jeudi 14 octobre 2010

Critique 172 : TEAM-UPS OF THE BRAVE AND THE BOLD, de J. Michael Straczynski, Jesus Saiz, Chard Hardin, Justiniano et Cliff Chiang

Team-ups of the Brave and the Bold collecte les épisodes 27 à 33 de la série, publiés par DC Comics en 2009, écrits par J. Michael Straczynski et dessinés par Jesus Saiz (#27-30 & 32), Chard Hardin et Justiniano (#31) et Cliff Chiang (#32).
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La série anthologique The Brave and the Bold a été lancée en 1955 et a compté trois volumes depuis : c'est donc une institution de la firme DC Comics en même temps qu'une porte d'entrée commode pour faire connaissance avec ses personnages et son univers, si l'on ne suit ni ses séries régulières ni ses sagas. Le principe est simple : il s'agit d'aventures, brêves (un épisode le plus souvent, des arcs succincts autrement), entre deux personnages (voire deux groupes), l'un incarnant la bravoure (the Brave), l'autre l'intrépidité (the Bold). Mix de "buddy comics" et d'associations inattendues, on y rencontre à la fois une vedette et un partenaire moins célèbre.
Parti avec fracas de chez Marvel (suite à des désaccords éditoriaux sur ces trois dernières séries, Amazing Spider-Man, Fantastic Four et Thor), J. Michael Straczynski signe dans la foulé chez le concurrent et annonce plusieurs projets (le revamp des héros Archie Comics, The Mighty Crusaders ; Samaritan X sur un service hospitalier pour super-héros ; un graphic novel sur la jeunesse de Superman - Earth One - , puis les séries régulières Superman et Wonder Woman).
Finalement, ces épisodes de The Brave and the Bold sont le premier projet à être édité : pourtant, le résultat diffère du plan initial qui devait permettre au scénariste d'introduire progressivement les Mighty Crusaders dans le DCverse (ce sera fait via une mini-série, Red Circle, toujours pas éditée en album hélas !) et un teaser où figuraient The Shield, The Black Hood et The Fly avec Batman sera même diffusé.
Toutefois, JMS a su adapter ses projets et propose des tandems très originaux désormais rassemblés dans ce hardcover (en attendant les prochains épisodes), parmi lesquels Batman et Dial H for Hero ou Brother Power The Geek, Flash et les Blackhawks, Dr Fate et Green Lantern, Aquaman et Etrigan le démon, Atom et le Joker, ou le trio Wonder Woman, Zatanna et Batgirl. Ces récits font référence à la continuité mais sont compréhensibles sans qu'on connaisse les histoires auxquelles il est fait allusion (bien sûr, on les apprécie mieux en sachant à quoi ils se rattachent, en particulier Killing Joke d'Alan Moore et Brian Bolland et Justice League International volume 1 de Keith Giffen, J.M. DeMatteis et Kevin Maguire).
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- Death of a hero réunit Batman et Dial H for Hero (un cadran permettant à son détenteur de se transformer en super-héros de son choix). Cette histoire donne immédiatement le ton du recueil : il s'agit d'une fable où le cadran va donner l'occasion à un voyou de se racheter et à l'ado à qui il l'a volé de comprendre le sens et la valeur d'un acte héroïque.

Comme toute fable, l'histoire saisit par sa brièveté et sa morale que JMS délivre sans pesanteur, tout en subtilité. On retrouve toute la finesse des dialogues de l'auteur et son génie de la caractérisation, mais aussi sa volonté de dérouter en donnant finalement moins la vedette à Batman qu'à son partenaire dont le geste est plus spectaculaire et symbolique. C'est aussi l'occasion de mettre en scène pour la première fois et Batman et le Joker.

Les dessins de Jesus Saiz sont déjà impressionnants, d'une grande beauté, restituant à merveille les ambiances avec la complicité des couleurs de Trish Mulvihill. Pourtant, le meilleur reste à venir et ce premier round est presque modeste en comparaison avec ce qui suit.
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- Firing lines est en effet déjà un cran au-dessus, en termes de narration et d'illustrations.

Flash y est projeté, à la suite d'une expérience scientifique, en plein coeur de la seconde guerre mondiale, dans la Belgique occupée par les allemands. Il ne tarde pas à y trouver les aviateurs des Blackhawks, en mission dans les terres. Barry Allen doit alors tomber le masque et devenir soldat, en acceptant de tuer l'ennemi - ce qu'il ne fait jamais en temps normal.

