HAWKEYE #1 : LUCKY
(Août 2013)
"This is what he does when he's not being an Avenger." :
le credo de la série.
Blessé après une mission en solo, Clint Barton passe six semaines à l'hôpital et regagne son domicile, dans un immeuble où des mafieux russes viennent prélever les loyers et n'hésitent pas à expulser les habitants qui ne les paient plus. Notre héros décide de prendre les choses en main et propose à Ivan, le chef des "Dracula tracksuits", de racheter l'immeuble. Mais la transaction dégénère et dans la bagarre qui suit, un chien est blessé. Clint transporte l'animal chez un vétérinaire...
"Okay... This looks bad." : le leitmotiv de la série.
Clint découvre que son immeuble est sous la coupe
de mafieux russes...
On note d'entrée deux points essentiels pour le projet de Matt Fraction quand il reprend la série Hawkeye : d'abord, le titre complet tel qu'on le lit sur la page des crédits est "Clint Barton, a.k.a. Hawkeye", ce qui signifie clairement que le vrai héros est moins l'archer vedette des Vengeurs que son alter ego au civil, et ensuite, comme pour souligner ce fait, il est précisé que l'on va découvrir ce qu'il fait quand il n'est pas avec les Vengeurs.
Les codes super-héroïques sont donc détournés pour se focaliser sur l'aspect humain du personnage. Et c'est un angle pertinent car, si l'on y réfléchit, Hawkeye n'est pas un super-héros au sens où il n'a pas de super-pouvoirs. Il n'est ni un super-soldat scientifiquement amélioré comme Captain America, ni un savant avec une armure comme Iron Man, ni un dieu comme Thor, ni un mutant comme Wolverine, etc. Ce n'est "que" un formidable archer, ancien vilain repenti, désormais chef des Secret Avengers.
Le résumé de cet épisode tel que je l'ai rédigé peut donner le sentiment d'un récit anecdotique et plat. Fraction déjoue ces écueils en déstructurant sa narration, avec des flashbacks resserrés : les lignes de temps sont en effet étroites, entre les deux périodes principales de l'histoire - du moment où Clint sort de l'hôpital et découvre la situation de ses voisins puis celui où il va négocier avec les russes avant de les affronter. Cette déconstruction dynamise les évènements et introduit du suspense, une profondeur de champ. Elle permet au scénariste de jouer avec les ellipses tout en, finalement, zappant peu de scènes une fois dans le vif du sujet (à partir du moment où Clint propose de l'argent à Ivan jusqu'à sa nuit chez le vétérinaire, on a droit à une longue séquence pratiquement d'un trait).
L'autre enjeu, c'est de donner une humanité au héros : cela passe, visuellement, par le fait qu'on ne le voit que deux pages en costume (lors de son accident) puis le reste en civil, mais surtout en le représentant au prise avec des problèmes très quotidiens, terre-à-terre. Matt Fraction nous montre les coulisses, ce qu'est un justicier costumé quand il n'est pas en mission avec d'autres collègues : ainsi Clint Barton réside dans un quartier populaire, assez pauvre même, entouré de gens ordinaires, de condition modeste, de plusieurs ethnies et d'âges différents. Lui-même est décrit comme un type banal, discret, plein d'auto-dérision, mais aussi volontaire. Sa décision de débarrasser son immeuble des russes est au moins autant motivé par son souci d'être tranquille que par l'envie d'aider ses voisins.
Dernier point, et non des moindres, le parcours effectué par le personnage dans cet épisode est mis en parallèle avec celui du chien qu'il va sauver : tout commence à l'hôpital avec Clint bien amoché et se finit dans le cabinet d'un vétérinaire avec le cabot esquinté. Bien qu'il se défende d'être le maître de l'animal, il est clair que Clint s'y attache plus que par amour des bêtes : comme Arrow, dont le nom est un clin d'oeil du destin à ses armes de prédilection, Barton est aussi un chien errant, abandonné, élevé dans la rue, et sauvé par la providence d'une rencontre (en l'occurrence sa jeunesse dans un cirque). La métaphore est peut-être simpliste et trop sentimentaliste mais elle fonctionne joliment, et il est impossible à la fin de l'épisode de ne pas aimer ce clébard, d'être ému par sa relation avec le héros.
