La série de Matt Kindt et Matt Smith est devenue un rendez-vous que j'attends avec gourmandise. Folklords s'est imposée sans forcer, par la seule force de son histoire et de son graphisme efficace et sobre. Mais aussi parce qu'elle suggère, de manière subtile, une autre dimension, un subplot encore cryptique mais très accrocheur sur la notion même de conte.
Ansel revient à lui dans la cabane où il a suivi la piste de son ami, l'elfe Archer, et de l'orpheline Greta. Mais mauvaise surprise : c'est cette dernière qui l'a piégé et s'apprête à le torturer comme d'autres enfants avant lui.
Par le passé, Greta et son frère Hanz ont échoué ici, après avoir fugué du village. Nourris de friandises, ils n'ont pu s'échapper, Hanz devenant même un monstre assassin pendant l'absence de leur hôte, Tines, un des bibliothécaires.
Pour garder un souvenir de leurs victimes, Greta les dessine avant leur trépas. Hanz saisit ses instruments de torture et s'apprête à les utiliser sur le malheureux Ansel. Mais on frappe à la porte de la cabane et Greta va voir qui est-ce, interdisant à son frère de commencer sans elle.
Lorsque des bruits de lutte parviennent jusqu'à Hanz, Ansel l'encourage à aller aider sa soeur. Puis il en profite pour se libérer. Il découvre ensuite que c'est la vilaine femme, précédemment croisée dans la forêt, qui se bat avec ses geôliers et lui ordonne de fuir.
Après les avoir tués, elle met le feu à la cabane et invite Ansel chez elle pour le soigner. Elle lui révèle que Archer l'a trahi. Puis il évoque sa quête, proposant à la vilaine femme de l'accompagner...
Tout dans Folklords a un air de déjà-vu : le décor, qui emprunte aux contes ; la construction du récit, avec chaque épisode consacré à une étape initiatique pour le jeune héros de la série ; les personnages, familiers...
... Mais c'est une impression trompeuse car Matt Kindt apprécie visiblement de tordre le cou aux clichés. Et ce troisième numéro illustre parfaitement cette tendance. On avait quitté Ansel en fâcheuse posture, prisonnier dans une cabane, ligoté à une planche où il allait être probablement torturé. Par qui ?
Et, surprise, ce n'est pas un ogre (ou une créature inquiétante équivalente), mais la jeune Greta, rencontrée dans la forêt, qui joue le rôle du bourreau. Elle déroule l'origine de son séjour ici - comme Ansel, elle a fugué, mais elle a été piégée avec son frère par un bibliothécaire ermite à coups de confiseries empoisonnées. Ce dernier disparu, elle a transformé sa cabane en cabinet des horreurs, attirant des innocents pour les supprimer tout en les dessinant avant leur décès pour conserver un souvenir.
En voyant cette jeune fille à qui on donnerait littéralement le Bon Dieu sans confessions, avec ses nattes blondes et son tablier bleu, son visage angélique, personne ne pouvait se douter du monstre qu'elle était. Contrairement à son frère, défiguré à force de se gaver de bonbons et devenu demeuré.
Kindt s'y entend pour faire monter la tension et on s'inquiète franchement pour le malheureux Ansel à qui on promet un très mauvais moment. D'où viendra son salut ? En voix off, le narrateur insiste, en ouverture et en clôture de l'épisode, sur la notion d'omniscience : cela renvoie au scénariste lui-même mais aussi au lecteur de l'histoire, les deux seuls (peut-être) à savoir ce qui peut se passer. A moins que tout ça ne les dépasse et que ce soit en vérité le récit qui le agisse plus qu'il n'influence le cours des événements.
C'est donc un sauveur aussi inattendu que le vrai monstre dont viendra le salut d'Ansel. Avant d'ultimes pages, mystérieuses, envoûtantes, qui nous entraînent vers une bibliothèque étrange, ajoutant à l'intrigue souterraine de Folklords, celle où se situent les rêves d'Ansel et d'autres indices sur la nature véritable de la série.
Confier les illustrations à Matt Smith est l'autre riche idée de la série (car si, comme c'était prévu initialement, c'était Kindt qui s'en était chargé, l'objet aurait été bien différent, assurément moins accessible, moins séduisant). Son style est simple, son trait sobre, dépouillé, son découpage lisible, classique.
Mais le diable est dans les détails, et il ne faut pas juger cette histoire à son apparence. Smith est un appât efficace et indéniable pour alpaguer le lecteur : on pénètre dans ce récit facilement, Ansel est un héros sympathique, le cadre a quelque chose d'immédiat, d'évident. Et pourtant, tout cela nous emmène ailleurs par petites touches : les costumes par exemple sont éloquents (Ansel avec son costume de collégien "normal" tandis que tous les autres sont vêtus comme des personnages de fables), les attitudes et les expressions ensuite (l'angoisse légitime d'Ansel face au calme déterminé de Greta ou le côté rustre de la vilaine femme).
Le découpage est d'une fluidité remarquable comme en témoigne la scène d'ouverture, avec des dessins d'enfants inquiétants, qui conduisent à la position périlleuse d'Ansel et au programme sinistre que lui réserve Greta. Ou, plus tard, quand la vilaine femme soigne Ansel, au coin d'un feu de cheminée, alors qu'elle lui révèle la trahison d'Archer ou qu'il lui parle de sa quête (le contraste entre l'ambiance apaisante et la tension électrique des dialogues fonctionne à fond).
D'une bande dessinée qui traite de la narration, de l'art de conter, on entend qu'elle soit à la hauteur de ses ambitions sans sacrifier à la nuance. Matt Kindt et Matt Smith font mieux que ça en distillant en experts les indices comme on sème de petits cailloux, ferrant le lecteur en lui donnant des frissons délectables et un mystère fascinant.
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