mardi 9 décembre 2014

Critique 539 : VELVET, VOLUME 1 - BEFORE THE LIVING END, de Ed Brubaker, Steve Epting et Elizabeth Breitweiser


VELVET : BEFORE THE LIVING END rassemble les épisodes 1 à 5 de la série créée par Ed Brubaker (scénario) et Steve Epting (dessins), publiés en 2013-14 par Image Comics.
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(Extrait de Velvet #1.
Textes de Ed Brubaker, dessins de Steve Epting, couleurs de
Bettie Breitweiser.)

En 1973, à Paris, l'agent secret Jefferson Keller, matricule X-14, abat deux hommes dans un restaurant et prend la fuite. Mais il est à son tour exécuté lorsqu'il regagne sa voiture par un tueur dont on ne voit pas le visage.
L'agence pour laquelle travaillait Keller, l'ARC-7, basée à Londres, est en émoi : son chef, Manning, convoque une réunio de crise et lance une enquête pour identifier l'assassin. Le sergent Roberts, des affaires internes, est chargé d'interroger tout le personnel qui a été en relation avec l'agent X-14, dont la secrétaire Velvet Templeton.
Cette femme a elle-même été sur le terrain durant les années 50 mais cela, peu de gens le savent, tout comme la raison pour laquelle elle n'opère plus depuis 18 ans. Elle a été, comme d'autres employées de l'agence, la maîtresse de Keller, et quand Colt, un collègue, oriente les recherches contre un ancien de la maison, Frank Lancaster, Velvet soupçonne que cette affaire est encore plus louche.
Elle décide de mener ses propres investigations mais lorsqu'elle découvre, chez lui, Lancaster tué et qu'elle est surprise par Roberts, elle n'a d'autre choix que de fuir. Désormais désignée comme la coupable, Velvet fait appel à un ami, Burke, pour quitter l'Angleterre et creuser son unique piste liée à une bizarrerie dans la dernière note de frais de Keller. De Vienne à Monaco en passant par Belgrade, la secrétaire n'est pas au bout de ses surprises....

C'est peu de dire qu'on lit ce premier tome avec gourmandise quand on connaît la qualité des collaborations antérieures de son scénariste, Ed Brubaker, et de son dessinateur, Steve Epting, puisque ces deux-là étaient à l'origine de l'excellente reprise de Captain America chez Marvel en 2005.
Puis, voilà deux ans, Brubaker a décidé de s'investir complètement dans ses propres créations et il a signé chez Image Comics, y rapatriant son titre fétiche (Criminal, avec Sean Phillips) et en lançant de nouveaux (Fatale puis Fade Out, toujours avec Phillips) puis Velvet (avec Epting). Détail remarquable : il s'agit à chaque fois de séries avec une héroïne. Mais pour le reste, l'auteur y développe des intrigues dans son genre de prédilection, la série noire teintée d'espionnage (avec du fantastique pour Fatale).
Velvet a été conçu pour Steve Epting qui a donc, à son tour (comme de nombreuses autres vedettes des "big two" -  Marvel et DC - , telles que Bryan Hitch, Mark Millar, Michael Lark, Greg Rucka, Brian K. Vaughan, Matt Fraction - et ce n'est certainement pas fini) choisi l'aventure de l'indépendance plutôt que le confort du "work for hire".

Ed Brubaker a trouvé l'idée de Velvet dans une vieille série télé anglaise, The Sandbaggers, dont les héros étaient déjà des espions, parmi lesquelles une secrétaire qui couvrait son patron en jouant les naïves alors qu'elle avait à l'évidence une parfaite connaissance des usages du métier. On pense aussi à ce qu'aurait donné un titre mettant en scène Moneypenny, la secrétaire avec laquelle flirte régulièrement James Bond avant d'entrer dans le bureau de M, et qui cacherait en fait une espionne aguerrie reconvertie en assistante bien sage.

Ces références nostalgiques expliquent peut-être le choix du scénariste de situer l'action de son intrigue en 1973, en la ponctuant de flash-backs dans les années 50 et 60, des époques où la technologie n'égalaient pas celle d'aujourd'hui, ce qui impactait complètement le métier d'espion, mais aussi où les rapports entre hommes et femmes n'étaient pas les mêmes qu'actuellement (les premiers dominant socialement les secondes).

En tout cas, tout ce qui concerne la reconstitution proprement dite, traduite visuellement, a fait l'objet de la part de Steve Epting d'un méticuleux effort (qui rappellera à ses fans et instruira les autres que l'artiste a toujours soigné son ouvrage, qu'il s'agisse de récit de piraterie comme dans l'inachevé mais magnifique El Cazador, écrit par Chuck Dixon, ou Crux, avec encore Dixon puis Mark Waid, dans un registre futuriste). On notera avec quelle précision il représente Paris ou Monaco, en s'attachant aux véhicules locaux, aux décors choisis, aux costumes, ou comment il parvient à restituer l'ambiance de l'ex-bloc communiste lors des passages à Vienne et Belgrade. 

(Extrait de Velvet #3.)

Cette qualité graphique exceptionnelle, on la trouve tout au long des cinq épisodes de ce recueil, et elle permet de comprendre pourquoi la série connaît de fréquents retards car on n'obtient pas un tel résultat sans prendre du temps pour s'appliquer.
Admirez donc plutôt comment Epting dessine les vieux ordinateurs, habille d'un maillot de bain vintage son héroïne, représente le carnaval de Monaco : c'est somptueux et fait de Velvet une des plus belles bandes dessinées américaines actuelles. 

