"The end is nigh" ("la fin est proche") : les fans de Watchmen connaissent cette phrase (inscrite sur le panneau que porte Walter Kovacs/Rorschach), qui s'applique parfaitement à cet épisode, l'antépénultième, de Strange Adventures. Tom King s'apprête à boucler son intrigue et livre un chapitre qui semble révèler la vérité sur Adam Strange. Après, plus rien ne sera pareil... Evan Shaner et, surtout, Mitch Gerads illustrent ce numéro avec maestria.
Alanna Strange a reçu une lettre de Michael Holt/ Mister Terrific. Après avoir mûrement réfléchi à ce qu'il appris sur Adam Strange, il pense être en mesure d'en tirer des conclusions. Mais il doute qu'Alanna sache vraiment qui est son mari, même si elle s'exprime publiquement en son nom.
Premièrement, Mr. Terrific a relevé que les Pykkt n'ont jamais perdu une guerre. Comment alors expliquer qu'ils aient perdu la bataille de Rann ? Adam Strange a, semble-t-il, trouvé une parade. Pourtant l'ennemi l'a épargné après l'avoir capturé puis libéré. et rendu aux siens.
Deuxièmement, alors que les Pykkt ont donc été défaits sur Rann, ils sont arrivés à dominer les héros de la Terre, qui comptent parmi eux le meilleur stratège en la personne de Batman. C'est une prouesse qui interroge. A moins de la rattacher à la captivité et la libération d'Adam lors de la guerre de Rann.
Enfin, subsiste le mystère autour de la mort d'Aleea Strange, à laquelle Mr. Terrific n'a jamais cru. Si on la lie à la victoire des ranniens et la défaite des terriens, alors cela signifie que Adam a négocié avec les Pykkt qui, pour s'assurer sa collaboration, ont gardé sa fille...
Cet épisode, disons-le tout net, va diviser. Les fans de Adam Strange en voudront à Tom King d'accabler ainsi le personnage (même si son crédit était déjà bien entamé depuis qu'il avait avoué à Alanna être l'assassin de l'homme qui l'avait pris à parti lors d'une séance de dédicaces de son autobiographie). Les autres s'interrogeront sur ce qui restera à raconter pour le scénariste dans les deux derniers épisodes encore à paraître (le prochain n° sera prévisiblement consacré à une scène de ménage terrible entre les époux Strange, avant sans doute l'issue de la guerre entre les Pykkt et les terriens).
Quoiqu'il en soit, il convient de rappeler que les séries éditées sous le Black Label de DC Comics ne sont pas censées faire partie de la continuité. Donc cette histoire ne va pas entâcher tant que ça Adam Strange. Pour s'en convaincre, il suffit de se souvenir que dans le run de Brian Michael Bendis sur Superman, Adam Strange apparaissait comme un héros intact, à qui le kryptonien ne reprochait rien en rapport avec les événements de Strange Adventures (sans parler du fait que le héros de Rann apparaissait dans un autre costume, celui qu'il portait déjà dans Justice League United durant les New 52).
Tout ça pour dire qu'il faut donc relativiser avant de crier au scandale. Mais il est certain désormais (sauf si les hypothèses et les conclusions de Mr. Terrific sont erronées) que Adam Strange dans cette mini-série n'a plus rien d'un héros, d'un brave. Et ça en dit long sur l'intention de Tom King qui, s'il n'a vraisemblablement rien spécialement rien contre son héros, paraît avoir voulu aborder un sujet qui dépasse de loin la fiction.
Avec Rorschach et Batman/Catwoman, Strange Adventures fait partie d'une "trilogie de la colère", comme l'a désignée Tom King. Ancien militaire et agent de la CIA au Proche-Orient, le scénariste est hanté par la guerre et ses conséquences. Dans Mister Miracle, il évoquait le stress post-traumatique. Dans Sheriff of Babylon, il brodait une intrigue sur les dommages collatéraux du conflit en Irak. Dans Rorschach, il parle des survivalistes dont certains sont des vétérans de l'armée et des conspirationnistes qui voient des ennemis partout. Dans Strange Adventures, il traite des crimes de guerre et de la notion même d'héroïsme, compatible ou pas avec le fait de guerroyer - autrement dit : peut-on faire la guerre noblement ?
