Août 1975 : après cinq années d'interruption, Marvel, par la voix de son rédacteur-en-chef Roy Thomas, décide de relancer la série X-Men. La mission est confiée à Len Wein et Dave Cockrum, qui ont droit à un numéro de 36 pages pour l'occasion. Ainsi (re)naît un titre et surtout une franchise qui allait devenir la plus populaire de son éditeur avec ce Giant-Size X-Men.
Septembre 2020 : sous une couverture signée Adi Granov, Marvel publie un Tribute to Wein and Cockrum en demandant à 36 artistes de refaire ce numéro historique. Une initiative louable, parfois brillante, mais surtout très inégale. Et dont le principe interroge. Car l'hommage révèle à la fois les forces et faiblesses des deux exercices, et sa sortie est bien curieuse au moment où la franchise X a été révolutionné par Jonathan Hickman et où les mutants sont pris dans un ambitieux crossover.
Avant de procéder à un examen comparatif de quelques planches (puisque la démarche invite à cela après tout), revenons un instant sur l'exemplaire sortie en 1975. Il est intéressant de relire l'épisode écrit par Len Wein et dessiné par Dave Cockrum pour mesurer le chemin parcouru mais surtout l'impact qu'il a eu à l'époque et pour bien des années ensuite. L'opération survient après une interruption de la publication de cinq ans de la série consacrée aux X-Men et il faut se rappeler que le titre créé par Stan Lee et Jack Kirby n'a jamais été un succès (en tout cas à l'échelle de Avengers ou Fantastic Four, les deux team-books emblématiques de Marvel). Si la prestation de Jim Steranko au dessin puis celle de Neal Adams ont bousculé la série et abouti à des périodes plus marquantes, elles n'ont pas sauvé le titre de son annulation.
C'est en 1974 que l'idée de relancer les X-Men fait surface et encore par le biais d'un personnage qui ne devait même pas être un mutant. Lein Wein écrit en effet la confrontation entre Hulk et Wolverine et le eprsonnage du griffu séduit les lecteurs. L'équipe éditoriale entreprend alors de bâtir un groupe autour de lui avec la particularité de donner à chacun des membres une nationaité différente (puisque Wolverine est canadien).
Logiquement Wein se charge de convertir ce projet en un comic-book. Mais c'est l'entrée en jeu de Dave Cockrum qui va réellement changer la donne et permettre aux All-new, all-different X-Men d'exister. A cette époque, Cockrum vient de quitter DC Comics où il travaillait sur Legion of Super Heroes mais où on venait de lui refuser plusieurs nouveaux personnages dont les designs ne convenaient pas au staff éditorial. L'un d'eux en particulier sera le futur Nightcrawler (Diablo), un elfe à l'allure inquiétante mais dans lequel le dessinateur a mis beaucoup de lui-même (en s'inspirant de son amour pour les films de cape et d'épée).
Cockrum est pour beaucoup, et pour moi, un des plus grands character's designer des comics modernes. Son style est unique et ses motifs esthétiques récurrents (bottes retournées, épaulettes pointues, lignes simples et percutantes, etc). Comme le raconte sa femme Paty, dans la postface de ce Tribute, il avait le talent de rendre n'importe quel personnage identifiable, mémorable et cool. Encore aujourd'hui, bien des dessinateurs devraient étudier les costumes de Cockrum et apprendre de leur simplicité.
Cockrum va, avec Wein, recycler des concepts destinés initialement pour la Légion des Super Héros. Mais ensemble les deux hommes vont aussi procéder à des synthèses basées sur les idées de l'artiste : ainsi Storm (Tornade) était au début prévue pour être une femme féline, mais héritera ensuite des pouvoirs climatiques d'un personnage masculin nommé Typhoon. Dans d'autres cas, le flou restera : les griffes de Wolverine devaient originellement être des accessoires incorporés dans ses gants et non une prolongation de son squelette métallique. D'ailleurs le canadien ne plaisait pas tellement à Cockrum ni à Chris Claremont (qui remplacera Wein à l'écriture tout de suite après la parution du Giant-Size X-Men) et ne devra son salut qu'à John Byrne (qui, bien qu'anglais, a grandi au Canada et a fait le forcing pour qu'on épargne son quasi-compatriote). Imaginez les X-Men sans Wolverine aujourd'hui...
Wein n'écrira donc qu'un seul épisode des X-Men, trop accaparé par ses autres séries (il en rédigeait cinq à l'époque). Et il faut bien avouer qu'avec le recul son travail a mal vieilli. Ce fut un grand auteur, un editor important (on le retrouvera au départ d'un autre titre crucial : Watchmen), mais soyons honnête, ce qu'il a produit là est certes habile mais aussi parfois très maladroit. Pour s'en convaincre, examiner les termes choisis par Charles Xavier pour convaincre les mutants de composer une nouvelle équipe : il y a de quoi ricaner devant les arguments qu'il avance. Ainsi quand il recrute John Proudstar alias Thunderbird (l'Epervier), et alors que celui-ci lui explique le mépris qu'il éprouve pour les hommes blancs qui oppriment les indiens, le professeur lui rétorque qu'il tient là, en le rejoignant, une occasion de prouver à tout le monde que les apaches ne sont pas des égoïstes et des lâches ! Très motivant....