Epting est aussi un chef opérateur fabuleux, avec un sens des jeux d'ombres et de lumières tout à fait unique, capable de capter une ambiance avec génie. Il est, cette fois, formidablement secondé par une coloriste qui sublime vraiment son dessin, en la personne d'Elizabeth Breitweiser (l'épouse du dessinateur Mitch Breitweiser par ailleurs), qu'il faut mentionner comme une des trois auteurs à part entière de cette série tellement sa contribution est essentielle. Les nuances qu'elle apporte aux images, la palette subtile qu'elle utilise, sont à tomber à la renverse. Jamais elle ne noie le trait d'Epting sous des effets chromatiques, au contraire elle en souligne les textures, elle en affine les détails, et quand les arrière-plans sont vides (rarement), elle les traite de manière là encore à en optimiser l'effet de la scène : le lecteur est immergé dans l'action, jamais distrait par des artifices visuels tape-à-l'oeil ou trompé par une impression de photo-réalisme. Il s'agit d'une visualisation très stylisée et élégante, qui a su digérer ses influences cinématographiques pour les intégrer au langage esthétique propre de la bande dessinée.  

Steve Epting aborde les personnages d'une manière naturaliste, il veille à les animer de façon crédible, même si le scénario s'autorise des fantaisies propres au récit de ce type. Depuis que son style a atteint sa maturité (en fait depuis qu'il s'encre lui-même, pour avoir le contrôle total de ses images), Epting a intégré le meilleur des dessinateurs sur lesquels il a pris exemple, comme, en premier lieu, John Bellamy et Jim Holdaway ou Jim Steranko (ceux-ci sont explicitement cités dans une histoire comme Velvet, avec une héroïne évoquant Modesty Blaise ou Nick Fury, agent of SHIELD).
Dans les séquences calmes, l'art d'Epting est un régal pour les yeux, avec ses clairs-obscurs raffinés et intenses. Lors des scènes d'action, sa science du découpage combinée à sa maîtrise des atmosphères fait des merveilles, avec des cadres rarement excentriques mais dynamiques (par exemple, quand Velvet échappe à Roberts en se défenestrant depuis l'appartement de Lancaster, ou lors de la poursuite en voiture dans les rues de Londres ensuite). Les pages n'excèdent presque jamais quatre à cinq plans, et les splash-pages arrivent toujours à bon escient, produisant une narration fluide, rapide, tout en en donnant au lecteur de quoi contempler un bon moment chaque élément de chaque case. 
(Extrait de Velvet #5.)

Si j'insiste sur le visuel de la série, c'est aussi parce qu'il est parfaitement cohérent avec le propos de Ed Brubaker, qui possède la même efficacité virtuose pour manier les conventions du genre dans lequel il inscrit son histoire.
Au début, on peut presque sourire de le voir aligner des clichés, des figures de style si habituelles chez lui (et en général dans le cinéma ou la littérature des années 60-70), avec ce personnage de secrétaire qui se révèle être une redoutable espionne, son enquête qui la conduit en Europe de l'Est et lui fait rencontrer une série de seconds rôles très typés (l'ancien du KGB, la femme d'un général, un vieux complice). L'environnement même dans lequel nous est présentée Velvet Templeton joue avec un folklore déjà vu à maintes reprises dans la BD, au cinéma, dans les romans, avec le chef paternaliste (Manning), l''interrogateur macho et fouineur (Roberts), l'ex-mari louche (Richard Donovan), le mentor charismatique (Lady Pauline).

Mais par la grâce de son seul talent, Brubaker réussit à dépasser ces références pour décrire des figures complexes, surprenantes,, séduisants, fascinants. En faisant de Velvet une femme dont on devine qu'elle a plus de 40 ans, il casse les codes en vigueur dans moults comics, où seuls des jeunettes ont le beau rôle. Et c'est d'autant plus magistral qu'en seulement cinq épisodes, il ne peut que dévoiler des bribes de son passé pour l'imposer comme une héroïne suffisamment captivante. 

Ensuite, le déroulement de l'intrigue est très efficace, même si c'est classique. Les thèmes du faux coupable, de la machination, les découvertes au fil des rencontres avec des personnages rencontrés par la victime, ne font pas peur à Brubaker qui s'en empare pour livrer un récit palpitant, mené sur un rythme soutenu, construit avec une aisance sidérante quand il s'agit de passer d'une époque ou d'un lieu à un(e) autre, en délivrant un flot important d'nformations, en veillant à ne jamais se contenter de seconds rôles grossièrement imaginés. 

Brubaker et Epting réussissent parfaitement leur réunion, d'abord en produisant une histoire compréhensible dans un registre où le lecteur peut très vite se sentir largué avec des agents doubles (et plus), des retours dans le passé, un complot qui n'en est qu'à ses débuts, et ensuite, en veillant à coordonner parfaitement leur vision du projet, narrativement et visuellement. 
Après une entrée en matière aussi jubilatoire, impossible de ne pas prendre rendez-vous pour la suite (le tome 2 est prévu pour fin Mars 2015). Les lecteurs de vf peuvent se procurer ce premier volume chez Delcourt.

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