samedi 18 septembre 2010

Critique 163 : PETITS MIRACLES, de Will Eisner



PETITS MIRACLES est une compilation de quatre récits écrits et dessinés par Will Eisner, publiée en 2000 par DC Comics et traduit en France chez Delcourt en 2001.

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(Extrait de Le Miracle de la Dignité.) 

- 1/ Le Miracle de la Dignité (15 pages). L'oncle Amos était un petit escroc qui mendiait pour survivre, jusqu'à ce que l'oncle Irving le tire de là en lui accordant un crédit, sous la forme d'un chèque de 5 000 $ et en lui confiant la gérance d'une de ses boutiques dans le quartier du Concourse. Tandis qu'Amos va s'enrichir, Irving voit ses affaires péricliter au point de lui demander de le rembourser. La générosité d'Amos lui vaut la considération de sa communauté. Mais dix ans plus tard, il est ruiné et c'est son neveu Julius, dont il a payé les études, qui rachète don commerce. De retour dans la rue, personne n'osait plus aider Amos de peur qu'il ne se vexe.

- 2/ Magie de rue (7 pages). Des adolescents belliqueux veulent tendre un piège à un jeune voisin qui ce jour-là se promène en compagnie de son petit cousin. Ils lui proposent un marché : s'il pioche dans une casquette un petit papier, il accepte ce qui est écrit dessus (soit, disent-ils, une bonne raclée, soit le droit de continuer son chemin tranquillement - en vérité, les deux papiers promettent une correction). La victime déjoue les plans de ses bourreaux en avalant le papier qu'il a choisi. Ainsi, il échappe à la raclée puisqu'il a dû avaler le papier qui lui garantissait de poursuivre sa promenade sans ennui !

- 3/ Un Nouveau dans le Bloc (45 pages). Un jeune garçon surgit de nulle part dans le quartier et est recueilli par Melba, libraire. Elle lui loue une chambre chez les Rizzo, dont la mamma se persuade rapidement qu'il est son fils, Silvio, pourtant mort de la polio des années auparavant. Le garçon prend peur et s'enfuit. La présence de l'inconnu semble provoquer plusieurs miracles dans le voisinage. Melba, qui l'héberge en secret, lui apprend à lire et à parler puis découvre qu'il est l'héritier des Rensaliers, kidnappé 14 ans auparavant mais jamais rendu à sa famille après que la livraison de la rançon se soit mal déroulée (il a donc été probablement entretenu par son ravisseur dans des conditions très dures). Les Rizzo s'en remettent au Père Vincent pour retrouver le garçon et l'identifier formellement. Un inspecteur des écoles, Bogen, est chargé de l'enquête et suit Melba chez qui il surprend le garçon. Une fois de plus, effrayé, il disparaît. Les querelles entre voisins reprennent. Melba finira vieille fille et on ne reverra pas plus l'inconnu dans le quartier.

- 4/ Une Bague de Fiançailles Spéciale (37 pages). Marvin Fegel et Reba Grepps sont tous deux enfants uniques et lourdement handicapés (lui a un pied-bot, elle est sourde et muette). Leurs mères arrangent leur mariage pour lequel le diamantaire Shloyma Emmis leur offre une bague. Reba recouvre l'ouïe et la parole mais se détache alors de Marvin pour participer à des mondanités et finit par demander le divorce. C'est alors que, peu après, elle perd la vue. Marvin revient vers elle et elle accepte de rester avec lui.

Des innombrables talents de Will Eisner, celui de nouvelliste équivaut certainement, voire surpasse, celui d'auteur de fresques. Petits Miracles en offre un exemple avec quatre récits dont la diversité de format prouve la virtuosité de ce génie : ici, la générosité humaniste côtoie l'émotion la plus tendre, l'ironie aiguisée, l'étrangeté quasi-fantastique.

D'où lui est venue l'inspiration pour ces quatre fables ? De sa propre enfance et de sa foi dans les miracles qui parsèment l'existence. Eisner s'affranchit des contraintes de la narration classique encore une fois, mais aussi des considérations esthétiques, au profit d'un écriture admirable de simplicité et d'efficacité.

Si je ne devais que conseiller une des histoires de ce recueil, je choisirai la deuxième, Magie de rue, qui, par sa concision et son humour si inspiré, a effectivement quelque chose d'aérien : on ne peut s'empêcher de tomber sous le charme de la manière dont son héros se sort d'une périlleuse situation, et de l'intelligence malicieuse avec laquelle Eisner nous la conte.

