme Invisible est par contre plus corrosif : c'est un violeur, dissimulateur et couard. L'animalité de Hyde est saisissante, tout comme la misanthropie hautaine de Nemo. Et le noble Quatermain est lui aussi "corrigé" de façon croustillante.
Irrespectueux ? Plutôt décapant ! Et elles en avaient bien besoin, ces créatures d'autrefois...
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Comme souvent, Moore a su aussi trouver le graphiste apte à donner un vrai "plus" à ce qu'il a conçu : en la personne de Kevin O'Neill, j'ai découvert un artiste aussi original qu'enthousiasmant.
Son style est radical : il ne cherche pas le réalisme, son trait ne flatte pas ses personnages, mais pourtant il s'en dégage une vérité, une vitalité, tout à fait magistrale. Bien que l'on sente l'empreinte très forte du scénariste dans le travail sur les cadres et le découpage, O'Neill parvient à s'y exprimer pleinement, en excellant dans les ambiances, la valorisation de chaque plan, la lisibilité des planches, et l'alternance rythmique entre des séquences dialoguées richement et d'autres où l'action éclate.
Sur ce dernier point, le dessinateur nous donne à voir des "splash-pages" de toute beauté, et ce dès le début, avec l'apparition d'un magnifique Nautilus dans le port du Caire, puis ensuite cette vue sur le quartier de Limehouse dans le ciel duquel se forme le visage inquiètant de Fu Manchu, jusqu'au survol de Londres par le vaisseau volant cauchemardesque de Moriarty. Autant de "morceaux de bravoure" qui vous éblouissent durablement.
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La fin ouverte suggère explicitement une suite - sans la dévoiler tout de suite, on peut déjà déclarer qu'elle sera digne de ce premier volume, qui fait office d'incontournables pour les fans de Moore, mais aussi pour tous les amateurs de bandes dessinées qui sortent du lot !

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