JMS place le héros dans une situation où l'éthique le dispute au devoir : c'est une réflexion passionnante sur la différence entre le fait de rendre la justice derrière un masque, en respectant un code d'honneur, et le fait de se battre pour survivre et pour l'Histoire, contre des adversaires prêts à vous tuer.

Saiz réalise des planches magnifiques, synthétisant en une splash-page toute l'évolution de Flash, les épreuves qu'il traverse dans cette époque qui le force à changer d'attitude. La dernière image est saisissante et donne une puissance rare au récit. C'est fort. Et ce n'est pas fini !
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- Lost stories of yesterday, today and tomorrrow propose le duo le plus improbable du recueil avec Batman et un personnage obscur nommé Brother Power the Geek. Il s'agit à nouveau d'une variation sur le thème du sacrifice : la rencontre entre ces deux créatures de la nuit est pourtant un choc des cultures entre le dark knight qui est dérouté par ce revenant, apparemment immortel, dont les origines sont aussi nébuleuses que sa nature.

JMS écrit un récit déconcertant, échappant aux clichés du genre - pas de grandes batailles, de super-vilains en vue. Batman y est montré en train de sauver la vie de simples citoyens dans des circonstances somme toutes banales et Brother Power erre dans Gotham en tenant des propos étranges, renvoyant à son précédent séjour parmi les vivants dans les années 70. Il semble agir, se déplacer sans motif apparent, sinon celui de trouver la situation où sa condition lui permettra de retourner dans le sommeil dont il est inexplicablement sorti. C'est un récit très étrange, où JMS confronte moins deux personnages que deux époques et pointe les différences entre elles (très belle planche où sur 3 bandes de 2 vignettes chacune on compare des scènes quotidiennes à 35 ans d'écart et l'incommunicabilité qui s'est creusée entre les gens).

Maître-és ambiance nocturne depuis son passage sur la série Manhunter (de Marc Andreyko), Saiz signe des pages somptueuses, avec encore une fois une colorisation de première classe. C'est un épisode dont l'atmosphère prime sur l'histoire, à part dans cet album.
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- The Green and The Gold, soient Green Lantern et Dr Fate, ressemble à un autre exercice de style où le sens des mots, le choix des pseudonymes des deux héros conduisent presqu'à eux seuls le récit. D'abord, il y a le parallèle entre le titre de la série (brave/bold) et celui de l'épisode (green/gold), la rime de l'un avec l'autre, le fait que le talon d'Achille de Green Lantern soit la couleur jaune (dorée) qui est celle de Dr Fate, et enfin le jeu sur les vies multiples de ces deux héros (Green Lantern est le nom de plusieurs héros - Alan Scott de la JSA, Hal Jordan, Kyle Rayner, Guy Gardner, John Stewart - et Hal Jordan l'a été avant de devenir le maléfique Parallax puis de redevenir GL ; Dr Fate est l'hôte de Nabu et le heaume du magicien a été porté lui aussi par plusieurs hommes, Fate signifie destin en anglais et le destin ou plutôt la fatalité est au centre du scénario). Bref, JMS s'est amusé à dessein avec le background des deux personnages dont la réunion est placée sous le sceau des flashbacks et flashforwards : peut-on, autrement dit, convaincre dans le présent un ami de changer le cours de son existence dans le passé ?

L'histoire offre peu d'action, celle-ci apparaît comme un prétexte, mais le brio des dialogues compense largement et surtout l'habilité de la narration en fait un épisode à la fois malin et cruel. Avec deux personnages très puissants et spectaculaires, JMS déjoue les attentes et livre une fable intimiste et méditative (qui rappellera de bons souvenirs à ceux qui apprècient son Thor).

Saiz va faire une pause après cet épisode mais en profite pour nous gratifier d'un magnifique Dr Fate : il parvient à traduire le dilemme du personnage malgré son casque intégral. Son face-à-face avec Green Lantern, luttant pour infléchir le choix de son ami, a une belle intensité en même temps qu'il possède quelque chose d'éthéré.
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- Small problems est l'épisode qui triche le plus avec le principe de la série puisqu'il n'offre pas une association mais une authentique bataille entre ses deux protagonistes. Le titre est une allusion directe au pouvoir d'Atom en même temps qu'une manière d'ironiser sur les difficultés de sa mission.