La réponse apportée, via les déductions opérées par Mr. Terrific, est négative. Tom King use d'une narration très fournie, voire verbeuse (un peu plus de concision, moins de citations, n'auraient pas affaibli le récit, mais c'est une remarque qui vaut pour toute cette série, un peu trop longue globalement). A l'exception de quelques rares pages, l'épisode est essentiellement illustratif, avec un texte en voix-off (le texte de la lettre de Mr. Terrific) et des images pour l'accompagner; pas, ou quasiment pas de dialogues. On sent bien que parfois King s'écoute un peu sinon parler, du moins écrire, il est un peu enivré par sa prose, brillante, cultivée, mais aussi bavarde. Ce n'est pas forcément désagréable, mais mieux vaut être prévenu.
Ensuite, il y a la démonstration elle-même : le raisonnement de Mr. Terrific est brillant, implacable, terrible. Comme lui, nous doutions que Aleea Strange soit morte, et la théorié avancée ici est crédible, mais aussi glaçante. De même, l'analyse de la défaite rannienne des Pykkt puis de la victoire des mêmes Pykkt contre les terriens (même si le conflit n'est pas encore terminé, mais on sent que la situation est critique) est pertinente et abominable à la fois.
D'un point de vue graphique donc, l'épisode doit beaucoup à Mitch Gerads qui a la charge des passages avec Alanna. L'artiste domine son affaire et supplante la prestation de son collègue, Evan Shaner, qui doit dessiner des scènes de guerre désormais redondantes et sur lesquelles plane désormais le mensonge. Shaner s'acquitte de sa tâche avec élégance, comme toujours, mais il hérite de moments ingrats, sans vraiment avoir de quoi briller particulièrement, c'est une collection de vignettes qui ralentit l'ensemble, ne montre rien de nouveau, tout à fait dispensable. C'est cruel mais aussi évident. Cet épisode est trop long, et les pages de Shaner auraient pu sauter sans que cela ne porte préjudice au récit.
En revanche, donc, Gerads a le loisir de briller et ne s'en prive pas. Nous suivons Alanna dans des scènes banales contredites par le texte : la rannienne prend une douche, s'habille, se maquille, endosse son jetpack vole jusqu'à la Maison-Blanche, rencontre le Président des Etats-Unis, puis se déplace jusqu'à une base militaire, s'entretient avec un officier sur l'armement perfectionné par la technologie de son monde, pose avec des troufions, rentre à son hôtel, se démaquille, accueille Adam qui découvre la lettre de Mr. Terrific.
Toutes les pages de Gerads représentent une femme résolue, apparemment imperméable aux conclusions de Mr. Terrific, ayant ses entrées dans les plus hautes sphères de l'Etat américain et de l'armée, jouant de son charme naturel avec des soldats ravis. Puis finalement, le vernis craque, le miroir se brise (littéralement) et la dernière page laisse deviner un échange très orageux. Gerads impressionne par sa manière de pointer des détails savoureux, comme quand Alanna, jetpack au dos, s'envole en tenant ses talons aiguilles pour ne pas les perdre en route. Ou alors en saisissant son regard noir quand elle se démaquille au même moment où nous lisons la fin de la lettre de Mr. Terrific, en comprenant que Alanna admet la crédibilité de son raisonnement.
C'est brillant donc, visuellement (à double titre car Gerads use - et abuse même un peu - des effets de brillance, avec une dorure quasi-permanente, comme si un filtre était appliqué à l'image). King démolit méthodiquement, froidement, Adam Strange pour exprimer toute sa rage contre les sales guerres, gagnées sans dignité.
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