Rorschach #1 est l'événement de la semaine. D'abord parce qu'il s'agit d'un nouveau spin-off de Watchmen. Ensuite parce que cette mini-série en 12 épisodes est écrite par Tom King, à qui on doit Mister Miracle ou actuellement Strange Adventures. Enfin parce que, hasard du calendrier, cette sortie coïncide avec une interview de Alan Moore dans laquelle il dézingue allégrement les comics, leurs adaptations cinéma. De quoi faire parler. Pourtant, même en y allant à reculons, cette production détone franchement et mérite qu'on s'y penche.
2020. Lors d'un meeting donné par Turley, candidat à la présidentielle américaine, deux individus masqués et déguisés sont abattus par la sécurité. L'un d'eux portait le masque de Rorschach, ancien membre des Watchmen, mort en 1986.
On confie l'enquête au Détective qui a carte blanche car le président actuel, Robert Redford, ne veut pas que l'élection soit troublée par cette histoire. L'autopsie permet d'identifier la complice de Rorschach : Laura Cummings, 19 ans. Mais son complice est inconnu des services.
Le Détective rencontre ensuite à l'hôpital un membre de la sécurité, blessé. Il raconte comment un appel téléphonique a averti de la présence d'un sniper au meeting. Avec deux collègues, il a tenté de l'appréhender mais ils ont été abattus par "Rorschach" avant que celui-ci ne rejoigne sa complice.
L'analyse des déguisements et des masques permet de savoir qu'il s'agit d'articles bon marché. Une cassette audio trouvée dans les affaires des terroristes produit l'enregistrement d'une séance de spiritisme en plusieurs auteurs de BD, dont un certain William Myerson.
Myerson vivait en reclus depuis 1972. Ses empreintes digitales comparées à celles du vrai Rorschach, Walter Kovacs, indiquent qu'il s'agirait du même homme. Mais comment est-ce possible puisque Kovacs a été désintégré par Dr. Manhattan ?
Je ne vais pas (trop) revenir sur le contentieux qui oppose Alan Moore à DC Comics au sujet de la propriété de Watchmen. On peut volontiers déplorer que l'éditeur n'ait jamais, comme il l'avait promis à l'auteur, cédé les droits de la série après sa première édition. On peut aussi considérer que Moore aurait dû être plus prudent au moment de signer son contrat pour s'assurer que DC tienne sa promesse.
DC a franchi le Rubicon depuis, d'abord en multpliant les rééditions de Watchmen, puis en lançant la collection de séries Before Watchmen, puis en intégrant ces personnages à son univers partagé (via la saga Doomsday Clock de Geoff Johns et Gary Frank). Et cela nous conduit à Rorschach.
C'est ainsi. C'est injuste vis-à-vis d'Alan Moore. Mais c'est légal de la part de DC. Et il ne faut pas non plus accabler l'éditeur car il a quand même souvent bien fait les choses lorsqu'il s'agissait d'exploiter cette franchise, en la confiant à des auteurs de premier plan, pour des résultats jamais honteux. Rien qui n'égale le génie de l'oeuvre initiale et de son scénariste. Mais rien qui ne l'entâche non plus.
Si Alan Moore jure désormais qu'il n'écrira plus jamais de BD, c'est dommage, et sans doute que tout ce qui entoure Watchmen y a contribué. Mais, en même temps, ses récents propos montrent un homme sans enthousiasme pour les comics contemporains en général, les jugeant très (trop) sévèrement et avec excès. Rien n'est tout blanc ou tout noir dans tout ça.
Et c'est justement amusant d'évoquer ces faits à la lumière du personnage de Rorschach, qui fut inspiré à Moore par la Question, Mr. A et autres justiciers radicaux inventés par Steve Ditko, suivant une philosophie qui prétendait qu'en ce monde il fallait trancher dans le vif, en désignant les bons et les méchants sans nuances.
La démarche de Tom King s'inscrit, selon ses dires, dans la lignée de celle de Damon Lindelof et de sa série télé Watchmen produite et diffusée par HBO il y a quelques mois. Je l'avais suivie sans être convaincu, malgré un bon début (par contre sur la fin, c'était du grand n'importe quoi). Il s'agirait donc d'une sorte de remix, empruntant des éléments de Watchmen la BD pour en tirer un récit alternatif. C'est aussi, pour King, un témoignage sur notre époque de la part d'un auteur en colère.
