Avec ce huitième épisode (publié en huit mois, donc sans aucun retard !), Rorschach entre dans le dernier quart de sa parution. Et Tom King, avec une précision d'horloger, imprime à son intrigue un changement de ton, mais sans sacrifier à l'impression de vertige qu'il veut communiquer au lecteur. Jorge Fornes livre encore une fois une contribution époustouflante, qui fait de cette maxi-série une des lectures les plus grisantes actuellement.
Le Détective interroge trois hommes : le premier est Samuel Faider, un avocat ; le deuxième est James Nowles, un psychanalyste ; le troisième Daniel Shapiro, un bricoleur. Tous ont été au contact de Wil Myerson et de Laura Cummings et ont participé à leur projet d'attentat contre le gouverneur Turley.
Rapidement, l'interrogatoire énerve le Détective qui n'hésite pas à brutaliser les trois hommes pour obtenir des réponses, car leurs déclarations sont trop concordantes pour ne pas avoir été concertées. Faider a aidé Myerson à acquérir une ferme au Nouveau Mexique, retapée par Shapiro.
Nowles, lui, avait fait le déplacement pour poursuivre la thérapie de Myerson, qui le reçut avec le masque de Rorschach. Shapiro et "la Gamine" échafaudaient une estrade et elle entraînait les trois hommes au tir à la carabine depuis un mirador en face.
Nowles puis Faider et Shapiro ont quitté la ferme en jurant ignorer ce que préparaient Myerson et "la Gamine". Un mensonge qui fait sortir le Détective de ses gonds. Il se prépare alors à auditionner un nouveau témoin, dénoncé comme les trois autres par Frank Miller, arrêté par la police.
Depuis l'interrogatoire de l'haltérophile que Laura Cummings avait rencontré dans un cirque, le Détective sait que d'autres Rorschach sont dans la nature, manipulés par "la Gamine" et/ou enrôlés par Myerson. Sa récente rencontre avec Frank Miller l'a conforté dans cette certitude. Les questions qui en découlent sont les suivantes : où et qui sont-ils ? Ont-ils été complices dans la tentative d'attentat contre le gouverneur Turley ?
Frank Miller arrêté par la police, il a livré les noms de trois hommes que le Détective auditionne. L'épisode consiste dans le compte-rendu de leurs interrogatoires et va révéler une nouvelle dimension de la conspiration. En même temps qu'elle va provoquer une réaction inhabituelle chez le Détective.
Tom King m'avait un peu déconcerté en expliquant que ses trois maxi-séries en cours de parution (Batman/Catwoman, Strange Adventures et donc Rorschach) exprimaient sa colère actuelle, mûrie durant les dernières années de la présidence Trump et les scandales qui l'ont émaillée. J'étai surpris car cette colère ne se ressentait pas vraiment à la lecture, sinon sous une forme assez froide. Mais ce n°8 de Rorschach opère un mouvement de bascule indéniable et traduit le sentiment d'exaspération de King via le personnage du Détective.
C'est sensible dès la première image de la première page quand on voit le Détective face à Samuel Faider (puis James Nowles et Daniel Shapiro). Il a les manches de sa chemise retroussées, le visage fermé, les poings serrés, mais surtout les trois hommes qu'il est en train d'interroger ont tous le visage tuméfié. Ils ont été passés à tabac. Cela nous rappelle aussi que le Détective a carte blanche pour mener ses investigations et ses auditions. La brutalité fait partie de ses privilèges et il a décidé d'en user.
Ce simple fait renvoie évidemment aux nombreuses bavures policières enregistrées aux Etats-Unis, qui ont connu leur point culminant avec l'affaire George Floyd pour lequel Derek Chauvin, un officier de police, a été récemment condamné (pour une peine qui reste à déterminer, mais qui peut aller jusqu'à 45 ans d'emprisonnement). En montrant le Détective sous un jour pareil, King indique que son héros n'est pas qu'un enquêteur pugnace, patient et calme, mais aussi un être capable de violences, poussé à bout. Cela l'humanise, même si cela le rend aussi moins sympathique.
Le récit qui s'ensuit est tellement bien raconté par les trois hommes qu'on sait, comme le Détective, qu'il ne peut qu'avoir été minutieusement répété, concerté, et donc que sa véracité est sujette à caution. De toute évidence, Faider, Nowles et Shapiro cherchent à duper leur interlocuteur en lui servant une histoire trop bien écrite, qui les met hors de cause dans un dossier très grave, mais qui justement, à cause de sa trop belle mécanique, le trahit. In fine, ils s'en prennent plein la gueule mais en même temps se sont bien moqués du Détective, en lui faisant perdre du temps, en retardant substantiellement l'éclosion de la vérité.
Il est question de l'acquisition d'une ferme au Nouveau-Mexique, dans un coin perdu. Faider qui est avocat se charge pour Myerson de l'achat de la propriété. Shapiro, une sorte d'homme à tout faire, s'occupe des travaux d'aménagement et de la construction d'un petit théâtre extérieur et de l'érection d'un mirador (destiné à devenir un poste de tir à la carabine). Nowles, le thérapeute de Myerson (qui, auparavant, consultait le père de Nowles, également praticien mais décédé entretempes) se déplace sur invitation pour recueillir les dernières confidences de son patient, qui l'accueille avec le masque de Rorschach sur la tête. Laura Cummings est aussi là, supervisant les travaux de Shapiro, vérifiant les transactions de Faider et assistant aux séances de Myerson avec Nowles. Elle instruira également les trois hommes au tir à la carabine.