Mais en vérité, désigner un segment en suggérant que les autres lui seraient inférieurs est une erreur, car les quatre récits sont merveilleux. En somme, les premiers de ces Petits Miracles sont la finesse et la virtuosité avec lesquelles Eisner nous les sert.

Prenez l'histoire de l'oncle Amos : son prologue est délicieux, comment il filoute l'oncle Irving, puis lorsqu'il devient plus riche que lui et continue malgré tout à le gruger, avant que la fortune lui tourne le dos jusqu'à le renvoyer où on l'a découvert. C'est à la fois un conte cruel, mais aussi plein de fantaisie, au héros roublard mais attachant, et la morale est admirable sans être hautaine. Eisner ne peut s'empêcher d'aimer ses personnages, si bien qu'il nous les fait aimer aussi, même quand il s'agit de fieffés malandrins.

La pièce de résistance de l'album est Un nouveau dans le bloc. Pas seulement parce qu'il s'agit du plus long chapitre du livre mais aussi parce que c'est là que l'auteur prend en fait le plus de risque. Ce qu'il narre est invraisemblable, les éléments qu'il manie sont fantaisistes - l'enfant sauvage, la mamma italienne hystérique, la découverte de la libraire sur le passé du garçon, l'espèce d'influence bénéfique puis maléfique que ce dernier semble exercer sur le quartier - mais c'est comme si Eisner avait cumulé ces obstacles pour mieux les surmonter et arriver quand même à nous convaincre. La fluidité dans la relation des événements est extraordinaire, au moins autant que l'histoire elle-même, et on tourne les pages sans interruption, curieux de savoir où cela va aboutir, comment cette intrigue farfelue va se dénouer - et même justement ce faux dénouement passe comme une lettre à la poste.
Chez Eisner, en somme, tout s'accepte par la grâce d'une façon de raconter si habile que le plus improbable devient évident.

Enfin, la romance compliquée entre Marvin et Reba conclut ce volume avec le même succès. Là encore, Eisner dispose une somme de choses totalement outrancières, exagérées : on nage en plein mélodrame avec cette histoire d'éclopés dont l'union est manigancée par des mères très persuasives. Tout est convenu et prévisible, du rétablissement de Reba à son odieuse attitude envers Marvin une fois qu'elle lui préfère les frivolités de la vie mondaine aux obligations de la vie conjugale et qu'elle lui avoue être embarrassée de traîner un handicapé comme lui.
Oui, tout là-dedans flirte avec le ridicule, le grotesque, tout est "too much". Mais Eisner relève le défi de surmonter ces écueils pour livrer in fine une fable touchante, à la faveur d'un rebondissement incroyablement théâtral (la cécité de Reba comme une sorte de punition divine suivant la mort du joaillier et l'ingratitude de la jeune femme). 
Quelle démonstration d'équilibriste que de jouer avec des éléments dramatiques aussi soulignés sans jamais sombrer dans une résolution grossièrement écrite !

Visuellement, Eisner produit des planches magnifiques, où il se passe volontiers de tracer des cadres pour représenter l'action de ses personnages. On passe ainsi d'une image à l'autre, d'une page à la suivante sans être jamais freiné par une réflexion sur l'espace inter-iconique (ce qui se passe entre deux cases).
Lorsqu'il veut provoquer un saut dans le temps ou l'espace, Eisner glisse quelques lignes de texte, qui résument sobrement ce qui s'est passé sans avoir été montré, ou a recours à une mise en scène elliptique qui évite aux récits toute visualisation vulgaire (ainsi, le meurtre crapuleux de Shloyma Emmis est plus deviné que vu, et pourtant on a l'impression d'y avoir assisté in extenso).

Les décors, comme toujours chez Eisner, sont traités avec un souci d'évocation plus que de reconstitution : en ayant recours à un encrage léger, souvent au lavis, il peut ainsi de permettre de silhouetter simplement un bâtiment, un perron d'immeuble, de suggérer une rue, de croquer sommairement un intérieur, mais cela suffit au lecteur pour situer parfaitement l'action, en saisir toute l'ambiance.

De même, l'artiste reste toujours à bonne distance de ses acteurs, ce qui permet au lecteur d'apprécier pleinement le langage du corps au même titre que l'expressivité des visages, pour lesquels Eisner s'affranchit du beau et du laid au profit du juste. C'est aussi pour cela que, lisant une de ses histoires, on éprouve ce sentiment rare d'avoir non pas affaire à des créatures de papier mais à de véritables individus, directement inspirés de la vraie vie.        

Ne vous passez as de ce livre magique qu'a réalisé le maître peu avant sa mort : il y prouve qu'en prenant de l'âge, c'est comme si c'est tout son art qui rajeunissait. 

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