Le traitement de Shiro Yoshida alias Sunfire (Feu du Soleil) est aussi grotesque : c'est un japonais arrogant et lunatique au possible qui est infect avec tout le monde, mais qui après avoir claqué la porte des X-Men suite au débrief de la situation par Cyclope se ravise en répondant à Kurt Wagner/Nightcrawler qu'il a ses raisons et qu'elles ne le regardent pas !
Wein est ainsi : il n'y va pas par le dos de la cuiller avec les clichés (Piotr Rasputin/Colossus est un fermier russe qui croit que ses pouvoirs sont la propriété de l'Etat soviétique et qui quitte son pays, pourtant claquemuré, en jurant à ses parents qu'il les rendra fiers et ne les oubliera pas). A l'heure où le petit-fils d'Agatha Christie croit bon de retitrer les Dix petits nègres pour ne choquer personne, l'introduction de Tornade aurait de quoi provoquer un étranglement à bien des militants tant l'image de l'Afrique ressemble à une dépiction caricaturale du continent noir, avec de braves sauvages qui vénèrent une pseudo-déesse à moitié nue (mais qui, elle aussi, plie volontiers bagages car elle estime qu'il est bien temps de quitter son nid).
En vérité, Wein a de bonnes intentions mais ne s'embarrasse pas de les mettre correctement en forme. C'est confondant de naïveté. Il voulait monter une équipe avec des membres qui se détestaient mais qui, devant l'adversité, comprendraient qu'ils sont plus forts ensemble -mieux qu'ils étaient semblables, au-delà de leurs origines géographiques et sociales. Mais tout cela se brise vite quand on se rend compte qu'en fait Wein entretient certes une certaine tension mais la cantonne surtout à deux personnages (Thunderbird et Sunfire, absolument imbuvables). Il n'y a pas d'animosité équivalente entre le Hurleur, Wolverine (même si ce dernier a les oreilles cassées par le cri de son collègue), Diablo, Tornade, Colossus. Sans doute faut-il voir là la véritable raison qui motivera Claremont à sacrifier Thunderbird puis à écarter Sunfire (qui, déjà, du temps de Neal Adams, n'avait pas réussi à s'intégrer aux X-Men) : trop grossièrement taillés, ils étaient trop difficiles à nuancer et à placer dans un collectif durable.
Détail troublant : la veuve de Wein avoue, dans la postface, avoir consenti à quelques retouches des dialogues pour qu'ils ne provoquent pas de débats, et on devine que ces corrections ont lissé des échanges impliquant Thunderbird et Sunfire.
Voilà pour la partie scénario. Maintenant, examinons la partie graphique de cette hommage.
Marvel et l'editor Jordan White ont donc confié à 36 artistes contemporains le soin de refaire les planches de Cockrum. On pouvait espérer une sorte de casting idéal, avec le gratin des dessinateurs Marvel pour saluer le défunt co-créateur des X-Men modernes. En réalité, c'est beaucoup moins ambitieux. Il y a des dessinateurs très talentueux réunis ici, mais aussi d'autres franchement plus moyens et même médiocres. On se demande quels ont été les critères pour les retenir, même si on devine que certains ont candidaté pour l'occasion en étant des fans de longue date et que d'autres ont été recrutés pour sans doute faire le nombre parce que des vedettes étaient déjà occupées ailleurs. C'est un peu dommage. Mais le souci est souvent ailleurs que dans le prestige des invités.
Il ne s'agit pas avec ce Tribute de recopier à l'identique les pages originales, en en respectant le découpage et les effets de style. Cockrum était un narrateur particulier dont le trait a souvent été gâché par des encreurs abominables (Sam Grainger a massacré de nombreux épisodes de ses X-Men). Par ailleurs, il ne brillait pas par son audace : c'était un dessinateur à l'ancienne, qui servait le script avant de chercher à se faire mousser. Par conséquent, aujourd'hui, bien peu d'artistes se réclament de Cockrum et peu de lecteurs le situent dans leur top parce qu'il est considéré comme démodé, faiblard. Il n'a pas l'aura d'un Kirby, la modernité d'un (Neal) Adams, et sa succession par John Byrne a achevé de l'éclipser. Pourtant, Chris Samnee, ci-dessus, a su merveilleusement respecter le travail de Cockrum sans le singer, dans un moment critique de l'apparition de Diablo.
Lorsqu'on revient sur les planches d'un artiste, il y a deux options et il semble que Marvel ait laissé à chacun la liberté pour interpréter la partition de Cockrum. Soit, donc, on reste proche de l'original ; soit on s'en éloigne radicalement pour proposer une variation plus moderne. C'est ce second choix qu'a fait Marguerite Sauvage.
Lorsque Tornade nous est présentés en 1975, Cockrum découpe la scène avec un quasi "gaufrier" en huit cases, typique de son oeuvre (suivre le script, produire une scène lisible, efficace). Sauvage, aun contraire, opte pour une presque pleine page au centre de laquelle elle dispose Ororo, pour un résultat plus illustratif. Mais finalement le résultat est très beau, parfaitement exécuté, et aurait pu (dû) servir d'exemple à ses camarades.