... Et il décide de le racheter.
Visuellement, l'épisode est très impressionnant et donne à la série un cachet remarquable. Depuis son run sur Immortal Iron Fist, David Aja s'était fait discret, dessinant ici un one-shot de Wolverine (Debt of death, écrit par David Lapham), là des épisodes de Secret Avengers (le #6 avec Michael Lark, écrit par Ed Brubaker, puis le #18, écrit par Warren Ellis), et se consacrant surtout à l'illustration de couvertures et de character's designs (pour Valiant comics notamment). Une réserve frustrante pour cet artiste virtuose.
Son engagement sur Hawkeye signe son grand retour, avec un personnage qu'il apprécie visiblement beaucoup, depuis longtemps (dans la postface de ce #1, on trouve un dessin datant de 1991). La couverture distingue déjà la production avec son utilisation très esthétique de l'espace négatif, une colorisation franche (de Matt Hollingsworth) et un lettrage élégant (signé Chris Eliopoulos). Les pages intérieurs confirment la forme éclatante du dessinateur.
Aja réalise toutes ses planches digitalement puis les scanne pour les encrer. Son trait s'est épaissi (depuis Iron Fist) et épuré, évoquant encore davantage l'influence de Mazzucchelli sans l'imiter platement. Avec une économie d'effets prodigieuse, il prodigue de l'expressivité à ses personnages, soignant notamment leurs attitudes.
Mais c'est surtout son découpage, la disposition de ses vignettes, sa manière de jongler avec le texte (une voix-off très présente notamment), les raccords qui servent de liaison entre les lignes temporelles du récit, qui sont extraordinaires. Il se dégage de ses planches une densité et une vivacité incomparables, qui bonifie le script.
Pour un début, c'est (déjà) un coup de maître.
*
HAWKEYE #2 : THE VAGABOND CODE
Sa précédente aventure a fait prendre conscience à Clint Barton qu'il avait à coeur d'agir en dehors des Vengeurs mais qu'il avait quand même besoin d'aide : il demande donc à Kate Bishop, membre des Jeunes Vengeurs, archer comme lui et qui avait pris son alias d'Hawkeye quand il opérait sous le masque de Ronin, de lui prêter main-forte. Intrigué par des graffitis en ville, Clint reconnaît le "code des vagabonds", une astuce graphique qu'utilisaient les gens du cirque et les s.d.f. pour éviter les forces de l'ordre. La représentation que donne le mystérieux Cirque de Nuit à l'hôtel Metropol, en présence du gotha, met la puce à l'oreille du héros sur une opération criminelle d'envergure...
"Le Cirque de Nuit" : une parodie du Cirque du Soleil...
Et une troupe de "voleurs de voleurs".
Pour ce deuxième épisode, Matt Fraction modifie un peu son projet tout en gardant le sel du premier chapitre. La modification principale vient de l'ajout d'un personnage à la série, qui mériterait alors de s'appeler "Hawkeyes" au pluriel, puisque Kate Bishop devient la partenaire de Clint Barton.
Il ne s'agit cependant pas pour le scénariste de créer un couple romantique de plus (actuellement, Clint, rappelons-le, vit une relation avec Spider-Woman), mais plutôt de s'inspirer d'un tandem tel que celui de la série Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers en vo...), avec John Steed et Emma Peel - cette inspiration sera confirmée dans l'épisode suivant, avec des clins d'oeil esthétiques évidents.