De colère, on n'en trouve pas (pas encore ?) dans ce premier épisode, où règne une ambiance mélancolique, décalée, séduisante et intriguante. L'action, par exemple, se situe en 2020, un an avant les présidentielles américaines. L'actuel chef de l'Etat fédéral est Robert Redford. On est donc bien dans une réalité parallèle, comme dans la série de Moore et Gibbons. Pourtant, tout fait penser à un film des années 70, avec une photographie délavée, des personnages moroses, un récit qui repose essentiellement sur les dialogues et les ambiances. Le coloriste, rien moins que Dave Stewart, réalise un travail prodigieux pour nous plonger dans cette histoire avec une palette qui privilégie les marrons, les beiges, une atmosphère pluvieuse, maussade.
L'action, au sens spectaculaire du terme, est volontairement reléguée au second plan, montrée à travers des flashs. Un attentat est empéché mais on n'en verra que les cadavres des terroristes. Une fusillade éclate mais elle est elle brouillonne, maladroite, dans un espace exigü. La plupart du temps, donc, on suit un détective, sans nom, sans âge, sans grade, qui va d'une salle d'autopsie à une chambre d'hôpital, traverse un parking, passe un coup de fil, présente un premier rapport.
C'est très sobre, factuel. Mais King est inspiré. Visiblement, il a muri ce projet, a des choses à dire, et il va le faire en utilisant son format favori (la mini-série en 12 chapitres donc). Trop tôt pour affirmer s'il intègrera des éléments super-héroïques là-dedans (on a quand même vu une image où figurent tous les Watchmen réunis, mais dans quel épisode se trouvera-t-elle ? Et quelle sera son impact sur l'intrigue ?). Tout, pour l'instant, fait surtout penser à un polar old school, une detective story, dont le premier épisode se conclut sur un cliffhanger à peine croyable, très étrange.
King est donc loin de ce qu'on connaît de lui, en reprenant un personnage iconique (pas un second couteau comme Mister Miracle ou Adam Strange), en étant économe dans ses dialogues. Néanmoins, on reconnaît sa patte dans le découpage rigoureux, l'attention portée aux personnages, aux décors, à ce climat dépressionnaire.
Pour l'illustrer, il fait équipe avec Jorge Fornes. Le dessinateur est devenu un collaborateur fidèle du scénariste via des épisodes de Batman. Mais sur le titre de l'homme chauve-souris, il m'a le plus souvent paru écrasé par ses références. Fornes est en effet un admirateur de David Mazzucchelli au point d'en copier le style à l'époque de Batman : Year One, sans en avoir le brio et l'accomplissement.
C'est dire que je me méfiais de sa prestation sur ce qui est la série le plus ambitieuse qu'on lui ait confié. Editorialement, c'est pourtant à mon avis un bon choix car un artiste plus connu aurait été immédiatement comparé à Gibbons, à ses tics graphiques. Déjà dans les divers tomes de Before Watchmen, ceux qui s'en tiraient le mieux étaient ceux qui s'affranchissaient de leur illustre collègue, mais même Darwyn Cooke, par exemple, n'avait pas résisté à l'envie de découper ses planches en "gaufriers" de neuf cases. Alors que Jae Lee ou Adam Hughes s'en étaient naturellement écartés.
Fornes, suivant le script de King (dont on sait qu'il écrit avec précision, tout en laissant occasionnellement une totale liberté à ses dessinateurs), produit lui aussi des "gaufriers", mais que ce soit aussi fréquent que Gibbons. Il pousse même l'exercice plus loin avec des grilles de quinze plans, d'ailleurs très réussis.
Mais Rorschach séduit surtout par sa diversité de mise en scène : Fornes varie les angles de vue, et ne commet que quelques maladresses (la scène de la fusillade est un peu plate). Son trait épuré convient très bien à l'ensemble, ses décors sont soignés, les personnages bien campés. Le Détective m'a fait penser à Mark Ruffalo, moins par une vraie ressemblance que par l'allure, le look. C'est un héros atypique, qui reste très mystérieux, et Fornes le représente parfaitement ainsi, une sorte de type ordinaire, de monsieur tout-le-monde, de "guy-next-door". Un avatar de Columbo, qui fait son job consciencieusement, sans passion, auquel on peut s'identifier.
On a donc bien là une série, ou en tout cas un début de série qui est ce qu'elle prétend. Quelque chose qui emprunte à Watchmen sans en être une prequel ou une sequel. Une variation plutôt, bien fichue, accrocheuse. Et qui finalement peut se lire avec apaisement car les fans ultras de Moore ne seront pas choqués. Et les autres seront curieux.
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