Encore faut-il en avoir le talent. Ce qui n'est pas le cas de Bernard Chang quand il faut introduire Sunfire. Encore une fois Cockrum fait preuve de sobriété : trois bandes, sept cases, des angles de vue très neutres, pas d'esbroufe.
Chang, lui, se prend les pieds dans le tapis en voulant jouer les audacieux à coups de cases tangentes qui rendent le flux de lecture biscornu (le regard va de haut en bas puis de droite à gauche et de gauche à droite). C'est plus dynamique mais aussi inutilement tarabiscoté. J'ai cru déceler une volonté de copier un découpage façon J.H. Williams III, mais c'est un artiste d'une maîtrise telle qu'il est risqué de l'imiter sans paraître ridicule.
On pourrait continuer comme ça pendant longtemps, surtout que Giant--Size X-Men a été écrit en quatre chapitres, dont le premier consiste uniquement à nous présenter les nouveaux mutants, et le deuxième à raconter ce qui est arrivé à l'équipe originale. Les choses bougent vraiment à partir du troisième acte quand tout ce beau monde part pour l'île de Krakoa sauver les premiers X-Men. Sur place, la situation se corse et les pièges se dressent en nombre.
On comprend que Cyclope a pu s'enfuir avec le consentiment de l'île qui est elle-même une mutante affamée, se nourrissant de ses semblables. Les X-men d'hier et d'ajourd'hui sont donc son casse-croûte et avant que Angel ne le révèle aux secours, Krakoa tentent de tuer les recrues de Charles Xavier. Cela fournit plusieurs scènes spectaculaires où des binômes doivent échapper à des traquenards. Cockrum produit des pages efficaces encore une fois, qui mettent en valeur les pouvoirs des mutants et le décor de l'île. Ces moments nécessitent de l'artiste une compétence pour combiner détails et clarté. A ce jeu,Ramon Rosanas s'en tire très bien en modifiant à bon escient le découpage initial sans en trahir l'esprit et les effets. On obtient deux façons de raconter une même péripétie.
Enfin, dans le quatrième chapitre, tout s'accélère : la vérité sur Krakoa oblige les X-Men des deux générations à affronter l'île. C'est un adversaire démesuré et une bataille épique. Cockrum restitue magistralement l'intensité et l'ampleur du combat avec des planches contrastés, un encrage appuyé, un découpage direct, puissant. Il est clair qu'à cet instant c'est lui qui tient les commandes en convertissant le script de Wein en une collection de pages spectaculaires (malgré un texte envahissant, comme c'était le cas à l'époque, où on n'hésitait pas à être redondant).
Ce segment est diversement réinterprété aujourd'hui par les artistes modernes. Certains comme Pepe Larraz ont choisi de reproduire à l'identique la page de Cockrum, comme conscient qu'elle était parfaite. D'autres comme, ci-dessus, Mike Del Mundo bouscule tous les meubles et la réécrivent graphiquement pour valoriser des éléments précis comme la représentation des pouvoirs combinés de Polaris et Tornade dans une case verticale occupant toute la hauteur de la page. La couleur directe renforce cette impression de recréer une planche en en soulignant les effets spéciaux, même si, pour le coup, Del Mundo qui adore d'habitude découper ses planches avec des fondus enchaînés est tout compte fait très sage avec ici des cases bien détachées.
J'aurai pu choisir d'autres exemples ou commenter plus de planches mais cela aurait transformé la critique en une analyse exhaustive dont je redoutais qu'elle ne soit indigeste à lire. Mon intention était différente : je souhaitai surtout montrer que d'une part l'exercice était quand même intéressant (différent par exemple du remake à l'identique de Psychose d'Hitchcock par Gus Van Sant) tout en étant, d'autre part, fondamentalement, intréséquement, inégal.
Mais cette inégalité est surtout le fruit des talents. Marvel a eu raison de saluer la mémoire et le travail de Wein et Cockrum et de laisser des artistes d'aujourd'hui libres de redessiner les planches d'un épisode historique. En revanche, on peut discuter de la qualité de ces réinterprétations et du bien-fondé de l'entreprise. Car ce qui manque à ce Tribute, c'est une direction précise : en l'état, le résultat est mi-chèvre, mi-chou, parce que certains ont été (trop) sages, d'autres trop faibles. L'écart entre le niveau des dessinateurs est trop criant pour que l'initiative soit aussi légitime qu'espéré et peut-être aurait-il été plus judicieux de recruter moins d'intervenants. Ou alors de mieux les choisir (après tout, pour Marvel Comics #1000, on avait droit au même format mais avec une liste d'artistes autrement plus impressionnante).
Et puis le moment tombe un peu mal aussi. S'il était sorti avant X of Swords, cet hommage aurait bénéficié d'une meilleure exposition - pas sûr que cela intéresse beaucoup de jeunes lecteurs de relire une version contemporaine de cet épisode quand les mutants sont au bord de la guerre avec les survivants de l'île soeur de Krakoa.
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