L'idée est astucieuse et amusante : elle insuffle une dynamique malicieuse, un suspense habile, à la série. Kate Bishop est décrite comme une jeune femme au caractère bien trempée, qui teste Clint Barton pour savoir pourquoi il veut vraiment faire équipe avec elle. Clint voit davantage en elle qu'une héritière (au propre - car elle vient d'un milieu aisé - comme au figuré - car elle est archer et a pris le même surnom que lui) que comme une surdouée, supérieure à lui (dans la pratique du tir à l'arc comme dans l'action en général).
Cela se traduit concrètement dans l'intrigue puisque encore une fois il est rudoyé et mis k.o. par ses adversaires et c'est elle qui le tire de ce mauvais pas. Avant cela, c'est aussi elle qui leur permet d'infiltrer la soirée à l'hôtel Metropol où le Cirque de Nuit donne son spectacle, devant une assemblée de notables, dont certains sont des malfrats bien connus (on voit le Caïd, Mme Masque, Tombstone, le Hibou, Hammerhead...). En fait, c'est le coeur de l'histoire : les saltimbanques sont des voleurs de voleurs - et Clint et Kate vont à leur tour voler les voleurs de voleurs (ce qui, quand Wilson Fisk le découvrira, annonce une revanche future...).
Narrativement, Fraction traite cet épisode en employant une narration éclatée comme précédemment, afin là aussi de donner du nerf au récit : il l'ouvre d'ailleurs avec une scène spectaculaire où les héros sont en fâcheuse posture.Cependant, ce chapitre est moins découpé que le premier et se concentre davantage sur l'action, avec bonheur.
En passant, Clint se trouve confronté à un épéiste qui a été formé par Jacques Duquesne, le Swordsman, mentor d'Hawkeye quand il a intégré le cirque dans sa jeunesse. Fraction se sert de cette référence sans que le lecteur qui ne connait pas tout le passé du héros soit perdu mais en faisant plaisir au fan de longue date.
David Aja livre des planches encore plus sidérantes que pour l'épisode précédent et sa complicité avec le coloriste Matt Hollingsworth (qui excelle à utiliser une palette réduite, où dominent le bleu et le mauve - les couleurs du costume d'Hawkeye - et laisse quelques cases en noir et blanc - comme des arrêts sur image ou des ralentis) et le lettreur Chris Eliopoulos est jubilatoire.
Peu d'artistes actuels (à part JH Williams III, et des indépendants comme David Mazzucchelli ou Chris Ware) savent aussi bien que Aja découper leurs planches sans céder à l'esbrouffe mais en cherchant à rendre chaque image, chaque page éloquente, en dosant leurs effets.
Le "morceau de bravoure" de l'épisode est la planche ci-dessous, composée de 24 plans (!), où l'expressivité des personnages, la valeur de chaque vignette, leur enchaînement, l'architecture même de la page est un tour de force en même temps qu'une démonstration d'intelligence narrative.
un chef d'oeuvre de David Aja.
Encore plus haut, encore plus fort : la série fait vraiment très fort.
*
HAWKEYE #3 : CHERRY
(Octobre 2013)
"Okay... This looks bad. Really... Really bad.
But believe or not... It's only the third most-terrible idea
I've had today and today I have had nine terrible ideas."
Résolu à trier ses flèches et à les étiqueter pour les reconnaître quand il s'en sert, Clint s'absente pour acheter du café quand Kate lui fait remarquer qu'il n'en a plus. Il rencontre alors une séduisante rousse qui possède une Dodge challenger 1970, la voiture de ses rêves. Elle est prête à la lui vendre sur-le-champ. Après une partie de jambe-en-l'air avec la belle Cherry, Clint voit débarquer les "Dracula tracksuit" (ces mafieux russes à qui il s'est déjà frotté dans le #1) qui enlève la fille et sa voiture. Kate arrive à la rescousse peu après et c'est parti pour une folle course-poursuite...
Avec ce troisième épisode, Matt Fraction livre son meilleur travail depuis le début de sa reprise de la série : tout ce qui fonctionnait précédemment est encore plus jouissif ici et le principe du titre, fonctionnant sur le principe de "done-in-one stories" (des épisodes avec une intrigue bouclée), est exploitée à merveille.
