mercredi 24 février 2010

Critique 132 : GOTHAM CENTRAL - IN THE LINE OF DUTY, d'Ed Brubaker, Greg Rucka et Michael Lark


Gotham Central est une série policière publiée par DC Comics, écrite par Ed Brubaker et Greg Rucka et dessinée par Michael Lark.
Les histoires se focalisent sur le département de la police de Gotham city et les difficultés professionnelles (mais aussi personnelles) de ses officiers qui travaillent dans l'ombre du justicier Batman. La question centrale de cette oeuvre est : Batman sécurise-t-il la ville ou provoque-t-il l'émergence de la criminalité ?
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Greg Rucka et Ed Brubaker ont entamé leur collaboration sur Officer Down, un crossover impliquant les titres Batman. A la suite de cela, ils ont voulu développer une série dont le sujet serait le fonctionnement de la police à Gotham City et ce projet obtint l'aval des décideurs de DC.
Les deux auteurs imposèrent également Michael Lark comme artiste sur la série (et attendirent un an pour cela, le temps qu'il honore de précédents engagements - temps mis à profit pour élaborer le projet).
Brubaker et Rucka conçurent ensemble les éléments principaux du titre et écrivirent le premier récit, puis par la suite se partagèrent la rédaction : Rucka s'occupa des histoires du GCPD se déroulant en journée, Brubaker de celles se passant la nuit.
Gotham Central fut nominé dès le début pour de nombreuses récompenses aux Eisner awards en 2003 (Meilleure Nouvelle Série, Meilleurs Auteurs, Meilleur Dessinateur et Encreur).
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Le casting abondant de la série a été parfaitement répertorié par Wikipédia, comme en atteste ce lien Gotham City Police Department.
On distingue deux catégories de personnages, constituées des policiers travaillant la nuit et le jour, et chaque intrigue permet à chacune de ces équipes d'être mise en avant alternativement : ainsi fait-on connaissance avec les détectives Marcus Driver, Romy Chandler, Renee Montoya, Crispus Allen ou Josephine "Josie Mac" MacDonald ; leurs superieurs, le commissaire Michael Akins, le capitaine Margaret "Maggie" Sawyer et le lieutenant Ron Probson. A la fin de la série apparaîtra aussi l'agent corrompu Jim Corrigan (le Spectre de la JSA).
Des seconds rôles interviennent également et font même, pour certains, l'objet d'une histoire : des figures de Bat-verse apparaissent ainsi comme James Gordon et Harvey Bullock et Batman lui-même, quoique n'apparaissant que fugacement, joue un rôle proéminent dans de nombreux épisodes.
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Dans ce premier volume en hardcover sont réunis les 11 premiers épisodes, formant trois récits :
- In The Line of Duty (Gotham Central #1-2) est co-écrit par Ed Brubaker & Greg Rucka et dessiné et encré par Michael Lark.
Charlie Fields, le partenaire du détective Marcus Driver, est tué par Mr Freeze alors que les deux hommes enquêtaient sur une affaire de kidnapping. Ce drame permettra à la MCU (Major Crimes Unit) de déjouer une tentative d'attentat par Freeze.
- Motive (Gotham Central #3-5) est écrit par Ed Brubaker et dessiné et encré par Michael Lark.
La MCU reprend un dossier non résolu par feu le détective Charlie Fields qui va révèler un lien entre le meurtre d'une adolescente et les braquages incendiaires du pyromane Firebug.
- Half a Life (Gotham Central #6-10) est écrit par Greg Rucka et dessiné et encré par Michael Lark.
La détective Renee Montoya voit son homosexualité dévoilée contre son gré dans le commissariat : cet évènement est le premier d'une série qui va bouleverser son existence professionnelle et privée, la conduisant jusqu'en prison. C'est le maniaque Two-Face, tombé amoureux de la jeune femme, qu'il finit par kidnapper, qui se cache derrière ces manigances.Ce story-arc, peut-être le plus fameux de la série, a valu de nombreuses récompenses à son équipe créative.
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Comme ces résumés le racontent, après des années passées dans l'ombre de Batman, le Gotham City police department est sous les feux des projecteurs dans ce livre, qui est une réussite totale sur tous les plans.
Brubaker et Rucka donnent vie et chair à cette galerie de seconds rôles, nous les rendant familiers et attachants au cours d'aventures où l'on en apprend autant sur leur métier, leur relation avec Batman, que sur leur vie privée : immédiatement, on est pris d'affection pour ces héros ordinaires dans des circonstances extraordinaires que sont Renee Montoya, Crispus Allen, Nate Patton ou Romy Chandler.
Gotham Central est un curieux mais passionnannt mélange des genres : c'est à la fois une authentique série policière mais sur laquelle, constamment, plâne l'influence de Batman. Et cette influence est si forte qu'elle devient presque la clé de voûte de la série puisque les policiers s'interrogent sur la manière de résoudre leurs affaires sans faire appel au justicier. In the Line of Duty explore cette fracture relationnelle entre la police et Batman mais ce dernier est à la fois pratiquement hors champ et pourtant omniprésent, il hante littéralement la série et ses héros.
