jeudi 15 décembre 2011

Critique 295 : DROPSIE AVENUE, de Will Eisner

Dropsie Avenue est un roman graphique écrit et dessiné par Will Eisner, publié par l'auteur en 1995.
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La chronique sur un siècle du quartier de Dropsie avenue : des quelques fermiers hollandais qui y vivaient en 1870 jusqu'à l'implantation des communautés hispanique et noire dans les années 60, et entretemps les périodes dominées par le voisinage des Anglais, des Irlandais et des Italiens durant la première moitié du XXème siècle et après la seconde guerre mondiale, sans oublier l'installation durable des Juifs.
Dans cette artère du Bronx, un des quartiers originels de la ville de New York,on assiste à la cohabitation des puissants et des misérables, les uns perdant leur empire, les autres devenant les maîtres de ce territoire.
Dans une succession effrenée de saynétes de la vie quotidienne, au fil des grands évènements durant une centaine d'années, nous faisons connaissance avec une multitude de personnages haut en couleurs, aux trajectoires à la fois comiques et tragiques.
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Oeuvre tardive dans la carrière exceptionnelle de son auteur (mort en 2006), Dropsie Avenue est un de ses romans graphiques les plus accomplis, un livre de 170 pages, foisonnant, drôle, poignant, édifiant, virtuose, véritable concentré du l'art séquentiel théorisé magistralement par Will Eisner lui-même.
Les bandes dessinées de cet auteur essentiel, dont la modernité de l'expression en fait l'égal des grands maîtres des comics américains (comme Winsor McCay, Jack Kirby, Alex Toth, Alex Raymond, Charles M. Schulz..) mais surtout un artiste unique, atypique, sont pourtant de véritables pièges à critiquer. En effet, il est impossible d'y trouver matière à reproche mais il est aussi délicat de les comparer à quoi que ce soit dans le 9ème Art alors même que la production d'Eisner a inspiré quantité de ses pairs, que ce soit dans la forme (avec une inventivité incroyable dans le découpage par exemple) ou dans le fond (la diversité des sujets et de leur relation). 
Histoire de compliquer la tâche de celui qui veut en parler, Will Eisner a longtemps été d'abord (re)connu comme un auteur iconoclaste d'une bande dessinée plus classique, le mythique Spirit, croisement entre le super-héros, la pulp-fiction et la métatextualité de ces deux genres. Puis, esprit à la fois insatiable et expérimentateur, il s'est réinventé en un chroniqueur social en composant des "graphic novels" aux sujets variés.
Cependant, le thème de prédilection d'Eisner reste le récit urbain et la description des quartiers de New York. Peut-être a-t-il inspiré un romancier comme Paul Auster, qui signa sa propre Trilogie new-yorkaise (Cité de verre - adapté en bande dessinée par Paul Karasik et David Mazzucchelli, le plus brillant héritier d'Eisner et Toth réunis - , La chambre dérobée, Revenants)...
Dans la bibliographie de son auteur, Dropsie Avenue appartient à un tryptique comprenant également Un pacte avec Dieu (A contract with God) et Jacob le cafard (Life Force). Dropsie avenue (Dropsie avenue : The Neightborood) constitue une impressionnante une étude sociologique d'un quartier en perpétuelle métamorphose s'appuyant sur une galerie de personnages mémorables, traversant parfois le récit de manière fulgurante, d'autres fois de façon plus durable.
La grande force d'Eisner est de ne jamais juger ses héros ou de prendre parti pour telle ou telle communauté : il dépeint chacune sans complaisance mais souvent avec chaleur, malice et toujours avec lucidité. Nul mieux que lui n'occupe ce poste d'observateur avisé et omniscient mais jamais condescendant ou partisan. Et à travers cette plongée dans un territoire qui nait, grandit, vieillit et meurt, avant de renaître, comme un organisme vivant, Will Eisner parle des Etats-Unis dans ses heures les plus sombres ou les plus joyeuses, en insistant pertinemment sur le fait qu'il s'agit d'un pays peuplée d'étrangers, cohabitant bon gré mal gré.

D'un point de vue graphique, Eisner est en 1995 depuis longtemps au sommet de son art, qu'il a su théoriser avec passion et pédagogie (inspirant d'autres "artistes-professeurs" comme Scott McCloud). Son travail respire la liberté et est d'une fabuleuse audace.
Tel un acrobate, il accomplit des figures sans filet et s'affranchit de toutes les limites : la planche devient un espace où tout est possible, où les vignettes explosent pour devenir des séquences d'une fluidité époustouflante.
Ci-dessus, il transforme ainsi la page en une façade d'immeuble où les cases sont remplacées par le cadre d'une fenêtre ou l'entrée du bâtiment, théâtre d'une véritable nouvelle dramatique (une femme battue finit par tuer son époux avant d'être embarquée par des policiers). Une leçon de mise en page !  
Eisner passe ainsi de "splash-pages" à des gaufriers ou se livre à des illustrations débordantes les unes sur les autres. Il croque des trognes inoubliables et irrésistibles, donne à ses personnages une gestuelle outrageusement expressive, emballe sa narration ou prend son temps, avec une économie de traits redoutable, à la fois superbe et fruste.
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Un grand album, d'une densité et d'une souplesse exemplaires. L'oeuvre d'un maître en même temps qu'une histoire épique et toujours divertissante.

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