Ray Palmer est en effet soumis à une situation délicate : il peut aider à soigner le Joker ! Sera-t-il à la fois assez brave pour cela, et assez intrépide pour visiter la psyché du criminel dément ?

En fait, Atom est à la fois le "Brave" et le "Bold" ici. Deux fois dans cet album, JMS va visiter le classique d'Alan Moore et Brian Bolland, Killing Joke : le mage britannique y avait établi les origines du Joker, dépeint en loser pathétique transformé à la suite d'un accident tout aussi imprévisible. Atom en visitant les souvenirs du vilain semble découvrir les germes d'une malfaisance plus profondes - à moins qu'il ne s'agisse de souvenirs altérés par la folie du Joker. JMS se garde bien de réécrire Moore et laisse le lecteur choisir quelle version est la plus probable. Les puristes hurleront certainement devant cette audace, la controverse est ouverte, mais en même temps quel risque y a-t-il qu'un simple épisode éclipse le chef-d'oeuvre de Moore ? Donc, autant relativiser.

Graphiquement non plus, Chard Hardin et Justiniano (qui illustre les scènes mentales) ne feront pas oublier Bolland. Après Saiz, il est évident que c'est là le segment le plus faible visuellement de ce recueil : sans être désagrèable, le travail des deux artistes n'a ni la beauté ni la force de leu confrère espagnol. C'est un fill-in honorable, mais sans plus : sans doute avec un autre artiste au style plus singulier, l'intermède aurait paru moins mineur.
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- Night gods relève nettement le niveau. Tout d'abord, le binôme Aquaman-Etrigan le démon est vraiment original et leur combat contre un monstre des abysses, entièrement relaté par un témoin simple humain dont la raison vacille depuis un terrible drame, n'est validé qu'à la toute dernière image. JMS s'emploie avec beaucoup d'adresse et d'efficacité à jouer avec la crédulité du lecteur, ce qui donne un vrai suspense, à la mesure de la menace mise en scène.

Mais cet épisode est surtout l'occasion pour Jesus Saiz de dessiner ses pages les plus impressionnantes : encore une fois, dans un décor ténébreux, il tire le maximum de ce que la situation et son environnment lui offrent. Le monstre est horrible à souhait et l'opposition que lui donnent Aquaman et, dans une moindre mesure, Etrigan (dont l'aspect se suffit presqu'à lui-même) est l'occasion d'images bluffantes (comme lorsque les sujets du souverain des mers entrent en scène). Difficile de ne pas être subjugué par le résultat.
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- Enfin, Ladies night où figurent non pas deux mais trois personnages - Wonder Woman, Zatanna et Barbara Gordon a.k.a. Batgirl - ferme la marche, et en beauté. L'intention de l'auteur est double : il s'agit encore une fois de visiter Killing Joke de Moore et Bolland et de s'affranchir des codes super-héroïques puisqu'aucune menace n'est au programme.

La magicienne Zatanna convainc l'amazone Wonder Woman d'offrir une sortie nocturne à leur amie Batgirl avant qu'elle ne soit définitivement (mais sans le savoir évidemment) mutilée par le Joker.

Cette issue demeure pour tous les lecteurs de DC un des plus grands chocs de ces vingt dernières années, un des souvenirs de lectures les plus poignants. En retournant sur la "scène du crime", JMS a fait preuve de courage mais s'en tire avec beaucoup de souplesse et boucle son histoire sur une note vraiment émouvante. Entretemps, il s'amuse avec une scène fantasmatique où Zatanna et Wonder Woman seraient amantes, et même si, in fine, il semble désamorcer cette piste par un bref flashback explicatif, il n'occulte pas réellement cette éventualité : le découpage, l'angle choisi pour la représenter (avec l'accord du dessinateur ?), laissent le champ libre à l'interprétation.

Pour cet épilogue, Cliff Chiang a pris la place de Saiz et le choix est idéal tant l'artiste excelle à dessiner les femmes : il sait donner à Wonder Woman, Zatanna et Batgirl une allure distincte (la majesté, la malice, la maladresse) tout en leur conservant un charme irrésistible. Chiang est peut-être celui qui, depuis Paul Smith, dessine les plus belles héroïnes de comics : c'est un enchantement.
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Voilà un des meilleurs albums mainstream de l'année : une collection d'histoires abordable par tous, aux pitchs singuliers, à l'écriture ciselée et aux dessins éblouissants.

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