Les deux premières pages donnent le ton de toute l'entreprise puisqu'on assiste au duel ente deux inspecteurs et un super-vilain, affrontement aussi expéditif que terriblement révèlateur sur l'inégalité des forces en présence. Qu'apprend-ton ? Que d'un côté il y a de simples hommes et de l'autre des détraqués capables de les tuer sans qu'ils soient correctement équipés pour répliquer.
La mort en service de l'un d'eux va faire prendre conscience aux flics de la MCU qu'ils ont abandonné la sécurité de la ville à Batman. Les citoyens et les policiers de Gotham dépendent de Batman et comptent sur lui pour faire le boulot qu'ils sont sensés faire : cette prise de conscience va les obliger à une profonde remise en question et influencer chacun d'eux de manière différente.
Cette tension entre les détectives et le vigilant masqué se poursuit sur toute la seconde histoire, écrite par Brubaker, où deux enquêteurs reprennent un dossier de leur collègue disparu dans le premier épisode. Batman hante ces trois chapitres, pourtant il apparaît à peine. Cette adolescente assassinée a-t-elle été tuée par des garçons de son âge qui convoitaient le batarang qu'elle avait récupéré ou par un sans-abri avec lequel elle était amie ? Pendant que les deux détectives mènent leurs investigations sur cet homicide dans les rues, leurs collègues traquent Firebug sur les toits de Gotham.
La manière dont Brubaker relie les deux affaires est aussi habile que troublante car il suggère que sous le masque des monstres se cachent d'abord des individus a priori ordinaires et que, peut-être, la présence de Batman crée ces criminels.
Motive permet également de clôturer les rapports tendus entre Marcus Driver et Batman, le policier tenant indirectement le justicier responsable de la mort de son ami Charlie Fields (tué par Mr Freeze) : la scène finale de cette histoire est une merveille de concision et d'intensité.
Enfin, dans Half a life, durant cinq épisodes particulièrement intenses, Rucka imagine une romance tordue entre un des ennemis les plus déséquilibrés de Batman, Two-Face, et Renee Montoya. Ce personnage possède une épaisseur fabuleuse, qui en fait sans doute la créature la plus aboutie de la série : lesbienne, elle cache sa préférence sexuelle aussi bien à ses partenaires (alors qu'elle voue une confiance totale à l'un d'eux, Crispus Allen) qu'à ses parents. Lorsqu'elle est "dénoncée", elle voit son existence bouleversée sur tous les plans : professionnellement, elle doit supporter les remarques désobligeantes de collègues masculins, les mises en garde de sa hiérarchie, et le harcèlement d'un malfrat - en voulant régler seule cette dernière affaire, elle va être précipitée dans la tourmente. Cet "outing" a également des répercussions dévastatrices sur sa vie privée : ses parents la renient, son frère (pourtant dans la confidence et qui la soutient) se détourne d'elle, la femme qu'elle aime est tracassée par la police des polices.
Rucka traite son sujet franchement, sans happy end ni moralisme, et subtilement, avec tact et sensibilité : il est impossible de ne pas être touché par ce que traverse Renee. La volonté farouche avec laquelle elle fait face, se bat, le calvaire qu'elle endure, la bêtise et la folie auxquelles elle est soumise, tout cela est admirablement traduit au fil d'une aventure tortueuse et haletante. Le dénouement est certes cruel mais aussi réaliste, d'une intelligence magnifique.
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Les illustrations de Michael Lark apportent à ces histoires de la vie à travers leur (a)normalité. Il dessine ces personnages non pas comme des héros "bigger than life" mais comme de simples humains, dépassés, vulnérables, et malgré tout combattifs. Ses hommes ne sont pas des athlétes aux muscles saillants et ses femmes échappent aux clichés racoleurs du genre, faire-valoir à l'anatomie trop sexy pour être vraie.
En quelques lignes simples, épurées, et des à-plats d'un noir profond, Lark réussit à rendre crédibles et intéressants aussi bien les courses-poursuites au milieu des flammes sur les toits de la ville que des interrogatoires de plusieurs pages.
Elève inspiré de David Mazzuchelli, Lark donne à la série l'élégance et le relief qu'on admirait dans le classique absolu qu'est Batman: Year One. L'artiste parvient à exister malgré cette référence écrasante et nous gratifie de planches fantastiques, à l'atmosphère prenante.
Nul doute que sans lui cette série n'aurait pas ce cachet, cette classe qui ont tant embelli le run récent de Daredevil par Brubaker.
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In the Line of Duty est une synthèse bluffante entre les canons des histoires super-héroïques (car il s'agit quand même d'une production issue de l'univers de Batman et qu'elle traite de l'influence de celui-ci sur Gotham) et policières (parce qu'il s'agit d'hommes et de femmes au sein de la brigade criminelle de cette ville). C'est à la fois cela et bien plus, bien mieux.
Gotham Central est une immersion dans un univers fictif, un voyage dans les coulisses : ses auteurs nous invitent à découvrir ce qui se passe derrière chaque scène de crime où intervient Batman, là où se passe tout ce qui l'oblige à quitter les ténébres de la Batcave pour celles, aussi noires, de la cité qu'il protége avant tout des menaces qu'il semble inspirer.
Ne passez pas à côté de cette production aussi originale que "toxique" : c'est un des comics les plus mémorables qu'ait édité DC ces dix dernières années.

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