Même si on réprouve la brutalité dont fait usage le Détective contre les trois hommes pour leur soutirer des aveux, on partage malgré tout sa frustration qui le conduit à ses excès car ce qu'il enregistre durant ses interrogatoires est un ramassis de mensonges, ou de demi-vérités plus exactement, un maquillage des faits. Non, Faider n'a pas été qu'un avocat scrupuleux arrangeant l'achat d'une ferme pour un vieil artiste excentrique. Non, Nowles n'a pas été qu'un brave psy soucieux de suivre un patient. Non, Shapiro n'a pas été qu'un ouvrier qui dépannait Myerson tout en appréciant la compagnie de Laura Cummings. Tous ont été les complices conscients de la préparation d'un attentat pour lequel ils ont aidé Myerson et "la Gamine", en couvrant leurs traces et en les aidant. Tous étaient de nouveaux adeptes d'une conspiration démente fondé sur l'arrivée des "squids" (les calamars de l'espace qui allaient prendre possession des esprits des américains, après avoir été repoussés une première fois par Ozymandias).
Chaque fois qu'on croit avoir touché le fonds du délire, le nouvel épisode de Rorschach nous entraîne plus loin dans la folie de son intrigue. Ce vertige est orchestré magistralement par King, qui produit là une narration tout à fait exceptionnelle, plus trouble et troublante que celles de ses précédentes maxi-séries.
Mais ce huitième épisode est aussi fabuleux par sa narration graphique. J'ai déjà à de multiples occasions chanté les louanges de Jorge Fornes sur Rorschach, d'autant plus facilement que je n'attendais vraiment pas ce dessinateur à ce niveau après des prestations plus inégales auparavant. Mais Rorschach n'est pas que le chef d'oeuvre de Tom King, il sera aussi, pour la postérité, celui de Jorge Fornes, la BD qui le hissera au rang des meilleurs (et je mange mon chapeau si cette réussite ne le conduit pas à de nouveaux projets d'envergure).
Vous le savez si vous êtes un fidèle de ce blog, mais une de mes passions comme lecteur de comics réside dans la maîtrise affichée par un artiste dans ce qu'on appelle le découpage, c'est-à-dire l'agencement des cases sur une planche pour produire un flux de lecture sophistiqué et simple à la fois. Cet épisode est une leçon en la matière.
Si j'ai également souvent renvoyé le travail de Fornes à celui de Mazzucchelli, c'était en raison du trait, un trait économe et évocateur à la fois, l'influence est indiscutable. Mais cette fois, c'est à autre virtuose que Fornes semble se référer : David Aja. La manière dont il dispose les vignettes en fonction du texte, majoritairement en voix off, la répartition des cases par bandes (avec des strips de une, deux, trois, voire cases), l'usage de "gaufriers" ou de "continuité séquentielle", tout rappelle Aja, ce génie du découpage.
Mais il ne s'agit pas de dire que Fornes n'est qu'un brillant duplicateur de Mazzucchelli ou Aja. Sa personnalité s'est affirmé avec la production de Rorschach et surtout on sent que ses efforts sont alignés sur la rigueur d'un script, comme il n'en a pas eu auparavant dans sa carrière. Pour illustrer cette critique, j'ai tenté de sélectionner des extraits éloquents, non seulement de la progression dramatique de l'épisode, mais aussi du brio du découpage de Fornes. J'aurai presque aimé poster l'intégralité de l'épisode pour vous en faire apprécier la beauté, car il y a des fois, comme ça, où le choix est cornélien et la maestria tellement saisissante que seule l'intégralité de l'oeuvre rend justice à l'artiste. Mais j'espère au moins que les pages ci-dessus vous donneront un bel aperçu (et l'envie de lire Rorschach).
Il y a une scénographie tellement fluide et puissante que c'est bluffant. Tout est parfaitement à sa place, en place, tout est au maximum. C'est ce que le média BD fait de mieux. C'est électrisant à lire. D'autant que, pour ne rien gâcher, la colorisation de Dave Stewart (qui n'a rien à prouver de son excellence) ajoute encore à la perfection de l'ouvrage. Pour cela, Stewart a recours à un "truc" tellement simple que c'est désarmant mais d'une efficacité redoutable. Comme d'une case, d'une bande à l'autre, on passe de ce que fait Faider à ce que fait Nowles à ce que fait Shapiro, chaque personnage est signalé par une couleur (Faider : rouge, Nowles : vert ; Shapiro : bleu). On n'est jamais perdu grâce à cette astuce.
Mais ce choix de couleur a un sens : le bleu (de Shapiro) est synonyme de fidélité, de la foi . Le vert (de Nowles) symbolise l'espoir, en temps il est associé à la mort, à la maladie. Le rouge (de Faider) est symbole de dynamisme, et avec le plus fort potentiel d'action. Renvoyez chaque couleur aux actions des trois hommes dans l'épisode et le projet de Myerson et "la Gamine" et vous verrez que tout colle.
Vraiment, c'est un épisode extraordinaire. Pour une série qui ne l'est pas moins. A quatre longueurs de l'arrivée, on ne sait toujours pas comment ça va finir, mais on sait qu'on n'est pas au bout de nos surprises, et du cauchemar.
1 commentaire:
Encore une brillante analyse de cette superbe série,et en tant que modeste mais absolu fan de l'univers Watchmen,je me régale à chaque sortie,merci,il me tarde d'arriver à la conclusion de ce récit captivant et brillant!.
Enregistrer un commentaire