Soit donc des ingrédients, somme toute classiques, mais parfaitement développés en une vingtaine de pages à la fois drôles et palpitantes, où Clint Barton commence sur une bonne intention (ranger son arsenal) et dérape très vite (il trompe Spider-Woman avec une inconnue, qui ressemble d'ailleurs de manière troublante à la Veuve Noire Natasha Romanov, une de ses ex) puis se fait rosser par les malfrats russes (des homologues de ceux rencontrés dans "Lucky"), et enfin s'engage dans une car-chase mouvementée avec Kate Bishop.
C'est peu dire qu'on se régale en lisant ce qu'a mijoté Fraction qui fait feu de tout bois, avec des personnages bien caractérisés, un tempo infernal, des réparties savoureuses (le duo Clint-Kate est digne des meilleurs couples de la "screwball comedy" classique avec le gimmick des flèches - en particulier la flèche-boomerang dont l'emploi se révèlera crucial in fine).
L'autre prouesse qu'accomplit le scénariste est de livrer une histoire aussi efficace que n'importe comic-book super-héroïque digne de ce nom en déjouant les codes du genre (pas de costumes, pas de super-vilain). Surtout, il joue à fond la carte de la référence à Chapeau melon et bottes de cuir, avec un humour pince-sans-rire, où Kate Bishop assure les arrières de Clint Barton (deux fois k.o. dans l'affaire).
"Boomerang arrow, Kate -- It comes back
to you in the end. Boomerang. Respect it."
David Aja s'est visiblement lui aussi éclaté à dessiner cet épisode dans lequel il fait encore une fois des étincelles.
Son découpage est une leçon (encore) : ses pages sont construites comme de vraies morceaux de musique, avec des séries de vignettes identiques dans leur format puis de plans plus larges, ce qui donnent un rythme extraordinairement fluide à la lecture. A l'heure où tant de dessinateurs adeptes du "tape-à-l'oeil" usent et abusent des doubles pages, Aja ne réalise pas une seule "splash-page" de tout l'épisode et pourtant c'est fabuleusement aéré, vivant, avec une gestion de l'espace impeccable.
Son découpage est une leçon (encore) : ses pages sont construites comme de vraies morceaux de musique, avec des séries de vignettes identiques dans leur format puis de plans plus larges, ce qui donnent un rythme extraordinairement fluide à la lecture. A l'heure où tant de dessinateurs adeptes du "tape-à-l'oeil" usent et abusent des doubles pages, Aja ne réalise pas une seule "splash-page" de tout l'épisode et pourtant c'est fabuleusement aéré, vivant, avec une gestion de l'espace impeccable.
Chez lui, chaque plan est pensé, soupesé, juste, et personnages comme décors sont au diapason, avec des expressions, une gestuelle naturelles.
Il glisse lui aussi des clins d'oeil à Chapeau melon et bottes de cuir en habillant Kate Bishop d'une tenue identique à celle que portait Emma Peel/Diana Rigg dans le feuilleton.
Ce talent qu'il a pour animer des scènes intimistes, avec juste deux personnages qui discutent, est intact quand il s'agit de traiter les séquences d'action : savoir dessiner une course-poursuite est un exercice redoutable qui exige de varier les angles, de donner l'illusion du mouvement, de la vitesse, de traduire les impacts, le crissement des pneus, etc. Il faut imiter le cinéma sans renoncer à la bande dessinée, et donc choisir chaque image avec soin, produire des enchaînements de cases. Aja s'acquitte de cette tâche avec une maestria confondante.
La colorisation donne la part belle à des teintes plus chaudes, avec des bruns, des beiges, du rouge, du marron, donnant un look typique des photos de films des 70's à l'épisode : encore, là aussi, un travail admirable de Matt Hollingsworth.
Trois épisodes, trois réussites. Quelle somptueuse relance ! Droit dans le mille !
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